Prévoir l'évolution des services de santé est une tâche majeure de la santé publique. Cette prévision permet de fonder les décisions stratégiques sur un appareil critique de connaissances. Elle suppose une familiarité avec les facteurs qui, repérables dès aujourd'hui, déterminent l'évolution du système de santé. Ces facteurs sont nombreux, mais peuvent être classés en trois groupes :
I Le besoin de santé de la population, qui correspond d'une part à l'épidémiologie des maladies et de leurs facteurs de risque et, d'autre part, aux changements démographiques et sociaux. Un exemple est le vieillissement de la population, qui augmente la fréquence des maladies chroniques et dégénératives (maladies cardio-vasculaires, cancers, maladies de l'appareil locomoteur et maladies neuro-psychiatriques). De même, la plupart des maladies transmissibles dépendent directement de la fréquence des contacts entre les individus, si bien que l'urbanisation et la densification des transports à l'échelle mondiale sont des facteurs de risque pour des pandémies majeures (le sida étant un exemple de cette mondialisation sanitaire).
I La demande de soins de la population, qui correspond à l'accessibilité sociale, économique et culturelle des soins. D'une façon générale, cette demande dépend de la place donnée à la santé et à la maladie, et au crédit qu'accorde la population à leur prise en charge professionnelle, depuis la prévention jusqu'aux soins terminaux. Cette place dépend notamment des médias, qui forment l'opinion en matière de santé et qui véhiculent de nombreuses valeurs. Cette place dépend aussi de l'évolution des patients vers une consommation des soins mieux informée et plus exigeante.
I Les caractéristiques techniques et organisationnelles du système de santé, qui regroupent les connaissances et les savoir-faire des professionnels. Ainsi, l'innovation technologique en médecine suit une logique et un rythme qui ne dépendent pas seulement du besoin et de la demande de santé, mais aussi d'une dynamique propre du savoir et de la technologie. De même, les relations entre soignants, hôpitaux et payeurs déterminent plusieurs caractéristiques du système de santé,1 dont par exemple la création de filières de soins.
La prévision sanitaire parie sur une certaine stabilité des facteurs déterminants, ce qui permet d'esquisser l'évolution vraisemblable du système de santé. Le travail spécifique de la prévision est d'identifier ceux des facteurs qui constituent des tendances lourdes, des axes de changements particulièrement aptes à façonner le futur prévisible. Une bonne partie de la planification a consisté (et consiste encore) à décrire l'évolution selon une dynamique propre de développement des services de soins (c'est le cas par exemple de la planification à moyen terme des budgets sanitaires aux Etats-Unis).2 D'autres planificateurs considèrent les besoins de santé comme un moteur exclusif des évolutions de la demande de soins et des réponses des services de santé. En bref, la planification sanitaire découle souvent d'une vision du futur (le choix d'une seule tendance), que le planificateur utilise pour élaborer une prévision.
Cette approche, qu'on peut appeler planification par projection, ne permet cependant pas d'explorer des situations qualitativement nouvelles, c'est-à-dire des changements brutaux au sein ou à l'extérieur du système de soins, des «catastrophes» au sens mathématique du terme.3 Par exemple, la planification dans un système public de soins est rarement en mesure de prévoir le futur des services de santé si ceux-ci devaient opérer dans un marché privatisé : dans un tel cas en effet, le fonctionnement du système de santé dépend non plus d'un déterminant principal (les besoins de santé de la population), mais surtout de l'interaction entre la demande exprimée et l'offre de prestations pour des demandes solvables.
De fait, la complexité du système de santé a imposé, depuis les années 80, de réviser les approches classiques de la planification. Prévoir l'évolution des interactions impose d'explorer des options qualitativement différentes et d'en examiner systématiquement les développements possibles. Ces options et leurs conséquences représentent un petit nombre de «modalités du futur» : chacune de ces modalités est appelée un scénario.
Un scénario est une fiction, construite pour être compatible avec les données (quantitatives et qualitatives) disponibles aujourd'hui. La démarche est de collecter le plus possible d'informations sur la situation actuelle, et d'explorer le maximum de possibilités. Il est usuel d'élaborer plusieurs scénarios, et faire en sorte que ces scénarios soient entre eux aussi divergents que possible. Le but des scénarios n'est pas de prédire le futur, mais plutôt de l'explorer en identifiant les conséquences plausibles des facteurs de changement. La difficulté (et l'intérêt) de l'exercice est de choisir les informations cruciales qui déterminent un nombre raisonnable de scénarios divergents.
Les scénarios servent surtout à renforcer la capacité d'adaptation d'une organisation face aux changements futurs : ils simulent ces changements et leurs conséquences, en permettant aux institutions de simuler leurs réactions et de mettre au point leurs stratégies. En d'autres termes, il s'agit de proposer une série de scénarios plausibles, grâce auxquels les décideurs pourront imaginer des stratégies robustes, c'est-à-dire compatibles avec plusieurs scénarios.
Ainsi, la technique des scénarios évite de penser au futur de façon monolithique (c'est-à-dire de privilégier une seule vision comme futur probable) ou générique (c'est-à-dire sans explorer les conséquences spécifiques dans chacun des domaines de la santé). En utilisant l'information disponible aujourd'hui, les scénarios parient sur le fait que la plupart des mouvements sanitaires, sociaux, économiques ou idéologiques de demain sont repérables aujourd'hui déjà : il faut cependant accepter de faire un effort d'imagination pour créer des alternatives et produire des images vraisemblables du futur.
Les scénarios sont fréquemment utilisés dans les entreprises commerciales, moins fréquemment dans les administrations publiques ou par les instances politiques.4 Il existe plusieurs façons de les élaborer. L'une est de demander à un expert de préparer une liste commentée de scénarios : c'est l'approche choisie par le Service de la santé publique pour ce mandat. Pour l'essentiel, ce mandat a consisté à rassembler les connaissances disponibles (dans la littérature publiée ou informelle, et auprès de professionnels de la santé) pour identifier les tendances lourdes à prendre en compte. Dans un deuxième temps, les axes de changements ont été identifiés, ainsi que les «incertitudes critiques» qui organisent ces axes, reprenant en cela la technique développée par une équipe néerlandaise.5,6 Enfin, ces éléments ont été combinés et résumés en quatre scénarios extrêmes, représentant chacun quatre aboutissements de quatre évolutions divergentes, mais plausibles.
Comme indiqué plus haut, la première étape consiste à identifier les principaux déterminants de l'évolution à moyen et long termes du système de santé. Parmi les nombreux facteurs repérables dès aujourd'hui, cinq sont retenus ici : l'évolution démographique, les changements économiques et politiques, l'internationalisation de l'activité économique, les développements scientifique et technologique, et enfin le développement des systèmes de communications. Ces facteurs sont brièvement commentés ci-dessous.
L'évolution de la situation démographique est fondamentale pour la santé publique et les services de soins : non seulement la composition de la population détermine le volume et la nature des besoins de santé de cette population, mais encore les services de santé forment une part substantielle du marché du travail, ce qui les fait dépendre fortement de la structure démographique.
Les transformations démographiques des décennies à venir sont connues. La population mondiale était de 1.6 milliard en 1900 ; elle est de 6 milliards en 2000, et devrait atteindre 9 ou 10 milliards vers 2050 pour se stabiliser ensuite. Cette évolution correspond à la dernière phase de la transition démographique mondiale, c'est-à-dire à une diminution de la mortalité plus rapide que la baisse de la natalité, ce qui conduit à un accroissement fort mais transitoire de la population.a Cet accroissement a lieu essentiellement dans les pays actuellement moins développés : en 2050, la population de l'Europe et des deux Amériques devrait représenter moins de 25% de la population totale. Actuellement, au sein de l'Union européenne (1999), l'accroissement naturel (c'est-à-dire l'excédent des naissances par rapport aux décès) est de 266 000 naissances (0,7% de la population), soit le niveau le plus bas depuis l'après-guerre.7
Quelques aspects concernant le vieillissement de la population et les migrations sont présentés ici.
La plupart des pays développés con-naîtront une population «vieillie», et non plus seulement vieillissante. Cela résulte à la fois d'une natalité basse et d'une longue durée de vie. En Suisse, le nombre de personnes âgées de 65 à 79 ans devrait augmenter de deux tiers entre 1990 et 2035, et le nombre de celles âgées de 80 ans et plus doublerait durant la même période.8
La principale conséquence sanitaire du vieillissement de la population est d'augmenter la fréquence absolue des maladies chroniques et dégénératives. Même si l'état de santé des personnes âgées s'est amélioré durant les dernières décennies (et s'améliorera encore),9,10,11 la forte croissance du nombre de personnes âgées augmentera le nombre absolu de ces pathologies. Outre les maladies cardiovasculaires et les cancers, ce sont les maladies de l'appareil locomoteur (arthrose par
exemple) et neuro-psychiatriques (dépression par exemple) qui formeront une part considérable des besoins de santé futurs.
Un effort d'évaluation reste à faire en Suisse pour mieux connaître le volume et la nature des besoins résultant du vieillissement de la population. Relevons en particulier les manques suivants :
I Il faudrait disposer de bonnes estimations de la fréquence future des maladies basées sur des hypothèses démographiques, épidémiologiques et sanitaires ; ceci a été fait pour le cancer,12 mais pas pour les autres maladies importantes pour lesquelles une approche systématique manque en Suisse.13 Les indicateurs épidémiologiques récemment développés («Global Burden of Diseases», espérance de vie en santé, etc.) devraient également être utilisés en Suisse dans cette perspective, à l'instar de ce qui se fait dans d'autres pays.14
I Les effets de cette évolution sur le système de santé devraient être systématiquement et fréquemment répertoriés en utilisant les données disponibles.15 C'est par exemple le cas de l'hospitalisation : les données des résumés de sortie hospitaliers sont directement utilisables comme l'a montré le programme SIMULIT.16 Des projections similaires devraient être faites pour éclairer les effets du vieillissement sur le système ambulatoire, les soins palliatifs17 et les soins non professionnels, entre autres.
I Parce que la diminution de la mortalité des personnes âgées est actuellement le principal déterminant de la baisse de la mortalité générale en Suisse,18 il faut constamment ajuster les estimations de durée maximale de vie utilisées dans les scénarios démographiques. En général, cette durée est sous-estimée par rapport aux acquis actuels de l'épidémiologie de l'âge au décès.19,20
Le siècle prochain verra d'importants déplacements de population causés par des problèmes sociaux, politiques et environnementaux survenant dans un contexte de fortes disparités démographiques et économiques.21 La nature et la dimension des mouvements migratoires sont plus difficiles à prévoir que les mouvements naturels (naissances et décès),8,22 mais une appréciation est nécessaire aux fins de la prévision sanitaire.
Entre pays européens, il n'existe plus de grosses disparités de structures d'âge et de richesse nationale, si bien que les mouvements migratoires tels que ceux observés durant le XXe siècle (du sud vers le nord de l'Europe) ne pourront pas se répéter. En revanche, ce sont des mouvements entre les continents qui se produiront, en particulier de l'Afrique vers l'Europe. La première a une situation démographique et sociale complètement opposée à celle de l'Europe, le continent immédiatement voisin. Entre 1900 et 2000, la population européenne a doublé (passant de 295 à 524 millions), alors que la population du Maghreb a été multipliée par 7 (de 12 à 80 millions) et celle de l'Egypte et du Soudan par 6 (de 16 à 100 millions). Et la structure par âge des populations africaines, en particulier nord-africaines, implique une vitalité démographique encore forte dans les décennies à venir. Les personnes de plus de 65 ans représentaient près de 15% dans la région européenne (Russie y compris), alors qu'elles ne concernaient que 3% dans l'ensemble de l'Afrique.23
Il est impossible que le marché africain de l'emploi absorbe les entrants naturels, et ceux-ci devront chercher ailleurs des débouchés : l'Europe est le meilleur candidat, pour des raisons géographiques et historiques. L'Afrique connaît une situation économique globalement mauvaise, avec de nombreux pays connaissant de fortes inégalités sociales, et certains connaissant un appauvrissement en termes réels.24 Il s'agit donc d'une situation propice à l'émigration massive de la population. Déjà en 1990, entre 10 et 30% de la population égyptienne travaillaient en dehors du territoire national : par contraste, entre 5 et 20% de la population active en Europe de l'Ouest est étrangère.25 Dans les termes de Chesnais26 : «L'Europe devient [...] le premier continent d'immigration. Son peuplement est appelé à se transformer en profondeur, par africanisation, arabisation et islamisation. Ce mouvement historique est inéluctable. Comment le gérer, au mieux des intérêts des parties concernées ?». Nul doute que la Suisse sera, elle aussi, confrontée aux défis que posera cette immigration, surtout si elle reste un des pays les plus riches du monde.b,27
Du point de vue de la santé publique, les principaux aspects liés à l'immigration concernent d'une part l'état de santé de la population immigrée et, d'autre part, les occasions que cela crée sur le marché de l'emploi dans les services de soins.
L'état de santé des populations migrantes est généralement bon si le pays d'accueil maîtrise le processus d'immigration : il existe en effet une double sélection favorable, volontaire (par l'employeur et par le pays récipiendaire) et naturelle (car l'émigrant bénéficie d'un état de santé supérieur à celui de ses compatriotes dès lors qu'il envisage de migrer). A cause de la forte proportion de population immigrée, la Suisse dispose d'une expérience sociale et politique de l'immigration et des problèmes de santé qui y sont liés. Cette expérience est encore peu capitalisée sous forme de documents ou de lignes de recherche, même s'il existe quelques groupes récemment constitués,28,29 prenant en charge des problèmes de santé spécifiques (prévention du VIH/sida par exemple).30,31
Un autre aspect des migrations concerne l'apport de forces de travail, notamment dans les services de soins. Pour des raisons démographiques en effet, il est certain que la pénurie de personnel de soins s'aggravera, en particulier dans les soins infirmiers. En Suisse, les prévisions démographiques prévoient une baisse de 10 à 30% des personnes âgées de 15 à 29 ans jusqu'en 2040.8 Cette pénurie structurelle de personnel sera aggravée si les salaires des professions de soins ne sont pas massivement revalorisés. Dans tous les cas, des stratégies ambitieuses devraient être mises en place pour recruter différentes catégories de personnel dans les pays dont le solde migratoire sera durablement positif. Un second aspect de ces stratégies est de développer des filières de formation adéquates,32 tenant compte du fait qu'une partie des personnes recrutées viendront de l'étranger.
Il n'est pas impossible que les médecins soient aussi concernés par cette pénurie, bien que la Suisse jouisse actuellement d'une densité médicale extraordinairement élevée (environ 24 000 médecins en exercice en 1999, soit une densité de 298 habitants par médecin).33 La pénurie pourrait s'installer par les effets conjugués de la spécialisation médicale (qui diminue le champ d'intervention de chaque praticien), de la diversification des activités des médecins (consacrées en particulier à la gestion, la formation et la coordination)34 et de la féminisation rapide de la profession médicalec (qui implique des allers et venues difficilement prévisibles entre l'intérieur et l'extérieur du marché du travail).35 Il serait d'ailleurs utile de mettre à jour les travaux de prévisions dans ce domaine.36
Indépendamment des besoins de santé impliqués par l'évolution démographique évoqués ci-dessus, le système de santé se transforme également selon une dynamique économique (profitabilité des entreprises de soins par exemple) et politique (répartition des pouvoirs entre Confédération et cantons par exemple). Les services de santé sont directement concernés par ces changements, en raison même de leur place importante sur la scène socio-économique et politique : ils représentent une portion substantielle des emplois, à savoir actuellement 10% environ de la population active en Suisse.
Dans la décennie à venir, la principale évolution socio-économique du système de santé concernera l'affermissement du marché libre,37,38 simultanément à un affaiblissement de l'Etat (ou d'autres organismes communautaires) comme garant de droits traditionnels en Europe tels que l'accès équitable aux services de santé.39,40 La vogue actuelle du marché libre dans la santé est due, pour une part, à l'échec des mécanismes publics de contrôle de la dépense sanitaire et, d'autre part, à l'insatisfaction de la population vis-à-vis des services offerts, en quantité et en qualité. Cette vogue dépend aussi d'un contexte idéologique qui voudrait que le marché libre apporte une solution à tous les problèmes, y compris la pauvreté (selon un concept largement diffusé par la Banque Mondiale)41 : en gros, une gestion vertueuse par le marché libre compenserait largement les problèmes liés à l'absence de régulation.42 Ce contexte agit d'une façon similaire dans le débat autour des caisses de retraite dans les pays développés, où les avantages d'une privatisation du secteur sont présentés en termes d'efficacité.43
Une littérature abondante rapporte l'expérience historique déjà riche de la privatisation des services de santé, avec des exemples contrastés, comme celui des Etats-Unis d'une part et du Royaume-Uni d'autre part. Il faut noter qu'une partie des réformes des services de santé ne vise pas à sortir ces services du giron de l'Etat,44 mais plutôt à introduire des mécanismes qui miment une situation de marché à l'intérieur même de l'Etat.45,46
La source de financement des services de santé dans un marché libre reste à définir. A priori, le financement devrait être dominé par des payeurs privés (principalement assuranciels), agissant le plus souvent en collaboration étroite avec les dispensateurs de services. Mais il n'y a pas d'antinomie entre un marché privé des soins et un financement public. C'est ce que montrent les Etats-Unis,47 et c'est ce que rappellent Vineis et Capri pour l'Italie48 : le tableau 1 montre que les trois quarts du financement des soins proviennent des caisses de l'Etat, mais la moitié est absorbée par des opérateurs privés. A l'extrême, le marché libre dans les services de santé peut se comporter comme le marché de l'armement militaire par exemple, dans lequel tout le financement est public, et tous les producteurs sont privés.
On formulera ici quatre remarques intéressant le futur des services de santé. Le premier point concerne la diversité des services offerts à la population. Il n'existe aucun lien mécanique entre marché libre et diversité des services disponibles. La seule règle est que, dans le cas du marché libre, la diversification doit répondre impérativement à un critère de rentabilité économique directe, alors que dans le cadre d'un marché public contrôlé par l'Etat, la diversification doit aussi répondre à des critères de rentabilité sociale et politique (représentés par des groupes de pression par exemple). Mais le marché libre peut susciter des concentrations monopolistiques : c'est d'ailleurs ce que montrent les Etats-Unis où des groupes d'assureurs ont racheté des pans entiers du système de soins.d,49,50,51 Dans cette perspective, ces concentrations peuvent conduire à la mise sous tutelle des professionnels des soins dans le cadre de structures privées,52,53 achevant ainsi une longue transformation des professions soignantes.54
Une deuxième remarque concerne la plasticité du système de soins. Un avantage certain du marché libre est sa bonne capacité de réaction à l'égard de nouvelles demandes de la population, et la rapidité de cette réponse. Ceci contraste avec les institutions d'Etat ou communautaires, qui bougent peu et lentement, à cause des mécanismes politiques de la décision. Dans tous les cas, le marché libre ne réagit qu'à des demandes solvables et, si possible, rentables. Cette capacité de réaction des structures privées concerne non seulement le développement de nouveaux services, mais aussi leur suppression : les fermetures d'hôpitaux en particulier peuvent intervenir beaucoup plus rapidement et plus radicalement dans une situation maîtrisée par des opérateurs privés.
Une troisième remarque concerne le développement du consumérisme au sein du système de santé, qui correspond à une tendance générale dans l'économie des pays développés. Ce consumérisme prend des aspects divers, mais il tourne souvent autour de la qualité des soins. La prolifération des classements d'institutions sanitaires (voir par exemple les «league tables» du Royaume-Uni),55,56 des enquêtes sur la satisfaction des patients57 et d'autres mesures de performance des soins témoigne de ce mouvement vers le consumérisme sanitaire. Ce même consumérisme habite la notion de l'«empowerment» des patients ou de la population.58 Le consumérisme sanitaire pourrait s'accentuer quel que soit le degré de privatisation du système de soins : il agirait directement sur la gestion quotidienne des services de santé.
Une quatrième remarque intéresse le canton de Vaud comme siège d'un hôpital universitaire et d'une faculté de médecine, conduisant des activités d'enseignement et de recherche en santé. Un système de santé relevant de structures privées est menacé par deux dangers principaux : le premier est de négliger toute activité académique si celle-ci n'est pas économiquement rentable à court terme pour les entreprises. L'autre danger est que la recherche s'oriente strictement vers les buts stratégiques ou commerciaux des firmes propriétaires (à l'instar des centres de recherche des compagnies pharmaceutiques par exemple). L'expérience des Etats-Unis montre que ce problème est mal réglé lorsque le marché libre domine le système de santé,59,60 même si les hôpitaux universitaires font partie d'un système éducatif lui-même privé.
Les négociations conduites sous l'égide de l'Organisation mondiale du commerce auront des implications importantes pour le système de santé. En effet, c'est l'ensemble des services de santé (et pas seulement l'industrie pharmaceutique ou les assurances) qui sont concernés par ces accords de libre échange,e même si le calendrier des négociations prévoit que ces services sont temporairement exclus des négociations transnationales.58
Ce mouvement d'internationalisation est indissociable d'un double phénomène : l'internationalisation de tous les servicesf,58 (y compris donc les services de santé), et la privatisation du marché sanitaire. Les Etats-Unis, où se trouvent les opérateurs privés les plus puissants dans la santé, sont confrontés à un marché domestique saturé depuis le milieu des années 90 :61,62 l'internationalisation des activités de soins est devenue une nécessité pour l'expansion économique de ce secteur.63 Plusieurs pays d'Amérique latine ont d'ailleurs déjà connu cet assaut nord-américain sur leurs systèmes de santé.42
Cette internationalisation incitera fortement à une délocalisation des services de santé : il s'agira dans un premier temps des compagnies d'assurance, puis de certaines prestations (laboratoires par exemple), voire enfin la délocalisation de certains soins. Si en effet la main d'uvre soignante devenait de plus en plus rare et/ou de plus en plus chère en Suisse, il sera avantageux de transporter les patients dans des institutions proches d'une main d'uvre abondante et bon marché, indépendamment de la distance avec le domicile du patient.64,65,66
Depuis plusieurs décennies, les développements de techniques chimique, physique et biologique sont rapidement intégrés aux sciences médicales, puis rapidement utilisés en médecine.67 Ce mouvement devrait continuer dans les années à venir. La miniaturisation par exemple, qui a déjà permis des nouveautés majeures en médecine durant les dernières décennies, devrait créer de nouvelles occasions d'innovation dans les soins. A titre d'exemple, le tableau 2 présente quelques perspectives.
L'innovation technologique en médecine suit une logique et un rythme qui ne dépendent pas forcément des besoins de santé, mais d'une dynamique propre des connaissances médicales et techniques, ainsi que des possibilités industrielles et commerciales. Ces innovations, même si elles ne répondent pas à un besoin, sont susceptibles de créer une demande de prestations au sein de la population : dans ce sens, l'innovation technologique contribue à façonner le système de santé, y compris son système de valeurs. La médecine prédictive et le conseil génétique constituent des exemples typiques d'innovation susceptibles non seulement d'influencer la nosographie et le traitement en médecine, mais également de façonner l'ensemble des valeurs du système de santé.69
Le développement et les retombées des techniques de communication (y compris l'informatisation) sur les systèmes de santé sont encore largement à venir. Ceci concerne d'une part l'accessibilité à l'information par le public (conduisant à la prise en charge de maladies par les patients eux-mêmes ou par leurs proches) et, d'autre part, l'accessibilité aux informations par les professionnels. Pour ces derniers, il s'agit de l'accès aux données individuelles des patients (dossiers informatisés, imagerie médicale), aux connaissances les plus récentes (littérature médicale, recommandations de pratique), ou à des techniques (confirmation d'une image diagnostique par exemple). Ainsi, l'intégration des techniques de communication et d'informatique au sein des systèmes de soins devrait aboutir à une situation dans laquelle la population, les patients et les professionnels deviendraient simultanément plus compétents.
Quelle que soit la forme juridique ou commerciale de ces développements, les enjeux économiques de cet accès généralisé à l'information médicale et sanitaire, dont Internet est un véhicule majeur, n'ont pas échappé à l'industrie des services.70,71,72 Il est probable que les institutions sanitaires seront partie prenante de ce développement, en générant, validant73 et vendant tout ou partie de cette information. Le rôle de l'hôpital au sein de ces systèmes reste à explorer.
Selon les quelques remarques formulées ci-dessus, deux grands axes de transformation se dessinent pour caractériser l'évolution du système de santé. Le premier axe de changement est socio-économique, le second technologique et culturel (par raccourci : technoculturel). Chacun de ces axes tente d'appréhender l'un des deux enjeux idéologiques qui traversent le système de santé.44,74
Ces deux lignes de force perpendiculaires sont représentées dans la figure 1. A leurs quatre extrémités figurent les situations limites auxquelles aboutissent ces deux lignes de force, chacune dans leurs évolutions antagonistes respectives. L'axe I (changements socio-économiques) s'inscrit entre rationalisation communautaire et libéralisation du marché sanitaire. L'axe II (changements de la technoculture) oppose foisonnement et repli technologique, optimisme et scepticisme.
Les sections suivantes décrivent avec plus de détail le contenu de ces axes et de leurs évolutions antagonistes.
Le premier axe concerne les changements socio-économiques, y compris l'appréciation de la solidarité sociale et l'internationalisation du système de santé. Deux évolutions antagonistes sont possibles le long de cet axe de changement :
I Un mouvement visant à renforcer le contrôle communautaire sur l'économie en général, y compris l'économie des services, et en particulier celle des services de santé. Ce mouvement favorise la rationalisation, voire le rationnement, des services de santé, de façon à garantir le maintien des valeurs traditionnelles de l'Etat européen, telles que l'équité et la solidarité ; cette perspective est celle du contrôle communautaire des services de santé.
I Le mouvement actuel vers la libéralisation de tous les marchés (y compris le marché des services de santé et des services sociaux) persiste et s'accélère ; les services de santé s'installent en dehors de tout contrôle réel de la puissance publique ; cette perspective est celle d'une dérégulation massive des services de santé.
Ces deux points extrêmes sont brièvement décrits ci-dessous.
Cette option correspond à une approche classique de la santé publique moderne, dont le but est d'organiser rationnellement la réponse aux besoins de santé de la population.75 Cela suppose un système social valorisant la solidarité dans la communauté. Cette tendance prolonge les politiques sociale et sanitaire connues en Europe tout en accroissant encore le contrôle public des services de santé ; cette politique accepte en particulier d'imposer des privations aux individus dans le cadre d'un rationnement.76 Le Service national de santé britannique présente des éléments concrets de cette tendance.77
Le contrôle public s'exerce de plusieurs façons : soit directement, avec l'Etat comme opérateur exclusif des services de santé (comme au Royaume-Uni), soit indirectement par un contrôle étroit des structures para-étatiques (ou même privées) auxquelles les services sont confiés en gérance (comme en Italie). Un corps professionnel d'administrateurs spécifiquement formés pour travailler dans le domaine de la santé est chargé de gérer, de financer et de planifier les services. La proximité immédiate de ces organes de contrôle avec le pouvoir politique soumet le système à de fortes contraintes, parfois rapidement changeantes.
L'offre de services est peu abondante, souvent frustrante par sa relative pauvreté et par sa lenteur dans l'adoption de nouvelles technologies. Le budget fixe, émargeant principalement aux ressources fiscales, est maintenu à un niveau bas grâce au monopsone de l'Etat. Ce budget limité impose de diriger les ressources vers les besoins prioritaires de la population. Le déficit quantitatif est en partie compensé par un effort de coordination entre les soignants, visant l'intégration des services et la continuité des soins,78 liant verticalement les services entre eux. Ces services intégrés permettent d'organiser des «circuits de soins» pour les patients.5 La base structurelle de l'intégration est la région, qui dispose d'une relative autonomie par rapport au service central.
Dans un tel système, les professionnels des soins sont organisés dans des corporations puissantes destinées à protéger les valeurs du système de soins (notamment à l'égard des pressions politiques), à l'instar des «colleges» médicaux anglo-saxons.79,80 Parmi d'autres fonctions, ces corporations produisent les recommandations de pratique professionnelle («guidelines»). C'est non seulement la pratique des soins qui se conforme à des modèles de décisions fondés sur les preuves, mais l'ensemble des stratégies sanitaires.81
La formation professionnelle est dominée par la gestion directe des effectifs par l'Etat (ou par les associations professionnelles), à l'instar de ce qui se fait dans l'enseignement primaire ou secondaire. Cette gestion directe permet d'installer un numerus clausus des professions, y compris chez les médecins.
La condition de réalisation de ce changement est politique : il faut que l'Etat (ou des organismes communautaires importants) reste un partenaire central dans les affaires publiques, non seulement dans le domaine de la santé, mais aussi dans les autres grands secteurs comme l'éducation ou les transports. La question en Suisse est de savoir si cette compétence de l'Etat, si elle devait être étendue, s'exercerait au niveau fédéral ou cantonal.
Cette évolution correspond à une vision politique actuellement en forte progression : le marché libre est le meilleur régulateur de la demande de soins et, par conséquent, le meilleur garant du maintien de la dépense sanitaire à un niveau satisfaisant. Comme corollaire, le rôle de l'Etat est réduit au minimum. Selon la formule de Milton Friedman : «Peu d'idées sont aussi destructrices pour les fondations de notre société libre que (celle stipulant qu'il existe) une responsabilité sociale autre que celle de faire autant d'argent que possible au bénéfice des actionnaires».82
L'Etat est par définition discret dans un tel système. S'il n'est pas complètement absent, son rôle est de fournir les services qui sont hors marché, qu'il s'agisse de techniques «orphelines» parce que destinées à un trop petit nombre de personnes, ou de services offerts à des populations non solvables : typiquement, il s'agit de garantir l'accès à des soins de base pour les fractions les moins favorisées de la population.g Cette fonction d'aide peut être remplie soit directement par l'Etat, soit par des institutions caritatives. Les soins aux plus démunis peuvent être fournis par l'Etat ou par des institutions de soins privées passant des contrats spécifiques avec des instances communautaires, Etat ou fondations. L'Etat assure un rôle général de police sanitaire, similaire à celui observable aujourd'hui aux Etats-Unis.83,84
Les services de santé sont gérés par des organismes privés. Cette organisation ressemble à celle actuellement en vigueur en Suisse : elle induit et maintient une atomisation des professionnels en cabinets indépendants, en secteurs ambulatoire, hospitalier et d'hébergement de longue durée, etc. La dynamique même du marché libre induit le développement disparate des opérateurs : chaque acteur cherche à se placer sur un marché profitable, développant une stratégie de niche pour augmenter sa rentabilité.
L'organisation des soins pourrait aussi évoluer vers une concentration en conglomérats permettant à la fois de partager des plateaux techniques onéreux et de satisfaire à la diversité des demandes de la clientèle (médecine officielle et médecine parallèle par exemple). En d'autres termes, la privatisation peut créer des organisations monopolistiques, des «mégacorporations» de soins offrant des arrangements régionaux entre fournisseurs de soins.5
Le système de soins est largement ouvert aux marchés continentaux (Union européenne) ou mondiaux (accords tarifaires de l'Organisation mondiale du commerce). Ce marché cherche constamment de nouvelles extensions en termes de clients, de produits ou de services. Les personnes âgées, qui réalisent le plus gros potentiel de consommation de soins, sont privilégiées dans l'offre de soins, à condition que leur demande de soins soit solvable.
Le coût d'un système de santé privé est probablement élevé. La forte compétition entre institutions de soins conduit à une surutilisation des soins, et plusieurs auteurs pensent que le financement privé est moins efficient qu'un financement public exclusif des soins essentiels.85 Dans un contexte de dérégulation généralisée dans la société, la pauvreté devrait s'accroître, y compris la grande pauvreté au sein des pays développés :86 cela supposerait la mise en place de structures caritatives à l'attention des plus pauvres.
Dans un tel système, les professionnels des soins sont organisés en syndicats pour protéger leurs intérêts. La formation professionnelle est similaire à celle actuellement en vigueur, avec un accès libre aux différentes professions. Néanmoins, les organisations professionnelles tentent d'organiser les filières de formation pour adapter le nombre de professionnels en activité à l'état du marché.
La situation des hôpitaux universitaires est difficile, comme le suggère l'exemple américain,87 avec une fragilisation du financement des soins.
C'est le contexte politique qui détermine les probabilités de réalisation de cette évolution vers la dérégulation : il faut que l'Etat cesse d'être un partenaire central dans les affaires publiques. Plus exactement, il faut que les avantages de la libéralisation des mécanismes de contrôle dans le secteur des soins soient supérieurs aux inconvénients liés à une diminution des fonctions habituelles de l'Etat, comme la distribution équitable des services. L'un des aspects dominants de cette évolution est l'acceptation d'une inéquité sociale importante en matière de soins : dans ce sens, cette évolution implique un changement considérable des conceptions en vigueur en Europe, avec le développement d'un nouveau système de valeurs.88 Comme le signalent deux auteurs,89 ce nouveau système «casse les racines communautaires et les traditions samaritaines des hôpitaux, fait des médecins et des infirmières les instruments des investisseurs, et considère les patients comme une matière première».
Le deuxième axe de changement concerne les techniques biomédicales et, d'une façon concomitante, l'évolution de leur perception par la population. Deux évolutions antagonistes peuvent être esquissées pour cet axe :
I Une évolution vers le foisonnement des technologies et un optimisme de la population : les techniques médicales, qui ont déjà profondément marqué l'histoire des soins, peuvent encore accroître leur influence si les différentes innovations (miniaturisation, génomique, télécommunications, etc.) confirment rapidement leurs promesses et transforment d'une façon perceptible le pronostic de quelques maladies importantes, en particulier les maladies chroniques. Dans ce cas, ces progrès technologiques bénéficieront d'un soutien actif de la population.
I Une évolution vers l'échec des technologies et une méfiance de la population : il existe aujourd'hui déjà un mouvement d'opposition aux innovations biomédicales, lié à une résistance plus générale envers la sophistication technique en matière médicale et, simultanément, à l'attraction des médecines douces. Cette évolution prévoit un repli progressif vers les valeurs d'un monde prétechnologique, voire préscientifique, avec un évitement systématique de l'utilisation de nouvelles techniques.
Ces deux points extrêmes sont caractérisés ci-dessous.
Cette évolution implique le développement rapide et continu des techniques médicales, aussi bien diagnostiques que curatives et préventives. Ces nouvelles techniques apportent des solutions réelles à des problèmes réels. En particulier, la prévention des maladies accélère son expansion, en particulier pour le diagnostic précoce (y compris le dépistage génétique90 ou le dépistage des affections neuropsychiatriques)91 ou la chimioprophylaxie de certaines pathologies (cancer du côlon par exemple).92
Cela induit et renforce une confiance grandissante de la population dans les techniques biomédicales : la population non seulement accepte ces innovations, mais en veut plus. L'optimisme règne : le progrès technologique fournit la solution à de nombreux problèmes. De plus, il est perçu comme une force majeure de progrès économique et social. Les télécommunications deviennent un élément essentiel du système de soins, et servent à l'assurance de qualité, au monitorage de l'observance des patients, etc. Elles s'insèrent dans la communication entre patients et soignants, et parfois s'y substituent pour le télédiagnostic ou le conseil curatif à domicile.
Les sciences biomédicales sont intégrées dans le domaine plus large du génie du vivant, et le système de santé s'organise selon les valeurs et les modalités d'une discipline technique, avec des ingénieurs (les médecins) et des techniciens (les soignants). Les professionnels des soins sont spécialisés dans des interventions techniques, le plus souvent curatives. En revanche, la prise en charge des patients est moins soutenue, voire négligée. La formation professionnelle s'organise principalement selon les innovations techniques en cours ou à venir. La sélection de professionnels de la santé s'opère principalement sur des critères de compétences techniques.
La population et, a fortiori, les patients sont largement informés des possibilités qu'offre la technologie. L'automédication, facilitée par les télécommunications, représente une des modalités importantes des soins. C'est la population qui, d'une façon ou d'une autre, supporte les coûts très importants du développement et de l'application de ces techniques biomédicales.
La condition de réalisation de cette évolution est principalement technologique : il faut que les sciences biomédicales produisent quelques avancées spectaculaires et que ces gains soient visibles dans la vie réelle des individus (en particulier dans le domaine des maladies chroniques).
Cette évolution est dominée par une perception globalement négative du «progrès», avec la nostalgie d'un paradis préscientifique, d'un monde sans trou dans la couche d'ozone, sans pluie acide et sans réchauffement climatique. Cette évolution générale, qui rappelle qu'il n'y a aucun progrès continu vers la rationalité,93 se manifeste en médecine par un refus des innovations techniques. Le sentiment de méfiance est renforcé par l'efficacité restreinte des soins médicaux pour de nombreuses affections,94,95 ou parce que de nombreux traitements, pourtant efficaces, ne sont pas applicables sur le terrain pour des raisons sociales et économiques.96 Les effets secondaires néfastes des traitements médicaux sont vivement ressentis dans cet environnement méfiant.
Ce contexte favorise le développement de nombreuses médecines douces, au détriment de la pratique médicale utilisant les interventions hautement techniques. Les professions des soins deviennent de plus en plus disparates, voire antinomiques : la culture professionnelle disparaît.
Ce contexte induit aussi une pratique de soins défensive et conservatrice cherchant à se limiter à des procédures absolument sûres, bien que peu efficaces (ce qui est déjà le cas des médecines non conventionnelles d'aujourd'hui). La coordination du système peut être forte si la plupart des prises en charge concernent les maladies chroniques.
La formation suit avec peine l'éclatement des pratiques professionnelles, imposant un renouvellement constant des filières, parfois avec un mélange de formations traditionnelles et nouvelles.
La population et les patients reçoivent une information abondante, qui répond à leurs attentes. Ils forment de véritables lobbies pour guider la politique de santé et, en particulier, les politiques de remboursement lorsqu'elles existent. Dans un tel système, les médias jouent un rôle déterminant, à la fois comme informateur et comme moyen de pression.
La principale condition de réalisation de cette évolution est idéologique (amplification du rejet de la technoculture, relais politique par des groupes efficaces dans la communauté), mais aussi technique (échec réel des connaissances et des techniques médicales).
Les évolutions décrites ci-dessus correspondent à quatre situations extrêmes. Des scénarios plausibles peuvent cependant être déduits de ces évolutions, en se référant à la zone qu'occupe chacun d'entre eux au carrefour des deux axes de changement. Ainsi, quatre types de scénarios peuvent être proposés : ils sont schématisés à la figure 2. Quelques détails de ces scénarios sont présentés ci-dessous.
Ce scénario combine un système de santé dominé par des organismes communautaires (le plus souvent intégrés aux structures de l'Etat) avec une innovation technologique soutenue. Il allie ainsi les caractéristiques des évolutions présentées plus haut.
Dans ce scénario, les services de santé cherchent à organiser la réponse aux besoins de santé de la population dans un contexte de solidarité sociale. Cette réponse bénéficie d'un développement vigoureux des sciences et des techniques médicales, apportant des solutions réelles à des problèmes réels. Ce foisonnement technologique concerne également l'application de techniques de l'information et des communications aux services de santé.
D'ambitieux programmes de contrôle de la qualité des soins sont mis en place. L'évaluation systématique joue un rôle central ; sont privilégiés les soins dont l'efficacité est établie, qui peuvent être largement diffusés et appliqués, et qui concernent de grosses parties de la population. Des organes nationaux et internationaux règlent la mise sur le marché des médicaments, mais aussi des techniques de soins. Lorsque ces innovations sont mises à disposition des patients, leur emploi est soumis aux recommandations de pratique («guidelines») élaborées par les professionnels. Les patients sont largement renseignés sur les techniques disponibles, avec un grand développement de l'automédication. Soigneusement et complètement informé, le patient participe directement aux décisions de prise en charge. Ceci est d'autant plus nécessaire qu'une grande partie de ces prescriptions concernent des traitements à long terme de maladies chroniques.
La prévention et la promotion de la santé progressent, et elles font partie de la culture de santé publique caractéristique de ce scénario. Mais les arguments d'efficacité (en termes d'impact sur la santé de la population) et d'efficience (rendement économique) prédominent dans l'évaluation, si bien que les interventions lourdes dans la collectivité sont limitées. Il est même probable que la promotion de la santé (c'est-à-dire des interventions sur l'environnement général du patient) perde de son attrait en raison même d'une application stricte des critères d'efficacité et d'efficience.
Malgré la bonne qualité générale du système, il existe une tension permanente entre les administrateurs chargés de gérer un système de soins et l'enthousiasme des professionnels des soins proposant sans cesse de nouvelles techniques efficaces. Cette tension est d'autant plus forte que le budget consacré à la santé reste limité (parce qu'il est placé sous le contrôle direct de l'Etat) et que la population est favorable à des développements rapides. De fait, l'offre de services est peu abondante : certaines nouvelles technologies sont théoriquement disponibles, mais non accessibles car en dehors du cadre budgétaire.
Bien que la qualité des soins soit élevée, avec une forte intégration des services, et que ceux-ci soient équitablement distribués à l'ensemble de la population, l'impression persistante est celle d'un système frustrant. A terme, cette situation peut faire disparaître l'incitation économique pour développer de nouvelles techniques.
D'innombrables pesanteurs administratives rendent difficile l'introduction d'innovations pourtant légitimes. Les innovations organisationnelles sont également rares et lentes, même celles qui visent une rationalisation du système de soins : c'est que l'acceptabilité politique de ces innovations est une contrainte majeure dans une communauté (par exemple lorsqu'il s'agit de fusionner des hôpitaux).97 C'est pourquoi les conflits sont fréquents entre les régions sanitaires et le payeur central, et aussi entre les corporations professionnelles et l'Etat. Il existe des tentatives incessantes de créer un marché libre des soins, parallèle à celui contrôlé par l'Etat et dans lequel les innovations seraient disponibles.
La formation professionnelle est gérée par l'Etat, avec un numerus clausus des professions (ce qui conduit d'ailleurs parfois à des difficultés consécutives à des erreurs de prévision). La formation reflète la nécessité de produire des professions de soins, devenues largement techniques, si bien que la sélection des candidats privilégie ces capacités techniques ou scientifiques. De même, les filières de formation doivent être fréquemment et rapidement révisées.
Les conditions de réalisation du scénario distinctif de ce système sont technologiques et politiques : il faut que les sciences biomédicales produisent des avancées substantielles et perceptibles par la population d'une part, il faut que l'Etat (ou des organismes communautaires importants) reste le partenaire central dans la santé d'autre part.
Une caractéristique essentielle de ce scénario est le contrôle de l'innovation dans un système géré par l'Etat. Tout le débat tourne autour de la composition de la trousse de services auxquels tous ont accès : il est naturel que le payeur (l'Etat ou d'autres organes communautaires) veuille limiter le contenu de cette trousse pour préserver l'ensemble de son budget, et il est naturel que les soignants et les patients insistent au contraire pour l'augmenter. Dans cette perspective, il faut structurer soigneusement le débat entre les différents partenaires (Etat payeur, professionnels des soins, patients et population) de façon à faire exister une tension créatrice entre le besoin d'innovation technique et les limites des ressources disponibles.
Ce scénario combine une dérégulation massive du système de santé avec un flux continu d'innovations biomédicales et techniques. Il allie ainsi les caractéristiques des évolutions esquissées plus haut.
L'Etat (ou les instances publiques en général) est peu présent dans ce système. Il garantit certes l'accès aux soins de base pour les plus défavorisés (selon des modalités variables). Mais le vrai rôle de l'Etat est un soutien à la recherche appliquée (industrielle et technologique) dans les techniques biomédicales, ainsi qu'aux sciences fondamentales qui forment le creuset de l'innovation. En d'autres termes, l'Etat rend possible l'innovation médicale et ses conséquences, en termes organisationnels, structurels et financiers.
Les services de santé sont privés ; ils évoluent soit vers un modèle éclaté, soit vers une concentration forte en conglomérats. Par exemple, les hôpitaux peuvent prendre l'initiative de mettre en place des réseaux privés gravitant autour de leur plateau technique. La même initiative pourrait être prise par les assureurs privés qui mettraient ainsi en place des «Preferred Providers Organisations».
Les innovations techniques explosent, elles se substituent rapidement les unes aux autres. Le développement continu de nouvelles techniques impose une adaptation constante des structures du système de soins. Chaque opérateur cherche une niche adéquate. Par nature, les services de santé sont éclatés dans ce système : ils épousent au mieux le marché par la proximité avec le consommateur. L'offre de services se restructure constamment pour garantir une diffusion optimale des innovations. Il y a peu de coordination dans les services de soins : la plupart des techniques (prothèses par exemple) s'appliquent à des organes ou à des fonctions spécifiques. Le contrôle de la qualité privilégie les aspects techniques des produits, comme leur fiabilité. L'évaluation des technologies de la santé occupe une place modeste dans ce scénario, car la nouveauté en est la valeur dominante.
La demande est forte dans la population. Les personnes âgées sont une cible privilégiée pour le développement des produits, puisqu'elles forment l'essentiel du marché des soins. Et les services de santé exercent une forte pression pour que les systèmes assuranciels, les caisses de retraite ou l'épargne permettent aux personnes âgées de rester sur le marché des soins, c'est-à-dire pour qu'elles restent des partenaires solvables.
Parce que les produits et les services sont nombreux et diversifiés, ce marché est compétitif, la publicité et le marketing apparaissent massivement non seulement dans le système de santé (ils sont déjà largement présents dans le secteur des médicaments et des équipements médicaux), mais aussi chez les prestateurs de soins (où, par exemple en Suisse, ils sont actuellement limités). Cette stratégie permet de rechercher la satisfaction du patient-client. La publicité est d'autant plus florissante que les produits techniques à vendre sont nombreux et permettent des améliorations réelles et parfois spectaculaires de l'état de santé des patients.
L'internationalisation du système de soins crée constamment de nouvelles opportunités pour les fournisseurs de soins (qui peuvent vendre leurs services ailleurs) et pour les patients (qui peuvent acheter leurs services ailleurs).
La prévention et la promotion de la santé devraient connaître une période calme, au moins pour les interventions collectives : même si elles sont efficientes en termes économiques à long terme, le calendrier des investissements et des bénéfices ne permet pas en général de les réaliser dans un contexte privé. En revanche, les interventions préventives individuelles progressent, dans la mesure où elles montrent leur efficacité et leur efficience à court terme pour l'assureur ou le fournisseur de soins.
Dans un tel système, les professionnels des soins sont organisés en syndicats pour protéger leurs intérêts. Ceux-ci sont parfois contradictoires avec les innovations technologiques disponibles, lorsque par exemple une innovation supprime une source de revenu pour les professionnels.
La formation professionnelle maintient un accès libre aux différentes professions. Néanmoins, les organisations professionnelles contrôlent la formation pour maîtriser le nombre de professionnels en activité. Il s'agit également de former des intervenants qui ont plus de capacités techniques que soignantes.
C'est le contexte politique et technologique qui détermine les probabilités de réalisation de ce scénario : il faut que l'Etat diminue son intervention dans les affaires publiques et que le système de santé produise un flux continu d'innovations biomédicales.
Une caractéristique essentielle de ce type de scénario est que les soins (y compris certaines techniques efficaces) ne sont disponibles que pour une partie de la population, celle qui est solvable. Cette situation impose de trouver des mécanismes de redistribution sociale des soins et des innovations, soit par l'Etat (qui assure un service minimal) soit par des organismes caritatifs.
Ce scénario combine le contrôle communautaire du système de santé à un contexte de faibles innovations en médecine et de scepticisme à l'égard de la science. Il allie ainsi les caractéristiques des évolutions esquissées plus haut.
La caractéristique essentielle de ce scénario est la rareté des innovations technologiques, dans un contexte de méfiance à l'égard de la modernité scientifique et technique. L'Etat reste prédominant dans ce secteur ; il garantit un ensemble de services et de soins qui constitue la trousse de soins offerts à toute la population. Cette trousse inclut plusieurs prestations de médecines dites douces, qui font partie désormais de la pratique usuelle des soins.
L'offre de services est peu abondante, dépendant d'un budget fixe, provenant des ressources fiscales. Les soins sont fortement orientés vers la prise en charge des maladies chroniques, sans autre ambition que celle de soulager les souffrances, à défaut de pouvoir combattre la maladie. Ces soins sont dispensés au sein de structures fortement intégrées et assurant la coordination des interventions. La pratique des soins est défensive, évitant les actes hautement techniques. L'évaluation de la pratique médicale vise à maximiser la sécurité des procédures beaucoup plus qu'à en maximiser l'efficacité. Cette évaluation est en général difficile à cause de la multiplicité des approches qui coexistent dans le système de soins.
La prévention et la promotion de la santé devraient augmenter leur présence, mais selon une logique non médicalisée. En d'autres termes, cette prévention «naturelle» utilisera plus de paradigmes généraux, d'inspiration extramédicale. L'alimentation est un domaine majeur d'intérêt, avec des théories le plus souvent inspirées par une rationalité non médicale. La promotion de la santé devrait être plus valorisée que la prévention des maladies, avec une importance majeure donnée aux déterminants socio-économiques de la santé : des programmes réduisant la disparité des revenus, de la scolarisation et de la formation, du soutien social, etc. seront mis sur pied, tandis que la prévention secondaire (dépistage précoce) sera évitée, précisément parce qu'elle implique une forte médicalisation du geste préventif et, dans l'ensemble, du système de santé.
Les professionnels des soins sont organisés dans des corporations puissantes. Il existe cependant de nombreuses écoles avec des approches différentes en médecine, ce qui induit des conflits fréquents, sur les modes de traitement, sur le niveau de remboursement, et sur la reconnaissance de nouvelles disciplines. L'Etat, garant du système dans ce scénario, a quelque difficulté à réglementer ces professions et ces technologies douces. La formation est confiée aux corporations professionnelles désormais nombreuses, mais l'Etat conserve la gestion directe des effectifs des soignants en installant un numerus clausus pour toutes les professions soignantes.
La population et les patients sont fortement intégrés au système de soins. Des procédures de consultation et de consensus permettent de vérifier l'adéquation de l'offre de soins avec les attentes de la population. Les médias sont constamment présents, pour informer et pour faire pression.
Les conditions de réalisation de ce scénario sont à la fois politiques, techniques et culturelles. L'Etat doit rester le personnage central dans les affaires publiques, la médecine doit subir quelques échecs retentissants (ou ne faire aucun progrès substantiel pour le traitement ou la prévention des maladies chroniques), et la culture dominante en matière sanitaire et biomédicale doit manifester un rejet de l'option technologique.
Ce scénario combine une dérégulation massive du système de santé dans un contexte de faibles innovations en médecine et de scepticisme à l'égard de la science. Il allie ainsi les caractéristiques des évolutions esquissées plus haut.
La rareté des innovations biomédicales n'est pas un problème majeur pour le marché libre qui s'est installé dans les services de soins : les services vendus sont des prestations de médecine douce. L'Etat est absent des soins, sauf pour édicter quelques règles de sécurité et fournir une trousse minimale de soins à toute la population.
L'offre de services est considérable, versatile, diverse. Elle est fortement orientée vers les maladies chroniques. Les soins sont disparates, dans des structures créées et maintenues pour correspondre à un service particulier. La pratique des soins est défensive, évitant les actes hautement techniques. L'évaluation de la pratique médicale est virtuellement inexistante, sauf pour garantir la sécurité élémentaire de procédures.
La prévention des maladies fait partie de l'arsenal des interventions médicales et paramédicales, mais les actions dans la population sont rares, faute d'une instance communautaire intéressée. En revanche, les conseils individualisés sont fréquents.
Les professionnels des soins sont organisés dans de nombreuses corporations correspondant à leurs choix de pratiques. Ces corporations luttent surtout contre les organismes privés auxquels, peu à peu, appartient le système : de véritables chaînes de soins ont été mises en place, offrant des soins de toutes sortes en paquets, employant des soignants qui ont perdu leur autonomie professionnelle.
La population et les patients interviennent fréquemment dans le débat sur le système de soins, de même que les médias, même si c'est le marché qui sanctionne finalement le succès ou l'échec d'une intervention.
Les conditions de réalisation de ce scénario sont à la fois politiques, techniques et culturelles. L'Etat doit s'effacer des affaires publiques, la médecine doit subir des revers retentissants et la culture dominante doit manifester un rejet de la technoculture biomédicale actuelle.
Ces scénarios dessinent quatre directions vers lesquelles pourraient évoluer les services de santé dans les trente à cinquante prochaines années. Ces scénarios sont plausibles et, de l'avis de l'auteur, chacun de ces scénarios a une probabilité assez similaire de réalisation.
Ces scénarios pourraient être rédigés d'une façon plus précise. Ainsi par exemple, on pourrait étudier les conséquences de chacun de ces scénarios sur la taille des hôpitaux, sur le nombre de praticiens ambulatoires, sur la politique cantonale de prévention, etc. Pour ce faire, il est cependant préférable de travailler avec les acteurs directement impliqués.
Il existe plusieurs utilisations de ces scénarios. La première relève de la politique de santé. Il s'agit de choisir l'un des scénarios comme l'avenir préférable du système de santé, puis d'élaborer une stratégie conduisant à la réalisation de ce scénario dans les dix ou vingt années à venir.98
Une deuxième utilisation est technique : chaque scénario peut servir de cadre à la planification des équipements sanitaires, en fournissant par exemple un contexte plausible des services de soins pour les scénarios d'évolution de l'activité hospitalière. Avec cette utilisation, les scénarios permettent d'explorer systématiquement les conséquences de changements qualitatifs dans l'environnement des structures de soins. Comme indiqué dans l'introduction, cette série de scénarios plausibles peut permettre aux décideurs d'imaginer des stratégies compatibles avec plusieurs scénarios.