De par sa fréquence croissante, la maladie chronique constitue un problème majeur en médecine et oblige à repenser un modèle de compréhension et de soins qui y soit approprié. Un mode d'approche strictement biomédical est nécessaire, mais non suffisant pour rencontrer le patient atteint de maladie chronique dans la complexité de sa réalité, de sa souffrance et de ses besoins.Les auteurs soulignent dès lors l'intérêt qu'il y aurait à introduire une approche phénoménologique et une méthodologie systémique en médecine, qui permettraient de tenir compte des interrelations entre les aspects biologiques, psychologiques et sociaux de la maladie. L'évolution clinique des patients atteints de maladie chronique est en effet déterminée non pas par les seuls facteurs biologiques, mais aussi par les formes de vie collectives et les événements psychosociaux qui sont co-constitutifs de la vie du sujet, ainsi que par les structures et les valeurs qui caractérisent la communauté.Dans cette optique, l'attention à la dimension communautaire en médecine devrait faire partie intégrante du raisonnement clinique et, plus largement, du mode de pensée de la médecine.
«Il se pourrait que, parmi les manifestations corporelles de la maladie, seules importent celles qui exercent une action spécifique sur l'humain dans l'homme, tandis que le dommage occasionné par une perte irréparable de cellules et de tissus serait passablement accessoire.» V. von Weizsäcker1
De par son ampleur, le phénomène de la maladie chronique s'est élevé aujourd'hui au rang de problème majeur pour la médecine et dans la société. Alors que l'espérance de vie s'est accrue ces dernières décennies, le nombre de patients souffrant de maladies chroniques a aussi augmenté et va continuer d'augmenter.2 Dans la pratique médicale quotidienne, plus de 80% des consultations sont données pour des maladies de longue durée.3 Bien que les médecins soient préparés à rencontrer les problèmes spécifiques que pose la maladie chronique, on a le sentiment que ces patients sont suivis de manière prépondérante selon la logique du modèle biomédical. Dans cette ligne, le soin des patients atteints de maladie chronique se limite souvent à la mise en place d'un accompagnement régulier destiné au contrôle et à l'éventuelle régulation des variables biologiques impliquées dans l'évolution de la maladie et ce, jusqu'au prochain signal d'alerte qui exigera un engagement médical massif ou une intervention de crise.
Le fait qu'un grand nombre de patients entre 30 et 80% ne suivent pas ou mal leur traitement,3 que des complications s'ensuivent, qui ont des répercussions importantes et non contrôlées sur les coûts de la santé et qui génèrent des coûts humains élevés, sont peut-être autant de symptômes qui, indépendamment de la compétence ou du dévouement des médecins, reflètent un problème inhérent aux principes qui régissent leur mode de pensée et d'action face à la chronicité.
Ce problème est vraisemblablement à référer au paradigme biomédical dominant et à la compréhension que le médecin formé à cette tradition se forge de la place qui revient à la démarche proprement scientifique dans son travail quotidien ; pour lui, comme l'explique Engel, «la 'science' et la méthode scientifique ont affaire avec la compréhension et le traitement de la maladie, et non pas avec le patient et le soin du patient».4
Le modèle biomédical procède de l'application en médecine de la méthode analytique réductionniste des sciences classiques de la nature.5 La croyance directrice présidant à l'élaboration de cette méthode et sa promesse illusoire porte sur l'idée que l'on réussira à percer le mystère de la réalité et à en acquérir une connaissance claire, distincte et certaine par la dissection progressive de cette réalité en éléments toujours plus petits. L'importation du modèle analytique en médecine s'accompagne d'une décision initiale que nous pouvons illustrer de façon très schématique en ces termes : être malade (avoir mal, se sentir mal, être perturbé...) se réduit à avoir une maladie, une «entité morbide» à l'intérieur de l'organisme. L'approche médicale doit dès lors suivre le chemin menant de l'homme qui «est mal» et qui vient demander l'aide du médecin, aux faits et processus morbides que celui-ci peut identifier dans son corps physique. L'ancien projet «pathologique» institué par la médecine grecque hippocratique (le projet d'un savoir relatif aux souffrances ou aux «passions» paqh du vivant) se transforme en une somatologie. Mais cette réduction des paqh à des faits morbides objectifs dans l'organisme implique en outre une modification profonde de l'appréhension du corps lui-même, celui-ci «étant réduit à un objet, à un agrégat d'organes et de fonctions, et se trouvant amputé par-là de son rapport constitutif au monde et aux modalités concrètes de la vie».6
Le modèle biomédical comporte donc un problème de base qui rend compte pour une bonne part du malaise éprouvé, face à la médecine, par les patients atteints de maladie chronique, tout comme du malaise que les médecins eux-mêmes peuvent ressentir en présence de situations face auxquelles leur modèle classique de pensée et d'action les laisse en partie démunis. «L'erreur qui fait de ce modèle un modèle estropié, condense Engel, réside dans le fait qu'il n'inclut pas le patient et ses attributs en tant que personne, en tant qu'être humain».4
Promouvoir une science de l'homme en médecine ou repenser la médecine en tant que discipline proprement humaine à la manière dont le firent V. von Weizsäcker dès les années 30 et Engel, aux Etats-Unis, dès les années 60, ne revient pas seulement à promouvoir l'ajout d'éléments de psychologie, de sociologie ou d'autres sciences humaines aux connaissances issues des sciences dites exactes. C'est renouveler dans sa globalité le paradigme scientifique qui fonde la formation des savoirs et des pratiques en médecine. Un paradigme scientifique a en propre de définir à la fois le champ sur lequel doit porter le savoir et la méthode suivant laquelle se rapporter à ce champ, de façon à le connaître et à pouvoir le modifier. La formation d'un paradigme scientifique en médecine implique toujours, en ce sens, une décision première relative à la question de savoir ce qu'est en propre «l'objet» de la médecine : l'organe ou la fonction perturbés ? le fonctionnement corporel d'ensemble ? l'homme comme individu «psychophysique» ? l'homme en tant que membre d'une collectivité de vie ? La méthode implique, elle, une décision quant à la manière d'aborder cet objet spécifique et de le soigner.
L'approche de l'homme malade et non du seul fait morbide exige en ce sens, selon Engel, une modification du paradigme scientifique en médecine, c'est-à-dire, pour commencer, une révision critique de la question de savoir comment délimiter le champ propre de la médecine et quelle méthode élaborer pour le connaître et pouvoir y intervenir.
L'idée de base du paradigme systémique appliqué aux sciences de la vie, pour le dire simplement, est que rien, dans le règne du vivant, n'existe à l'état isolé. Toute unité vivante (cellule, personne...) est un système complexe intégrant des «sous-systèmes» et est elle-même la composante d'unités plus larges constituant son environnement.a Ainsi, tout niveau de la réalité vivante (par exemple, un organe du corps humain) comporte à la fois une identité et une organisation propres, spécifiés par la nature de ses composantes (molécules, cellules, tissu...) et par les modalités de leurs règles d'échange ; et il entretient dans son fonctionnement d'ensemble une articulation dynamique avec les «suprasystèmes» dans lesquels il s'inscrit et qui, dans leur emboîtement continu, forment l'ensemble de son contexte (système nerveux, personne, dyade, famille, communauté...).
Une approche systémique en médecine exige donc que nous prenions en considération l'articulation des différents niveaux constitutifs du sujet vivant. En médecine, le «niveau de système» qui sert de point de référence est le patient, c'est-à-dire le sujet humain. Le paradigme bio-psycho-social a précisément été conçu par Engel comme un modèle scientifique destiné à comprendre les interrelations complexes qui existent entre les différentes dimensions de la vie et à pouvoir ainsi, dans le soin du patient et le traitement de sa maladie, tenir compte des effets stabilisants ou déstabilisants que ces différents niveaux d'organisation exercent les uns sur les autres.
Tandis que, dans le modèle biomédical, les données relatives à l'environnement humain du patient restent en dehors du champ de la science et de l'enquête critique, le modèle bio-psycho-social postule qu'il importe d'approcher les aspects personnels, interpersonnels et sociaux de sa vie avec la même rigueur et la même acuité critique que celles que l'on applique aux phénomènes biologiques. En pratique, cela signifie que «le médecin identifie et évalue le potentiel stabilisant ou déstabilisant des événements et des relations appartenant à l'environnement social du patient» et, en particulier, «qu'il ne néglige pas la manière dont les effets déstabilisants que la maladie des patients exerce sur leurs prochains peuvent exercer sur le patient une influence en retour encore plus déstabilisante».4
Nous partons de l'idée que la maladie peut se définir comme le processus spécifique par lequel le sujet subit une atteinte au départ de son propre corps. Comme le note Engel, des modifications peuvent survenir au niveau des cellules, des tissus, des organes, des systèmes organiques ou même du système nerveux, mais la maladie et la patience (patienthood) ne deviennent des données phénoménologiques réelles qu'à partir du moment où le niveau «personne» est impliqué, c'est-à-dire à partir du moment où le sujet fait l'expérience d'un malaise ou d'une détresse, ou manifeste un comportement pouvant être interprété comme indiquant une maladie.4
La maladie, en ce sens, n'est jamais un phénomène purement biologique. Elle atteint un organisme qui, avant de pouvoir être objectivé comme «corps physique», est le corps propre d'une personne, un corps habité. Et en perturbant la façon dont la personne habite son corps, en modifiant ainsi son rapport à soi, elle l'atteint indivisiblement dans son rapport au monde et à autrui. Il y va sans doute là du trait de la condition humaine qui est le plus significatif et le plus incontournable en médecine : c'est toujours au départ de son corps et ce n'est jamais qu'au travers de celui-ci que l'homme agit, ressent, pense et communique, en sorte que tout événement qui l'atteint dans son corps atteint immédiatement la base de toutes ses possibilités d'existence.
Ressaisie en son niveau de réalité phénoménologique c'est-à-dire non pas telle que l'on peut l'objectiver en faisant abstraction du sujet vivant qui la porte, mais telle qu'elle se réalise dans le monde de la vie «avant» toute intervention médicale cognitive ou pratique la maladie est un événement qui atteint un corps vivant habité par un sujet, mais aussi un corps vivant social ; un organisme marqué de part en part par la structure de l'échange et, plus spécifiquement, par celle de la communication intersubjective. Le principe selon lequel la maladie est un phénomène qui atteint toujours et essentiellement un être social est à comprendre en un double sens. Il signifie que :la maladie, en perturbant le fonctionnement biologique, perturbe l'homme en tant que sujet de relations aux partenaires de son environnement ; à l'inverse, le fonctionnement biologique étant rien moins que monadique, mais participant de façon constitutive à la structure d'échange qui lie le sujet vivant à son environnement, l'évolution de la maladie est «sensible» à ce qui se passe entre le patient et son entourage humain.
Le souci de départager un groupe présumé de maladies «psychosomatiques», «psychogènes» ou, selon la terminologie actuelle, «somatoformes», du groupe des maladies somatiques «vraies» apparaît dès lors comme secondaire (et en partie arbitraire) par rapport à la reconnaissance de cette caractéristique fondamentale de la maladie comme telle, qui est d'«être un point d'intersection douloureux entre facteurs biologiques, psychologiques et sociaux, croisement entre nature et culture, où la manifestation biologique, en s'inscrivant dans un corps «vécu», et donc sujet d'histoire, devient elle-même historicisée et historicisable».7
La reconnaissance de ce principe relatif à la façon proprement humaine de tomber malade, de «faire sa maladie» et, éventuellement, de guérir est particulièrement nécessaire dans le champ de la maladie chronique. Même dans les cas où cette dernière est sous-tendue par une altération organique objectivable et irréversible, nous postulons qu'une constellation de facteurs psychosociaux intervient dans la modulation de la chronicité. Dans le processus événementiel complexe qui détermine l'évolution clinique du patient, quatre dimensions nous semblent particulièrement significatives ; elles exercent, suivant notre hypothèse, un effet modulateur sur la chronicité au sens où, en interaction avec le facteur biologique, elles codéterminent le devenir de la personne malade. Il s'agit de :
l'expérience «pathique» de la maladie ;
la réponse de la famille à la maladie ;
la fonction soignante comme rencontre intersubjective entre les représentants du système de soins et le patient ;
les interrelations entre l'individu malade et la société.
La notion d'expérience pathique de la maladie condense tout ce en quoi la maladie fait souffrir ou «pâtir». Or, ce pâtir est ample et complexe ; il déborde largement ce que l'on isole comme étant la proprioception.
Initialement, comme nous l'avons dit plus haut, la maladie se présente comme une atteinte du soi au départ de son corps. Lorsque nous sommes en bonne santé et que nous «nous sentons bien», nous pouvons oublier notre corps ; nous nous appuyons sur lui pour vivre «au-delà» de lui, pour nous consacrer aux choses et aux êtres de notre monde. Dans nos jours de santé, notre corps fonctionne pour nous «dans le silence et le secret».8 L'expérience première de l'atteinte à la santé réside en ceci que «quelque chose» dans notre corps, sortant de la latence et s'imposant à nous avec insistance, nous perturbe ou nous fait mal. La maladie produit ainsi une singulière division, voire une dissociation entre «nous-mêmes» et la partie de notre corps qui nous fait souffrir. L'expérience pathique première de la maladie peut ainsi se décrire comme le fait pour le sujet d'être «retourné» sur une partie de son corps, d'y être à la fois enchaîné sans pouvoir s'en distraire et, en même temps, d'en être aliéné, car tout se passe comme si la partie de notre corps qui nous fait souffrir n'était plus «nous-mêmes».
Mais l'expérience pathique de la maladie ne se joue pas seulement dans ce premier espace de la «présence à soi». Etre malade modifie notre «monde» ce terme étant entendu en un sens phénoménologique comme rassemblant ce qui, pour chaque sujet, constitue l'Autre ; ce qui, pour lui, se donne à rencontrer, ce à quoi il a proprement affaire dans son existence. Le caractère éprouvant de la maladie ne vient en effet pas seulement de ce que quelque chose nous perturbe à l'intérieur de notre corps, mais aussi du fait que «cela» qui nous oppresse depuis notre corps entrave (ou interrompt carrément) nos autres possibilités de réalisation, limitant ainsi notre horizon d'existence, notre «monde». Lorsque nous avons fort mal ou sommes très mal, nous ne pouvons plus rien faire que ressentir douloureusement ce qui est en train de «mal aller» en nous. Une telle expérience est en outre souvent traversée par la peur, car ce qui va mal dans notre corps, tout en se déclarant «en nous», échappe à notre contrôle et laisse affleurer la menace d'une destruction ou d'une mort imminente.9
La maladie nous éprouve donc en ce qu'elle réduit notre monde et l'appauvrit en rapprochant ses limites de la portée de notre corps et cela en un sens mortifère, la mort seule assimilant la personne, sans plus aucun dépassement, à l'espace de son corps physique. A l'inverse, la maladie fait que notre corps «s'épaissit» ; non seulement nous ne pouvons plus l'oublier comme nous le faisons le plus souvent lorsque nous nous adonnons à nos activités quotidiennes, mais il tend à devenir lui-même une part importante de notre monde, une «chose» qui nous encombre, qui nous tourmente et dont nous ne pouvons pas ne pas nous préoccuper.
Insister sur le fait que la maladie transforme le mode de présence du corps vivant-vécu en introduisant une scission entre le «soi» et une part aliénée de lui-même la part de son corps qui lui fait mal, dont il se désunit comme si elle lui était étrangère, mais qui en même temps l'obsède c'est déjà dire que la maladie ne peut manquer d'agir sur la vie relationnelle du patient. L'expérience pathique de la maladie a ainsi pour troisième espace de réalisation la relation à l'autre. Tandis que, lorsque nous allons bien, nous sommes en mesure de nous oublier, nous-mêmes et notre corps, pour nous consacrer à nos activités et aux personnes de notre entourage, dans la maladie, la pression émanant de «ça» qui, dans notre corps, nous perturbe est telle que nous perdons une bonne part de notre aptitude à nous adonner à l'autre et à nous engager dans des préoccupations communes. La maladie peut par ailleurs aussi envahir les espaces intersubjectifs tout comme elle envahit l'espace du moi : elle devient alors un thème lancinant autour duquel se focalisent l'attention, les gestes et les échanges entre le patient et les membres de son entourage. Sous ses aspects les plus douloureux et les plus critiques, la maladie transforme l'ouverture du patient vis-à-vis des autres et la réduit en un sens que l'on pourrait résumer, de façon certes très schématique, en ces termes : «aidez-moi ou laissez-moi».
Mais si la maladie produit une rupture douloureuse dans les relations coutumières entre le sujet et son environnement, elle induit aussi le plus souvent un mouvement de «regroupement protecteur», stimulant chez les proches des comportements solidaires de soin et de réparation.
Dans la mesure où elle forme la sphère d'appartenance primordiale du sujet, où elle constitue un lieu privilégié des relations d'attachement et, par le fait même, de la polarité affective de base entre sécurité et insécurité , la famille occupe une place particulière. La maladie, en effet, surtout lorsqu'elle est chronique et qu'elle comporte une menace vitale, même à échéance différée, fait souffrir la famille et induit une crise dans les liens d'attachement. Si, pour le patient, la maladie chronique est une menace portée à sa vie propre, pour les proches, elle constitue une menace de séparation et de perte.
La maladie altère par ailleurs le contact du patient avec ses proches, son aptitude à assumer ses fonctions coutumières dans son milieu familial et professionnel ; elle induit une modification des rôles, un partage renouvelé des responsabilités... L'irruption de la maladie, en ce sens, est un événement qui a valeur de crise non pour le seul sujet qui la vit, mais aussi pour sa famille et l'ensemble des personnes qui lui sont liées par un lien d'attachement.10,11
C'est dire que la famille entière, et non le seul patient, doit faire face à la maladie. La survenue d'une maladie chronique se présente comme un événement perturbateur, un «modificateur de contexte» qui contraint le système familial dans sa globalité à opérer un travail d'assimilation.12 Or, la manière dont le système familial fait face à la maladie de l'un de ses membres n'est pas neutre par rapport à l'évolution clinique du patient en question. En particulier dans le cas des maladies chroniques qui ont en propre d'obliger le patient et ses proches à réorganiser leurs liens et leurs rôles respectifs sans pouvoir dépasser la «crise» induite par l'entrée de la maladie dans la famille , la manière dont l'entourage intègre celle-ci agit sur le départage des vulnérabilités et des ressources du patient lui-même. Il existe, en d'autres termes, une interconnexion étroite entre les facultés de coping individuelles du patient et les modalités de coping déployées par le système familial auquel il appartient.
Les maladies chroniques introduisent non seulement un bouleversement profond dans la communauté de vie, en particulier familiale, à laquelle le patient appartient, mais elles peuvent aussi être l'indice d'un fonctionnement social lui-même en souffrance, que le malaise émane de l'histoire familiale, du milieu professionnel ou du contexte socio-économique du patient. Le médecin ne peut alors faire l'impasse sur ces motifs «pathogènes» (ce terme étant entendu au sens à la fois large et littéral de ce qui «engendre de la souffrance») sans vouer, au moins partiellement, son projet thérapeutique à l'échec.
La troisième dimension qui, suivant nos hypothèses, exerce une fonction modulatrice sur l'évolution à long terme des patients atteints d'une maladie chronique est précisément la fonction soignante comme telle. Tout acte médical, quel que soit son niveau d'intervention, s'inscrivant dans le cadre d'une relation intersubjective, la notion de fonction soignante se réfère à la rencontre et à l'«histoire» qui se nouent entre le patient et le système de soins.6 Une fois la rencontre amorcée entre ces interlocuteurs, la maladie se trouve en effet soumise à une nouvelle variable, le «système thérapeutique» niveau de système supérieur où soignants et soignés sont pris dans un processus de co-évolution. En ce sens, l'intervenant médical est impliqué non seulement dans l'évaluation des situations de maladie, mais aussi dans leur évolution ; et il y est impliqué aussi bien par ce qu'il pense et fait que par ce qu'il néglige de faire ou de penser.
Dans le contexte de la maladie chronique, trois questions nous semblent détenir une fonction organisatrice importante :
I Comment ou à travers quelle «optique» le médecin va-t-il cadrer la souffrance ou la perturbation qui amène le patient à recourir au système de soins ?
I Comment, dans le cas d'une maladie chronique non guérissable, le médecin va-t-il cadrer le sens et la finalité de son travail de soin ?
I Qui va-t-il impliquer au moment du diagnostic, dans la communication et la gestion du pronostic, dans la mise en place du traitement, dans l'élaboration d'un projet de soins à long terme ?
Nous ne pouvons qu'insister ici sur la nécessité qu'il y aurait à intégrer de façon systématique, dans le suivi des patients atteints de maladie chronique, une attention soutenue à l'entourage familial horizon de ressources essentiel pour le patient et lieu où se propage une part importante de la souffrance liée à la maladie.
Avec l'augmentation actuellement en cours du nombre de patients atteints de maladie chronique, le nombre d'enfants confrontés à la maladie d'un parent présente lui aussi une croissance surprenante. Très peu de recherches empiriques évaluent l'impact potentiel sur les enfants de la maladie chronique d'un parent. Une revue récente de la littérature13 suggère que les quelques études menées jusqu'ici ne permettent pas de conclure avec une évidence statistique qu'une maladie chronique perturbe la fonction parentale ou exerce un impact nuisible sur les enfants. Notre expérience clinique auprès des familles indique néanmoins clairement que la maladie chronique constitue un facteur de stress considérable pour les familles, face auquel un minimum de mesures médicales protectrices s'avère indispensable.14
Une étude menée récemment à la Policlinique médicale universitaire de Lausanne15 a mis en évidence combien les données médicales les plus significatives eu égard à la gestion d'une maladie au long cours (données relatives au diagnostic et au pronostic) «passaient» difficilement chez le patient. A fortiori, les membres de la famille manquent-ils des informations nécessaires à leur propre gestion de la maladie. Il importe donc que le médecin traitant soit conscient de ce que sa transmission au patient du diagnostic et du pronostic ne garantit pas sa retransmission à la famille. L'aptitude du patient à informer ses proches peut en effet être bloquée par la peur d'envisager sa propre dégradation et son risque de mort, ainsi que par l'angoisse d'être abandonné. Il est dès lors fréquent que les membres de la famille ne disposent pas des indications médicales propres à favoriser leur positionnement par rapport au malade («que dois-je faire pour lui ? ; que puis-je ne pas faire ?») et leur gestion d'une «perte anticipée». Comme J. S. Rolland16 l'explique en effet bien :
«L'anticipation de la perte dans la maladie physique ne constitue pas moins un défi et une source de souffrance pour les familles que la mort de l'un de leurs membres. [...] L'on sous-évalue les énormes défis auxquels les familles doivent faire face durant le cours de la maladie invalidante et comportant une menace vitale, lorsqu'elles doivent vivre dans l'incertitude face à la tragédie.»
Les résultats de notre étude suggèrent ainsi que le médecin devrait dans tous les cas encourager la venue des membres les plus significatifs de la famille et leur participation à la discussion (les enfants, aussi jeunes soient-ils, ne peuvent que bénéficier d'être impliqués dans un tel processus et de s'y voir reconnaître une place propre).
Dans le contexte de la maladie chronique, le rôle du médecin exigerait au minimum la rencontre des membres de la famille lors du diagnostic initial. Lors de cette rencontre, il convient de transmettre et de s'assurer de la compréhension :
I du diagnostic de la maladie ;
I de son mode de décours ;
I de son traitement ;
I de ses aspects invalidants et des ménagements que ceux-ci requièrent (en quoi ce que le patient peut faire «en moins» se transmue-t-il en «devoirs en plus» pour les proches ?) ;
I de son pronostic et de ses répercussions sur l'espérance de vie.
La rencontre de la famille, lors du diagnostic initial et lors des phases de transition importantes de l'histoire médicale du patient, devrait faire partie intégrante de la prise en charge de toute situation de chronicité. De telles rencontres constituent en effet un «événement cadrant» pour les membres de la famille et détiennent une fonction préventive : en aidant précocement les familles à établir des patterns fonctionnels, le médecin favorise l'adaptation ultérieure de chacun à la maladie.
Une meilleure compréhension des enjeux familiaux qui gravitent autour de la maladie chronique (notamment en ce qui concerne les menaces de perte et la réparation) devrait aider le praticien à élargir son champ en sorte de pouvoir mobiliser les ressources que l'entourage du patient peut mettre en uvre, tout en tenant compte de la souffrance et des déstabilisations qu'une maladie au long cours risque d'engendrer dans une famille.
Le sujet vivant, nous l'avons dit, est toujours situé dans une collectivité ; même l'isolement ou la «désinsertion sociale» sont des façons de s'y situer. La collectivité au sein de laquelle ses multiples relations se nouent, se développent ou se défont, forme une trame mouvante à laquelle il reste, sa vie durant, noué par un lien vital.
La médecine, en tant qu'elle se fonde sur une science du vivant, doit-elle tenir compte de ce trait définitoire de la situation du sujet vivant que nous pouvons résumer comme étant sa situation sociale ? Notre réponse est, à l'évidence, affirmative.
Certes, la notion de «composante sociale» de la maladie chronique est sujette à controverse et à malentendu. La précarité socio-économique, le paupérisme, le chômage, par exemple, doivent-ils être «pathologisés» ? Ces questions exigent des réponses nuancées, qui mettent de tels phénomènes en perspective par rapport aux multiples composantes, stabilisantes ou déstabilisantes, de la situation bio-psycho-sociale du sujet. On ne peut en tout cas dénier que des facteurs sociaux dommageables puissent contribuer, à différents degrés, à rendre un sujet plus vulnérable ou à diminuer son aptitude à faire face à la maladie.
Les travaux de Eisenberg et Kleinman,17 entre autres, montrent que certaines conditions sociales, économiques, environnementales et culturelles peuvent avoir, per se, des conséquences morbides. Une revue éclairante de la littérature à propos du cas paradigmatique du chômage a été publiée par Meystre-Agustoni.18 Les conclusions de ce travail montrent que :
I «le chômage met en évidence les problèmes de santé et, dans une mesure difficile à évaluer, contribue à les rendre plus aigus ;
I les problèmes de santé mis en évidence par la crise de l'emploi s'étendent à un public beaucoup plus large que celui des seuls demandeurs d'emploi ;
I des facteurs de nature individuelle ou sociale peuvent réduire les effets pathogènes du chômage ou, à l'inverse, les exacerber».
Smith,19 cité par Meystre-Agustoni, affirme que le chômage augmente d'un tiers la probabilité pour les hommes de mourir dans les dix années suivantes. Ces hommes décéderont plus probablement d'un suicide, du cancer ou de mort violente. Leurs femmes sont, elles aussi, confrontées à une probabilité plus élevée de décéder, de même que leurs enfants vivants ou à naître. La manière exacte dont le chômage tue n'est pas très claire, mais s'opère en tout cas à travers une combinaison de pauvreté et de stress, à travers leurs effets dévastateurs sur la santé mentale et l'adoption de comportements défavorables à la santé.
Nous pouvons encore citer, en guise d'exemple, les travaux de Molo-Bettelini,20 qui a mis en évidence l'étroite relation entre les lombalgies chroniques et certains facteurs psycho-sociaux. Dans son étude, elle note que la gravité des douleurs déclarées qui se révèle être l'indicateur le plus important par rapport au comportement consécutif aux maux de dos est influencée, en ce qui concerne les facteurs socio-personnels, par le type de profession et les efforts physiques requis par le travail ; et, sur un plan psychologique, par les modalités et le décodage d'expériences telles que l'évaluation de l'état de santé et la satisfaction professionnelle.
Insister sur la dimension sociale de la maladie n'est pas affirmer que celle-ci doive être appréhendée comme ayant une cause uniquement sociale ; et ce n'est pas non plus plaider en faveur d'une nouvelle classe de maladies qu'il conviendrait de ranger à côté du groupe des troubles somatiques «purs» et de celui des troubles «psychosomatiques» ou «psychogènes». C'est promouvoir l'intégration en médecine générale d'un axe d'approche social de la maladie, en insistant sur l'importance qu'il y a à se demander, face à tout patient, dans quelle mesure son «existence avec les autres» et son «existence dans une communauté spécifique» ont pu contribuer à engendrer la souffrance qui s'est cristallisée dans la maladie qu'il présente actuellement, et dans quelle mesure cette dimension sociale peut être nouvellement mobilisée pour promouvoir un mieux-être.
Certaines maladies chroniques, telles les lombalgies, constituent certes de véritables problèmes de santé publique et engagent l'ensemble de la communauté à réfléchir et à trouver des solutions, moins sur le plan individuel que sur celui de la santé communautaire. De même, certains processus médico-sociaux telle l'augmentation rapide, durant cette dernière décennie, du nombre de patients faisant appel à l'Assurance invalidité, ou telles encore que les considérables disparités dans les répartitions socio-géographiques du virus VIH outre les problèmes qu'ils soulèvent dans le domaine de l'économie et de la politique de santé, ne peuvent manquer de nous confronter à la question de savoir quel bien et quelles valeurs les médecins défendent, de façon ouverte ou tacite, pour fonder leur action thérapeutique.
Les médecins ne peuvent en effet renoncer à s'interroger sur la manière dont leurs croyances et leurs convictions s'inscrivent dans le discours social dominant, ni renoncer à se demander quelles sont leurs relations avec le pouvoir. Dans le courant culturel actuel et sous le couvert de la neutralité médicale, on a fini par privilégier l'individualisme utilitaire, à savoir l'idée que, si les sujets sont libres de poursuivre leurs intérêts personnels, la société s'en portera mieux. A ce courant s'oppose le paradigme culturel de la responsabilité, notamment soutenu par l'uvre philosophique de E. Lévinas,21 P. Ricur22 et H. Jonas.23,24 Ainsi, W. J. Doherty25 invite les soignants à prendre aussi en compte l'intérêt de la collectivité et à augmenter le sentiment de responsabilité pour le bien-être de tous, en reconnaissant les besoins des plus démunis et des plus faibles. Dans nos sociétés industrialisées, l'individu contemporain a vu se desserrer l'étau des systèmes de contrainte, et notamment de celui que crée la maladie. Il est dès lors tenté de poursuivre l'idée d'un développement sans entrave de ses potentialités, en évitant la confrontation intérieure à ses limites et à son devoir de responsabilité à l'égard de la communauté. Si les malades nourrissent quelquefois l'illusion que la médecine devrait pouvoir leur garantir une guérison sans condition, un certain nombre de bien-portants, y compris des médecins, sous la contrainte des pressions économiques, croient que la devise de l'homme contemporain devrait être «marche ou crève» ; pour eux, la valeur de l'homme résiderait davantage en ce qu'il produit qu'en ce qu'il est.
Le rôle du médecin est certes d'apaiser la souffrance de l'individu ou du groupe, mais non de promouvoir l'apaisement de la souffrance d'un individu ou d'un groupe au prix de l'injustice ou de la souffrance d'autres.
Il importe en ce sens que le médecin réfléchisse à la conception de l'homme qui inspire son projet de soin de l'homme malade, et qu'il s'interroge sur la conception de la communauté qui, fût-ce de façon tacite, détermine son intervention sur l'homme en tant qu'être social. Si le médecin conçoit l'homme comme un ensemble de fonctions biologiques, il privilégiera dans son action la «réparation» somatique. S'il conçoit l'homme sur un mode libéral, en privilégiant les valeurs individuelles, il défendra les finalités que le patient s'assigne, quelles que soient leurs interférences avec les exigences des communautés auxquelles il appartient. S'il s'intéresse à la seule dimension communautaire, il peut à l'inverse en arriver à porter préjudice à la dimension personnelle et familiale de l'individu malade.
Pour se mouvoir dans l'exercice de sa profession face à tant d'intérêts en conflit, le médecin peut utilement se référer à l'orientation systémique. Celle-ci s'efforce de proposer une réflexion éthique et pragmatique sur la forme de contrat social qui, dans le domaine de la santé, pourrait lier l'individu à la société, et la société au sujet singulier.
La méthodologie systémique vise à promouvoir une approche médicale intégrative et, comme telle, se positionne de façon très critique à l'égard de tous les réductionnismes. Si elle reconnaît sans conteste l'importance de l'approche strictement biomédicale, elle refuse que la souffrance de l'être humain soit réduite à une altération moléculaire ou à une dysfonction anatomique. Par ailleurs, basée sur un paradigme de la complexité, elle prend également distance par rapport aux modèles holistiques qui prétendent être exhaustifs et qui, dans la présomption de tout expliquer, finissent par devenir, à leur façon, dogmatiques et totalitaires. C'est en effet dans la conscience même que chaque modèle de référence est nécessairement limité et partiel qu'émerge l'exigence d'une pluralité de points de vue. De leur confrontation seule peut jaillir une connaissance plus profonde de la réalité.
Le paradigme systémique que nous proposons constitue un mode d'approche de la maladie qui se veut intégratif. L'intégration ne signifie pas seulement que l'on «prend plus», que l'on ajoute des éléments en sorte d'élargir le champ d'un savoir ou d'une pratique. L'intégration vise à étudier l'organisation qui se fait jour sitôt que l'on cesse d'isoler les éléments en les abstrayant du contexte auquel ils appartiennent et sitôt qu'on leur permet de fonctionner comme ils fonctionnent spontanément dans le monde de la vie : dans leur dynamique interactive.
Suivant une perspective systémique, la compréhension du malade exige donc que l'on approche la maladie, quant à sa genèse et son évolution, au départ d'une configuration d'ensemble où les différents éléments s'intègrent les uns aux autres et s'influencent réciproquement.
Ainsi, l'on postule qu'il entre dans la tâche du médecin de tenir compte des répercussions multiples que la maladie chronique exerce dans l'environnement familial et social du patient, et de prévenir, à l'inverse, les effets déstabilisants qu'une gestion familiale ou communautaire dysfonctionnelle de la maladie peut exercer sur le patient. Il importe, en ce sens, que les médecins évaluent comment accorder au mieux les soins qu'ils apportent aux individus aux formes de solidarité nécessaires au maintien et au développement de la vie communautaire.