Malgré les preuves d'efficacité des anticoa-gulants oraux obtenues grâce à de nom-breux essais cliniques randomisés, la littérature montre qu'ils sont sous-utilisés en cas de fibrillation auriculaire chronique. Plusieurs éléments liés au médecin (erreur de jugement, surestimation du risque hémorragique, crainte de complications iatrogènes), au pa-tient (âge avancé, présence de comorbidités), ou à l'environnement médical (proximité du patient, fréquence du suivi) peuvent expliquer ce phénomène. La participation acti-ve du patient et la prise en considération de ses préférences peut dans certains cas faciliter la prise de décision dans cette situation difficile.
La fibrillation auriculaire (FA) chronique est l'une des arythmies cardiaques les plus fréquentes et la morbidité qui y est associée, risque d'embolie artérielle ou de décompensation cardiaque par exemple, constitue un problème clinique majeur. La prévalence de cette arythmie est de 0,4% dans une population générale, mais elle atteint 2 à 4% au-dessus de l'âge de 60 ans, 11% à l'âge de 70 ans, et 17% au-dessus de 80 ans.1 Le risque thrombo-embolique lié à la FA chronique, en particulier au niveau cérébral, varie lui aussi en fonction de l'âge, mais également en fonction du contexte clinique du patient. Alors qu'il se situe aux alentours de 1 à 2% par année chez les patients de moins de 65 ans, il oscille entre 3 et 11% par année chez les patients plus âgés en fonction de la présence d'un ou plusieurs facteurs de risque : anamnèse d'accident vasculaire cérébral (AVC), hypertension artérielle, diabète, ou insuffisance cardiaque récente. De plus, la survenue d'un AVC inaugural est souvent dramatique, menant au décès ou laissant des séquelles neurologiques dans plus de deux-tiers des cas.2 Au cours des dix dernières années, plusieurs grandes études randomisées et contrôlées ont comparé l'efficacité des anticoagulants oraux et d'un placebo chez les patients en FA chronique. Ces travaux ont montré une réduction du risque d'AVC de l'ordre de 70% avec l'anticoagulation orale, bénéfice obtenu avec un taux d'anticoagulation modérée (INR entre 2,0 et 3,0), et un taux de complications hémorragiques faible, de l'ordre de 0,8 à 1,5% par an.3,4 Sur ces bases, les recommandations actuelles sont, sauf contre-indications, de prescrire une anticoagulation orale à tous les patients avec un ou plusieurs facteurs de risque, et ceux âgés de plus de 75 ans.5
Plusieurs études observationnelles ont permis de mesurer, parmi des patients avec une FA chronique chez qui une anticoagulation orale aurait théoriquement dû être prescrite au vu d'un rapport risque/bénéfice très favorable, quelle proportion recevait effectivement ce traitement.6,7,8 Comme souvent, il y a la théorie d'un côté et la réalité pratique de l'autre. Ainsi, malgré des preuves solides d'efficacité, ces études démontrent clairement une sous-prescription des anticoagulants oraux chez un grand nombre de patients qui pourraient théoriquement bénéficier d'un tel traitement. Globalement, entre 15% et 50% seulement des patients avec une indication à l'anticoagulation reçoivent ce traitement, le taux de prescription étant généralement plus élevé en pratique ambulatoire (réseau de soins) qu'hospitalière. Il faut relever, néanmoins, que le nombre de patients anticoagulés, parmi ceux ayant une indication à ce traitement, a régulièrement augmenté au cours des dernières années. Ainsi, alors que cette proportion n'était que de l'ordre de 20% dans les années 90, elle se situait aux alentours de 50% dans les années 1996-1997, dates des dernières observations.9,10Malgré ce progrès, la prescription d'anticoagulants oraux reste encore nettement insuffisante.
Les éléments qui influencent la décision de prescrire des anticoagulants oraux en cas de FA chronique ont été bien étudiés. Plusieurs études ont été publiées où les auteurs ont analysé la prise de décision de groupe de médecins (généralistes et spécialistes) face à des scénarios cliniques illustrant différentes combinaisons de risque hémorragique et de risque embolique.7,11,12 Plusieurs éléments déterminés soit par le patient lui-même, soit par le médecin, soit par l'environnement médical, peuvent influencer de manière décisive la décision de prescrire ou non des anticoagulants oraux.
L'âge du patient et le risque de complications hémorragiques sont les deux éléments qui ont un impact majeur sur la prescription d'anticoagulants oraux.12,13 L'âge constitue en lui-même un facteur qui, dans certaines situations, dissuade le médecin de prescrire une anticoagulation orale, mais c'est principalement un élément-clé dans l'estimation du risque hémorragique. D'une manière générale, plus un patient est âgé, plus le risque hémorragique est perçu comme élevé. En conséquence, dans les études qui s'intéressent aux patients de plus de 75 ans, on constate, soit que la proportion de patients anticoagulés est particulièrement faible, soit que le médecin, par crainte d'une complication hémorragique, se contente d'un taux d'anticoagulation inefficace (INR ¾ 2,0).6,12,13 La justi-fication de ce comportement provient très certainement de la difficulté à estimer le risque hémorragique. En effet, malgré plusieurs études cliniques, il n'existe pas de données épidémiologiques solides permettant de quantifier ce risque sur la base de facteur(s) prédictif(s), comme il est possible de le faire pour le risque embolique. Pour preuve, l'impact de l'âge sur le risque d'accidents hémorragiques, indépendamment de l'intensité de l'anticoagulation et de la présence de comorbidités, est toujours sujet à controverse. Ceci complique singulièrement la tâche du clinicien, et ouvre la porte à des erreurs de jugement, ou biais, dans l'estimation du risque hémorragique. Ainsi, alors que le risque d'hémorragies secondaires à des chutes (fréquentes chez les personnes âgées), ou à une consommation excessive d'alcool est largement surestimé,14,15 l'efficacité des anticoagulants chez la personne âgée est systématiquement sous-évaluée, alors que ce traitement est peut-être plus efficace dans cette population en raison même de l'augmentation de la gravité de la maladie. Depuis peu, nous disposons d'études cliniques qui ont démontré l'efficacité et l'innocuité de l'anticoagulation orale chez les patients de plus de 75 ans.4 Néanmoins, ces tendances ne sont pas encore inversées.
Pour le médecin, c'est la balance individuelle des risques et des bénéfices liés au traitement qui constitue le principal déterminant de la décision de prescrire un traitement anticoagulant.12 Chacun mesure ces enjeux d'une manière différente qui est influencée non seulement par son expérience avec l'utilisation des anticoagulants, mais aussi par sa crainte d'une complication iatrogène, et son jugement sur le profil du patient en regard de ceux inclus dans les études cliniques.
Pour une situation clinique parfaitement identique, en termes de balance des risques et des bénéfices liés à l'anticoagulation, les médecins qui ont l'habitude de ces médicaments et ceux qui n'ont jamais eu l'expérience d'effets secondaires majeurs vont prescrire ce traitement plus souvent que leurs confrères moins expérimentés ou plus malchanceux.11,12 Ceci souligne le poids considérable qu'une mauvaise expérience comme un accident hémorragique iatrogène peut avoir sur la décision médicale. Un tel événement, qui reste gravé dans la mémoire, peut fausser le jugement du médecin et le conduire par la suite à penser systématiquement que le risque de complications est plus fréquent qu'il ne l'est réellement (sur-représentation) et, en conséquence, décider de ne pas prescrire d'anticoagulation alors qu'elle serait indiquée.16 Aux yeux du médecin, la survenue d'une complication hémorragique secondaire au traitement anticoagulant chez un patient qui jusque-là n'a jamais eu d'accident embolique est généralement vécue comme un événement bien plus catastrophique que la survenue d'une complication de même sévérité, mais liée à l'histoire naturelle de la maladie.17 En conséquence, à risque de complication égal, la crainte d'un événement iatrogène pousse en général le médecin à l'abstention thérapeutique («primum non nocere»). D'ailleurs, après un accident embolique inaugural, le taux de prescription d'anticoagulants oraux est extrêmement élevé, même chez des patients considérés à hauts risques de complications hémorragiques qui n'auraient sans doute pas reçu ce traitement en prévention primaire,16 ce qui démontre bien que la responsabilité que le médecin s'attribue suite à un événement iatrogène influence la prise de décision.
En cas de FA chronique, comme dans d'autres situations cliniques, les malades «tout venant» et ceux qui sont inclus dans les essais cliniques randomisés ayant permis de démontrer l'efficacité d'un traitement sont généralement très différents. Ce phénomène, par ailleurs inévitable, explique en grande partie la sous-prescription d'anticoagulants oraux, et constitue, d'une manière plus générale, un obstacle majeur à l'adoption d'un nouveau traitement ainsi qu'au transfert des connaissances acquises grâce à la recherche clinique dans la pratique clinique quotidienne. En effet, le médecin n'a-t-il pas raison lorsqu'il prétend, pour justifier sa décision (abstention ?) thérapeutique, que les résultats d'essais cliniques contrôlés ne sont pas applicables à la majorité de ses patients ? Comment, en effet, appliquer des résultats obtenus au sein d'une population homogène, hautement sélectionnée, à des patients qui seraient probablement exclus de ces études en raison de la présence d'une ou plusieurs comorbidités. Jusqu'où l'extrapolation peut-elle aller ? Il n'existe pas de réponse simple à cette question. Toutefois, contrairement à ce que l'on peut penser, à l'aide d'une approche systématique, cette extrapolation est souvent possible.18
Ce n'est qu'avec un taux d'anticoagulation efficace (INR 2,0 à 3,0), obtenu grâce à un suivi rigoureux, qu'une réduction du risque d'AVC de deux tiers a pu être obtenue dans les essais cliniques. Cet objectif est-il atteignable dans la pratique quotidienne, dans un autre environnement, avec un suivi forcément moins fréquent, et en dehors de cliniques spécialisées dans l'anticoagulation ? Probablement pas, comme en témoigne une étude qui démontre que l'INR est trop bas chez la majorité des patients admis à l'hôpital pour un AVC ischémique dans le cadre d'une FA chronique.19Ces différences entre les résultats obtenus dans un contexte idéal («efficacy») et ceux obtenus dans la réalité pratique («effectiveness») constituent sans doute une barrière supplémentaire à la prescription d'anticoagulants oraux.
Il est important de souligner que la sous-utilisation des anticoagulants oraux en cas de FA chronique n'est pas liée à un problème de connaissance des résultats des essais cliniques. En effet, dans les études précitées, l'ignorance des résultats publiés dans la littérature médicale n'a pas été identifiée comme cause pour expliquer la sous-utilisation des anticoagulants oraux.11,12,13 En fait, l'obstacle majeur à la prescription d'anticoagulants oraux semble résider dans la difficulté de transférer des résultats «moyens» à un patient bien particulier, et dans la plupart des situations où une anticoagulation n'est pas prescrite, il faut reconnaître que le médecin peut faire valoir une ou plusieurs «bonnes raisons» pour justifier son choix, raisons dictées par son expérience, sa perception des risques et des bénéfices du traitement, ou par le profil de son patient.
Le patient, si cette opportunité lui est donnée, peut lui aussi jouer un rôle déterminant dans la décision thérapeutique. Dans une étude récente, Protheone et coll. ont mesuré, au moyen d'une analyse décisionnelle, l'impact sur la décision médicale du poids (qualité de vie) attaché par le patient aux conséquences de la maladie (risque d'AVC) et de son traitement (risque d'hémorragie).20 En prenant explicitement en considération cette dimension de «qualité de vie», beaucoup moins de patients choisissaient l'anticoagulation orale comparativement à ce que recommandaient des «guidelines» basés sur une représentation purement quantitative des risques et des bénéfices de l'anticoagulation.
Le choix concernant l'anticoagulation en cas de FA chronique est l'aboutissement d'un raisonnement complexe, influencé par de multiples éléments liés aux médecins, aux patients et à l'environnement. La sous-utilisation des anticoagulants dans la pratique clinique, souvent défendable, en est l'illustration. Dans bien des situations, en effet, la perplexité du médecin est légitime et ce phénomène souligne l'importance et la nécessité d'une participation active du patient au processus de décision.