La prééclampsie est une maladie hypertensive induite par la grossesse susceptible d'évoluer rapidement d'une hypertension modérée vers une atteinte multisystémique grave. Avant de choisir une technique particulière (locorégionale ou générale), l'anesthésiste qui est confronté à une prééclampsie sévère doit veiller à la correction de l'hypovolémie, au contrôle de l'hypotension et à la prévention d'une crise d'éclampsie. La technique d'anesthésie ne peut pas être laissée au choix de la parturiente. Elle est sélectionnée en fonction de l'évolution du contexte clinique et de la présence d'indications ou de contre-indications formelles de l'une ou l'autre méthode.
Simpson écrivait en 1843 : «Albumenuria, dropsy, and convulsions are successive effects of one common central cause viz. a pathological state of the blood, to the occurence of which pregnancy in some way predispose».1 S'il avait eu, à l'époque, les moyens de mesurer la pression artérielle, il l'aurait sans aucun doute associée à sa réflexion.
L'hypertension artérielle complique 5% à 10% des grossesses.2 Elle représente une cause très importante de morbidité/mortalité maternelle et néonatale. Elle peut précéder la grossesse, apparaître pour la première fois au début de la grossesse, à terme, pendant le travail et l'accouchement ou le post-partum. Le terme d'hypertension associée à la grossesse est utilisé pour décrire un large spectre de pathologies évoluant d'une élévation très modérée de la pression artérielle vers une hypertension sévère avec une atteinte de plusieurs organes. L'étiologie de la maladie hypertensive peut être très différente : maladie rénale, hypertension primaire ou secondaire ou bien encore prééclampsie.
Le diagnostic de prééclampsie nécessite la présence d'une hypertension associée ou non à un dème généralisé ou à une protéinurie. La prééclampsie peut être modérée ou sévère selon l'importance de l'hypertension, l'importance de la protéinurie, la croissance foetale et la présence ou l'absence d'atteintes organiques (dème pulmonaire ou cyanose, oligurie, thrombocytopénie, hémolyse, manifestations cérébrales, ...). Il faut souligner le fait que certaines patientes peuvent souffrir d'une atteinte extrêmement grave et potentiellement létale (crise convulsive, rupture hépatique, ...) sans aucun prodrome de prééclampsie.
Les grossesses qui se compliquent d'une prééclampsie sévère s'associent à une morbidité et une mortalité périnatales particulièrement élevées. Lorsque cette affection débute au cours du deuxième trimestre, à la limite de la viabilité foetale, elle pose un problème clinique difficile. A ce stade de la grossesse, les objectifs thérapeutiques devraient concilier la sécurité de la mère et les conditions permettant la naissance d'un nouveau-né vivant ne nécessitant pas de réanimation intensive ni de séjour prolongé dans une unité de soins intensifs. Les principaux critères décisionnels dépendent des conditions maternelles (importance de l'atteinte systémique de la prééclampsie) et des conditions foetales (viabilité du foetus, maturation pulmonaire, souffrance foetale associée).
L'accouchement et la délivrance placentaire représentent sans aucun doute le traitement définitif de la prééclampsie sévère. Quelques centres envisagent une prolongation de la grossesse au-delà de 34 à 36 semaines de gestation. Cette attitude peut se justifier si l'on considère que la prolongation d'une à deux semaines peut entraîner une amélioration substantielle de la maturité et du pronostic néonatal. Il est intéressant de remarquer que la morbidité maternelle n'a pas notablement augmenté dans les centres qui adoptent une attitude conservatrice. En associant les traitements classiques de cette affection à une surveillance de type intensif, la prise en charge conservatrice des prééclampsies du second trimestre peut améliorer le pronostic foetal, mais cette décision doit être prise sur une base individuelle et n'est du ressort que d'unités spécialisées.3
En excluant de cette discussion les bénéfices indiscutables de l'analgésie péridurale pour le travail et l'accouchement, la réponse est probablement non. L'indication à la césarienne s'inscrit dans un contexte clinique évoluant d'une prééclampsie modérée sans atteinte systémique à celui d'une affection perturbant gravement plusieurs systèmes d'organes. L'anesthésiste doit garder en mémoire l'ensemble de ces perturbations avant de déterminer le choix d'une technique d'anesthésie, en sachant que le contexte clinique évolue souvent très rapidement.
I Augmentation de l'eau corporelle totale.
I Vasoconstriction artériolaire.
I Diminution de la pression veineuse centrale de façon proportionnelle à la sévérité de l'hypertension.
I Augmentation de la perméabilité vasculaire provoquant un déplacement de liquide et de protéines du compartiment intravasculaire vers l'espace extravasculaire avec pour conséquence une hypovolémie, une hypoprotéinémie et un dème généralisé.
I Diminution de la masse érythrocytaire (qui peut être masquée par la diminution de volume intravasculaire).
I Augmentation de sensibilité aux médicaments vaso-actifs (en particulier les catécholamines).
I Diminution du débit sanguin rénal.
I Diminution de la filtration glomérulaire.
I Diminution de la clairance à l'urée (30 à 50%).
I Endothéliose glomérulaire.
I Dépôts de fibrine sur la membrane basale.
I Augmentation de la protéinurie.
I Augmentation des urates proportionnellement à la sévérité de l'hypertension.
I Diminution du débit urinaire.
I Insuffisance rénale aiguë, secondaire à l'endothéliose glomérulaire et/ou à une hypovolémie.
I Augmentation du travail ventriculaire gauche secondaire à l'augmentation des résistances vasculaires systémiques.
I Augmentation du débit cardiaque secondaire à l'augmentation de la fréquence cardiaque et du volume d'éjection. Il faut néanmoins remarquer que l'augmentation du débit cardiaque du post-partum immédiat est beaucoup moins importante lors de prééclampsie sévère que chez une parturiente en bonne santé, probablement du fait de la diminution du volume sanguin et des éventuelles pertes sanguines.
I Diminution de la pression veineuse centrale ( 1 mmHg à 4 mmHg). Il n'existe pas de relation directe entre la pression veineuse centrale et la pression capillaire bloquée (CAP). Par conséquent, un dème pulmonaire peut se développer avec une pression veineuse centrale normale (en particulier > 4 mmHg).
I Pression capillaire bloquée habituellement normale. Une élévation de la CAP peut indiquer une dysfonction ventriculaire gauche.
I dème facial et laryngé. Un dème impressionnant des parties molles peut se développer en quelques heures et compromettre définitivement toute tentative d'intubation.
I Fonction pulmonaire habituellement normale lors de prééclampsie modérée.
I Augmentation du gradient alvéolo-artériel et des shunts physiologiques lors de prééclampsie sévère. Ces modifications sont liées à une diminution du débit sanguin pulmonaire.
I dème pulmonaire secondaire à une augmentation de la perméabilité capillaire aggravée par une hypoalbuminémie ainsi qu'une éventuelle dysfonction cardiaque gauche.
I Hyperréflexie.
I dème généralisé du système nerveux central.
I Hyperirritabilité du système nerveux central.
I Augmentation de l'incidence des crises tonico-cloniques pendant toute la période péripartale.
I Augmentation de la sensibilité aux médicaments dépresseurs du système nerveux central.
I Débit sanguin cérébral normal.
I Hémorragies intracérébrales. Il s'agit de la principale cause de décès maternels associés à la prééclampsie. Les hémorragies peuvent être consécutives à une crise hypertensive ou secondaire à une ischémie du tissu cérébral secondaire aux troubles de la microcirculation.
I Thrombocytopénie (contemporaine et proportionnelle à la gravité du vasospasme).
I Diminution de la fonction plaquettaire (thrombasthénie) chez 25% des patientes prééclamptiques.
I Evolution variable du fibrinogène et des produits de dégradation de la fibrine (D-dimères).
I Coagulation intravasculaire disséminée, particulièrement lors de décollement placentaire associé à la prééclampsie. En fait, il est prudent de considérer une prééclampsie sévère comme une coagulation intravasculaire disséminée latente.
I Augmentation de la cytolyse (ASAT, ALAT).
I Augmentation de la bilirubine.
I Hémorragies périportales, lésions de type ischémique et dème généralisé du foie.
I Hématomes sous-capsulaires, provoquant parfois une rupture hépatique.
I Epigastralgies associées à l'dème hépatique et/ou aux hématomes sous-capsulaires.
I Insuffisance circulatoire fto-placentaire consécutive à l'augmentation des résistances vasculaires, à la diminution du volume plasmatique, à l'augmentation de la viscosité sanguine et aux modifications de l'intima des artères placentaires. La perfusion placentaire peut diminuer de 50% à 70% lors de prééclampsie sévère.
I Vieillissement prématuré du placenta avec infarctus placentaire, hypertonicité utérine et augmentation de la sensibilité aux médicaments utéro-toniques.
I L'incidence des décollements placentaires est 15 fois plus élevée que dans une population obstétricale saine.
I Augmentation de l'incidence de prématurité.
I Retard de croissance intra-utérin.
I Hypoglycémie.
I Asphyxie ftale.
I Syndrome de détresse respiratoire.
I Hyperbilirubinémie.
Quelle que soit la technique retenue, trois conditions préalables devraient être remplies : le contrôle de la volémie, le contrôle de la pression artérielle et la prophylaxie des convulsions.
L'hypovolémie est une dyshydratation aux dépens du volume circulant et au profit du volume extracellulaire. Elle est mise en évidence par une oligurie, par une pression veineuse centrale basse, par un hématocrite bas (volémie et qu'elle peut être consécutive à une lésion intrarénale. De plus, une oligurie qui ne répond pas à l'administration de furosémide est une indication à la mesure de la pression veineuse centrale.
Dans le cadre d'une pathologie hypertensive rapidement évolutive, il est difficile de prédire la réponse d'une patiente à un traitement hypotenseur. Le choix d'un traitement hypotenseur quel qu'il soit semble avoir moins d'importance que l'efficacité et la rapidité de la réponse hypotensive.
Actuellement, le labétalol, un antagoniste des récepteurs a1, b1 et b2, est utilisé en première intention en administration entérale puis parentérale avec comme objectif thérapeutique une pression artérielle systolique entre 140 et 160 mmHg et une pression diastolique inférieure à 100 mmHg. Ce médicament diminue la pression artérielle par blocage des récepteurs a-adrénergiques au niveau des artérioles périphériques favorisant ainsi la perfusion utéro-placentaire. De plus, il bloque les récepteurs b-adrénergiques en évitant que la baisse de pression ne s'associe à une tachycardie. La posologie entérale recommandée au cours de la grossesse est de 200 mg 2x/j à augmenter par palier de 200 mg jusqu'à un maximum de 2400 mg/j. La posologie parentérale est la suivante : débit initial de perfusion de 20 mg/h, à doubler chaque 30 minutes en fonction de la réponse clinique, avec un débit maximal 160-240 mg/h. Le labétalol peut être utilisé en bolus i.v. de 5 à 10 mg avant une laryngoscopie et une intubation. Il faut néanmoins considérer qu'une normalisation de la pression artérielle ne garantit absolument pas l'absence de réponse vasopressive au moment de l'intubation.
L'éclampsie se définit par l'apparition de convulsions ou de symptômes neurologiques déficitaires dans le contexte d'une prééclampsie ; elle se rencontre dans 0,05% à 0,2% des accouchements. Environ 30 à 40% des décès associés à une crise d'éclampsie sont associés à un dème cérébral sévère et/ou à des hémorragies cérébrales. L'encéphalopathie hypertensive, la coagulation intravasculaire disséminée et les micro-embolies fibrino-plaquettaires qui lui sont associées, le vasospasme cérébral ont tous été impliqués dans leur genèse. Approximativement, 50% des éclampsies se produisent avant l'accouchement et 25% après l'accouchement. La difficulté d'identification des patientes à risque est bien mise en évidence par le fait que la plupart des crises d'éclampsie se produisent sans aucun prodrome et malgré le fait que les patientes soient hospitalisées.
Par conséquent, une attitude de principe devrait être adoptée a priori et toutes les prééclampsies sévères traitées préventivement ; a fortiori toutes les patientes qui présentent une irritabilité du système nerveux central (hyperréflexie, agitation, ...). Le sulfate de magnésium (MgSO4) à raison de 4 à 5 g i.v. en 20 à 30 minutes, suivi d'une perfusion à raison de 1 à 2 g/heure, poursuivi 24 à 48 heures après l'accouchement est considéré comme le traitement préventif et curatif de choix.
Dans un tel contexte, il n'est plus question de laisser le libre choix de la technique d'anesthésie à la parturiente. La prééclampsie peut être suffisamment sévère pour contre-indiquer ou, à l'inverse, indiquer formellement une technique d'anesthésie plutôt qu'une autre.
I L'anesthésie générale peut être le seul recours en cas d'urgence (crise d'éclampsie, décollement placentaire, ...) ou troubles de l'hémostase contre-indiquant l'anesthésie locorégionale.
I A l'inverse, l'anesthésie générale peut être contre-indiquée lorsque le contrôle des voies respiratoires n'est pas garanti (développement d'un dème massif de la face et des voies respiratoires supérieures, danger d'hémorragie intracrânienne maternelle, ...).
I L'anesthésie locorégionale peut être formellement contre-indiquée (hémostase, infection, hypovolémie, ...) ou techniquement impossible.
I A l'inverse, elle permet souvent de contourner le problème des voies respiratoires sans pour autant le résoudre.
En conclusion, c'est toujours la sécurité de la parturiente qui doit prévaloir au choix de la technique d'anesthésie et nous ne saurions trop insister sur l'importance de la qualité de la communication interdisciplinaire (anesthésistes, obstétriciens, sages-femmes et pédiatres).