A l'adolescence, toute activité de soin comporte aussi un aspect préventif. Dans son cabinet, le praticien peut exercer une influence positive sur la santé des adolescents de diverses manières : décodage de besoins et problèmes de santé sous-jacents ; prévention de l'aggravation d'une affection chronique par une bonne communication médecin-patient ; discussion systématique des styles de vie et des comportements présentant des risques pour la santé ; à l'occasion d'examens de routine comme celui effectué avant un camp sportif ou avant l'entrée en apprentissage, qui peuvent déboucher sur des con-seils, un suivi à court terme ou une orientation vers des services spécialisés. Ce travail doit s'appuyer sur les ressources de l'adolescent et tenir donc compte de l'influence de son environnement familial et social. Il doit faire l'objet d'une formation intensifiée des médecins, notamment dans le cadre de la formation post-graduée et continue.
Le cabinet du praticien constitue ou devrait constituer pour chaque patient à la fois un lieu de soins et d'activités préventives. C'est à plus forte raison le cas pour les adolescents, puisque c'est entre 12 et 20 ans que l'individu adopte, souvent pour la vie entière, des habitudes pouvant influencer durablement sa santé.1,2 De plus, les problèmes de santé majeurs des jeunes se sont peu à peu déplacés d'une origine purement somatique à des problèmes multifactoriels de nature psycho-sociale, impliquant des séquelles à court ou moyen terme : usage de drogue, sexualité mal maîtrisée, accidents sur prise de risque, etc.
Contrairement à une opinion assez répandue, les adolescents, même s'ils consultent en moyenne moins que les jeunes enfants ou les adultes, rencontrent pour leur grande majorité un médecin de premier recours au moins une fois chaque année :3 70 à 80% des jeunes suisses de 15 à 20 ans interrogés dans le cadre d'une enquête nationale en 1993-1994 avaient rencontré un médecin de premier recours (pédiatre, généraliste) au moins une fois durant les douze mois précédents. Cet article, rappelle les fondements de toute démarche de prévention et de promotion de la santé et passe en revue divers aspects du travail clinique préventif dans le domaine psycho-social essentiellement.
La prévention en cabinet recouvre grossièrement plusieurs types d'interventions :4 des gestes techniques préventifs à proprement parler comme les vaccinations (prévention primaire), des activités de dépistages telles que les troubles des organes des sens, recherche d'une hypertension ou d'une scoliose (prévention secondaire), enfin des tâches éducatives et incitatives.5-7 L'éducation pour la santé vise avant tout à donner aux individus des informations et des moyens de mieux appréhender différentes facettes de leur santé et de mieux les maîtriser ; elle s'adresse à la fois à l'adolescent malade en lui donnant la possibilité de mieux comprendre sa maladie et son traitement et à l'individu sain, en cherchant à l'informer, à l'éduquer à une meilleure gestion de sa santé physique et mentale. L'acronyme «HEADS»8 permet de se souvenir facilement de ces différents domaines (tableau 1). Il s'agit de s'enquérir des conditions d'existence du jeune consultant, de la composition et du climat familial (home), de son cursus scolaire et professionnel ainsi que de ses projets et perspectives d'avenir (éducation), de ses activités sportives et de loisirs (activités), de ses rapports aux substances psychotropes (drogues : abstinence, usage récréatif, abus, éventuelle dépendance) et enfin les trois «S» signifiant sexualité (identité sexuelle, vie affective, comportements sexuels), sécurité (prise de risque ou comportements de protection face à la survenue d'accidents) et enfin suicide (tendances dépressives, idéation ou projets suicidaires). Dans quelle mesure ces éléments peuvent-ils être incorporés au travail quotidien avec les adolescents ?
Benito a 17 ans et consulte pour la première fois pour une bronchite asthmatiforme sévère qui l'oblige à s'absenter environ une semaine de son travail. Il ne s'agit pas là du premier épisode de ce genre et l'infirmière scolaire a conseillé à Benito de renoncer à fréquenter des policliniques d'urgence et de se trouver un médecin de famille. Durant les trois mois suivants, Benito consultera à plusieurs reprises pour des crises d'asthme : il apparaît rapidement qu'il a mal intégré les facteurs déclenchants de sa maladie ainsi que les divers composants de son traitement : dès lors, sa compliance laisse fortement à désirer. Une fois la relation bien établie, il est possible d'aborder plus sereinement, et en dehors des crises, les différents aspects de son affection. Benito vit une situation difficile et les crises d'asthme, tout comme plusieurs autres affections intercurrentes, ne font que masquer un état dépressif et des difficultés d'adaptation majeures.
Benito est un enfant unique dont les parents se sont séparés alors qu'il avait 5 ans. Il a toujours vécu avec sa mère jusqu'à l'âge de 15 ans, date à laquelle cette maman est décédée d'un cancer du sein. Les relations avec la mère (entre-temps remariée) ayant toujours été tendues, Benito est placé dans un foyer et entreprend un apprentissage de concierge. Ses absences répétées amènent les employeurs à le menacer de licenciement, ce qui ne fait que renforcer l'absence de motivation de ce garçon.
Dans les entretiens, une fois les aspects physiques de la maladie assimilés, la discussion porte sur le refus et la révolte de Benito face au décès de sa mère et à sa difficulté d'élaborer pour lui-même un projet de vie. Le choix de la profession de concierge s'est fait dans la hâte et l'expose à la poussière ; il apparaît rétrospectivement comme particulièrement inadéquat. Un bilan réunira, outre Benito, son père, les éducateurs, l'employeur et l'infirmière scolaire. Avec l'accord de Benito, ses problèmes de santé sont abordés et les raisons de ses absences explicitées. Un accord est passé avec l'infirmière scolaire pour un suivi hebdomadaire au sein du centre professionnel. Les éducateurs sont mis au courant des aspects techniques du traitement. En outre, il est décidé de procéder à une démarche de réorientation professionnelle à l'issue de laquelle Benito devrait trouver une nouvelle voie de formation.
Cette vignette clinique est une illustration du rôle préventif qu'un médecin pédiatre ou omnipraticien peut être amené à jouer dans certaines situations complexes. Elle démontre clairement que les aspects prophylactiques et curatifs d'une démarche de soins sont, surtout à l'adolescence, indissolublement liés : les crises d'asthme répétées n'étaient-elles pas chez Benito l'expression d'un raz le bol, le garçon «étouffant» littéralement sous le poids de ses difficultés ? Il importait de mettre à jour les circonstances de la survenue de ces crises, les problèmes liés au travail, les difficultés psychologiques majeures liées à la fois à un environnement peu favorable et à des conduites d'auto-sabotage. Ce travail de décodage9,10 réalisé au fil de plusieurs consultations représente une première forme de prévention, souvent escamotée par le sentiment de crise que beaucoup d'adolescents font naître chez les médecins en consultant ponctuellement, en urgence, avec une demande parfois un peu magique de recouvrer une bonne santé sans changer quoi que ce soit au reste de leur existence...
C'est dire l'importance de prendre le temps de questionner l'adolescent sur d'autres aspects de sa santé, même lorsqu'il consulte pour une affection en apparence banale, et surtout lors d'examens soi-disant de routine comme l'examen précédant un camp sportif ou l'entrée en apprentissage. A vrai dire, les représentations que les adolescents ont du rôle du médecin sont souvent très réductrices : bien souvent, elles se limitent à celle d'un «plombier de la santé». Il est donc essentiel d'annoncer clairement à l'adolescent, dès le départ, l'optique large dans laquelle on souhaite travailler. Lorsque le temps manque ce qui est fréquemment le cas en cas de consultation urgente l'adolescent accepte la plupart du temps volontiers de revenir à un autre moment pour discuter tranquillement de sa situation.
Une manière assez rationnelle d'aborder de façon systématique la santé des jeunes consultants dans une perspective globale est d'utiliser un bref questionnaire avant la première consultation.11,12 Un tel formulaire, bien accepté des adolescents à condition d'en assurer la totale confidentialité, permet de se faire rapidement une idée générale de la santé et de la situation d'un jeune. Certains praticiens utilisent aussi de tels questionnaire à leur cabinet. Leur contenu global constitue un signal à l'intention de l'adolescent de la disponibilité du praticien pour aborder d'autres thèmes que la plainte qui a amené le patient.
Un certain nombre de problèmes de santé des adolescents interviennent à des moments charnières de leur existence ou de leur développement et peuvent contribuer à en freiner l'épanouissement : tel garçon a un accident de vélomoteur juste avant de quitter ses parents pour la première fois pour un séjour à l'étranger, telle jeune fille se trouve enceinte au moment où ses parents envisagent de se séparer, etc. La compréhension de tels mécanismes même s'ils ne sont pas toujours interprétés au jeune patient améliore sensiblement la qualité de la prise en charge et peut ainsi prévenir la survenue de problèmes plus importants par la suite, faire redémarrer un processus développemental momentanément bloqué. Une telle approche permet aussi souvent d'améliorer la compliance aux médicaments ou aux traitements, comme en témoigne la vignette clinique ci-dessus.13,14
Si le médecin jouit encore d'un large crédit auprès des adolescents, la majorité des études montrent que les moments consacrés à cette prévention restent rares.15-17 Les médecins semblent hésiter à aborder des thèmes délicats comme celui de la sexualité (sauf s'ils sont directement interpellés sur ce sujet, par exemple dans le cadre d'une demande de contraception) ou encore l'usage de drogue. Un moyen simple de créer un climat propre à ce type d'échange est de disposer, dans la salle d'attente, des documents attrayants traitant de divers aspects de la santé, signalant ainsi la possibilité d'en parler dans le cadre du cabinet. Certains moments ou certains types de consultations se prêtent plus facilement à une telle activité. Une demande de pilule du lendemain devrait absolument être assortie d'une discussion sur la contraception future de la consultante. Un accident peut être l'occasion de parler de certains risques et d'un mal-être sous-jacent, une vaccination contre l'hépatite B sera un prétexte pour parler prévention des MST et de sexualité, une demande de fortifiant ou de calmant sera une opportunité à saisir pour discuter d'alimentation ou de sommeil.
Par ailleurs, la formation du médecin le conduit à se centrer surtout sur les problèmes, les défaillances, les pannes de santé de ses patients (même si les pédiatres font souvent exception, de par l'intérêt tout particulier qu'ils ont pour le développement de leurs patients et la prévention). Du même coup, c'est bien souvent dans une optique de réparation qu'il sera amené à proposer ses traitements. Si cette approche trouve encore clairement sa raison d'être face à une appendicite aiguë ou une entorse de la cheville, elle s'avère beaucoup moins efficace lorsqu'il s'agit d'amener l'adolescent à modifier ses habitudes de vie ou à agir sur son environnement. Un important corpus de littérature a mis en évidence des facteurs à la fois personnels et environnementaux qui font que des enfants et des adolescents placés dans des situations difficiles parviennent à s'en sortir tout de même bien.18-20 Ce phénomène, appelé «résilience», peut devenir pour les praticiens le cadre d'une approche nouvelle se fondant non pas sur le modèle de la réparation, mais sur celui de la vicariance : en d'autres termes, le praticien passera une forme de contrat avec l'adolescent en cherchant avec lui les éléments positifs de son histoire et de sa situation sur lesquels s'appuyer pour améliorer sa santé, en passant en revue les stratégies réalistes propres à favoriser son développement.
D'entrée, une telle approche peut être présentée à l'adolescent, à travers des questions telles que : «Qu'est-ce qui marche bien dans ta vie en ce moment ?» ; «Que pourrais-tu améliorer à ton avis dans ta vie, ta manière de vivre» ; «Quelles sont tes activités préférées ? tes loisirs préférés ?» ; «Y a-t-il quelqu'un que tu admires beaucoup ? qui ? pour quelles raisons ?» ; «Quelles sont les principales qualités que les autres te reconnaissent ?» ; «Comment te fais-tu des camarades habituellement ? ; «Vers qui te tournes-tu habituellement lorsque tu cherches à résoudre un problème ?» ; «Quelles sont à ton avis tes principales qualités ?» ; «As-tu un exemple d'une situation difficile que tu as réussi à maîtriser avec succès ?» ; «Peux-tu me citer un exploit dont tu es fier ?» ; Que fais-tu de bien pour te maintenir en bonne santé ?» ; «Quelles responsabilités prends-tu dans la vie ? à la maison ? à l'école ? ailleurs ?» ; etc. Cette approche comporte l'avantage majeur de redonner à
l'adolescent sa part de responsabilité dans sa progression ou sa guérison, à un âge ou la crainte de la dépendance à l'adulte est souvent vive.
Le dernier aspect du travail de prévention en cabinet souligné par la vignette est celui du travail de réseau.21 Souvent, on ne saurait se limiter au secteur de la santé ou à un seul lieu d'intervention : c'est en cherchant à agir aussi sur le cadre de vie de l'adolescent, en réunissant tous les professionnels concernés avec l'accord exprès de celui-ci qu'il est en général possible de débloquer une situation qui paraissait au départ sans issue.
Les interventions en cours d'apprentissage représentent un bon exemple du travail qui peut être mené auprès d'un patron ou d'une entreprise : le travail est-il trop lourd pour un jeune qui n'a pas encore terminé sa croissance ? Il existe un conflit larvé avec un collègue de travail, source d'insomnie ? Un absentéisme lié à une affection chronique est-il mal compris du patron ? Une allergie cutanée impose-t-elle des mesures de protection supplémentaires ? autant de situations dans lesquelles bien souvent un téléphone ou une réunion permet de prévenir des difficultés ultérieures, une interruption de l'apprentissage, avec les problèmes de santé qui s'ensuivent.
Dans un contexte de plus en plus dominé par la médecine fondée sur les preuves22 et dans lequel les préoccupations d'ordre économique sont très présentes, il est important de s'interroger sur l'impact potentiel d'une approche globale des soins de santé primaire auprès des adolescents. Divers articles parus récemment tendent à prouver l'efficacité et même la rentabilité d'une telle approche globale,23-28 notamment dans le domaine de la santé mentale. Ces possibilités d'intervention, dont l'impact potentiel est non négligeable restent malheureusement largement inexploitées : ainsi, il est frappant de constater que les adolescents qui ont commis une tentative de suicide ou qui consomment des drogues dures n'ont en général pas l'occasion d'aborder ce thème avec leur médecin.29,30 L'amélioration de ce travail préventif passe nécessairement par une formation intensifiée des professionnels de la santé en contact avec les adolescents :31 les médecins de premier recours, mais aussi les médecins assistants et infirmières travaillant dans les centres d'urgence, ou le personnel des services de santé scolaire, devront à l'avenir pouvoir bénéficier d'une formation accrue et spécifique, ceci d'autant plus que de récents travaux ont démontré l'impact d'une telle formation sur le travail quotidien avec les adolescents.32,33