Les troubles de la conduite alimentaire sont associés à des signes cliniques et des perturbations métaboliques bien définis, nécessitant une prise en charge médicale et un suivi somatique régulier. Ces derniers permettent de prévenir ou de traiter certains problèmes physiques spécifiques liés à la dénutrition ou aux manuvres purgatoires. Dans certains cas, une médication ciblée sur une plainte somatique ou la correction d'un désordre électrolytique, peut être nécessaire. La consultation chez le médecin somaticien peut également permettre de maintenir un lien avec des adolescentes niant, du moins au départ, toute souffrance et échappant, par là même, à toute surveillance médicale.
Comme relevé dans un autre article de ce numéro, une prise en charge médicale soigneuse des patientes souffrant de troubles de la conduite alimentaire est nécessaire et importante :
I Elle évite des problèmes physiques majeurs à court ou long terme.
I Elle constitue souvent, dans un premier temps, la seule possibilité de maintenir un lien avec des jeunes filles qui nient toute difficulté ou souffrance.
I Elle est également une forme de garant face à des parents souvent très angoissés par l'état alarmant de leur fille ; en d'autres termes, c'est le médecin et non plus les parents qui deviennent responsables du contrôle du poids et de l'état physique, permettant, ainsi, une importante sédation de l'inquiétude familiale.
L'examen physique peut permettre à la patiente de comprendre les répercussions de sa conduite alimentaire sur son corps, en lui décodant les signes et symptômes de celui-ci, tentant de rétablir, ainsi, le contact entre son esprit et son corps.1-3 Le médecin commence sa prise en charge par une anamnèse détaillée lui permettant de connaître l'histoire de la perte de poids, le régime alimentaire actuel et les éventuels comportements purgatifs (prise de laxatifs, diurétiques, sirop d'Ipeca ou autres méthodes utilisées). L'amaigrissement et les différents symptômes gastro-intestinaux éventuellement présents font partie d'un diagnostic différentiel qui doit être connu, mais une bonne anamnèse à la recherche des critères du DSM-IV ainsi qu'un status minutieux, permettent, en général, de reconnaître un trouble de la conduite alimentaire (TCA) d'une autre pathologie (tableau 1).
Le tableau 2 résume les signes physiques et les anomalies de laboratoire pouvant accompagner un TCA. L'hypotension, la bradycardie et l'hypothermie accompagnent l'anorexie avérée, ainsi qu'une acrocyanose, un lanugo, une hypercarotinémie (teint orangé), une peau sèche et l'atrophie des seins. Les vomissements chroniques peuvent être accompagnés d'un gonflement des parotides et des glandes sous-mandibulaires, d'une dentition anormale avec perte de la dentine sur les surfaces linguales et occlusives des dents, ainsi qu'un signe de Russel (callosité du dos de l'index).
Les examens de laboratoire ont une utilité dans certaines situations précises. En début de prise en charge, ils permettent, si l'anamnèse et le status ne sont pas typiques d'un TCA, d'éliminer, voire de confirmer un autre diagnostic. Ils devraient être systématiques lors d'une perte de poids rapide et importante, ou lors de la suspicion de conduites purgatives, permettant ainsi, de prévenir ou de corriger d'éventuelles perturbations électrolytiques associées (tableau 3).
Lors de la suspicion d'un TCA, des examens de laboratoire seront demandés si (cf. aussi tableau 4) :
I La patiente présente une perte de poids rapide et importante.
I La patiente amaigrie présente une prise de poids rapide et importante.
I S'il y a suspicion de manuvres purgatoires.
L'hypoglycémie peut être présente en cas de grande dénutrition. Elle motivera parfois à elle seule une hospitalisation pour une réalimentation fractionnée. Les électrolytes peuvent être perturbés dans certaines situations : l'hyponatrémie n'est pas exceptionnelle dans l'anorexie restrictive : elle reflète un apport excessif de liquides voire une sécrétion inappropriée d'ADH.4 L'hypomagnésémie, l'hypocalcémie et l'hypophosphatémie peuvent être présentes lors d'une grande dénutrition, et le plus souvent lors d'une renutrition inadaptée.5 Le dosage de l'hémoglobine peut mettre en évidence une anémie, voire un équilibre hydrique inadéquat (déshydratation principalement). La leucopénie, la neutropénie et la thrombocytopénie sont bien décrites et traduisent une hypoplasie médullaire en rapport avec l'appauvrissement du stroma médullaire en graisse et son infiltration par une substance amorphe constituée de mucopolysaccharides acides. La formule sanguine complète ne sera utile qu'en cas d'état infectieux suspecté. La vitesse de sédimentation peut être abaissée. Les tests de la fonction thyroïdienne reflètent une situation d'hypothyroïdie périphérique, caractérisée par une diminution de la triodothyronine (T3) et de la thyroxine (T4), avec une TSH normale ou modérément diminuée. Ces dosages ne seront demandés qu'en cas de suspicion de maladie thyroïdienne, soit rarement.
La manifestation clinique classique de l'anorexie est l'aménorrhée. Elle fait suite à une diminution de la sécrétion pulsatile de l'hormone GnRH, résultant en un hypogonadisme hypogonadotrophique et une diminution de l'estradiol circulant. Il semble exister un poids critique ou seuil critique de masse grasse corporelle permettant la sécrétion pulsatile de l'hormone GnRH, dont le mécanisme n'est pas encore connu. La leptine pourrait être à l'origine de ce dérèglement de la fonction reproductrice, en signalant à l'hypothalamus une diminution de la masse grasse corporelle. L'aménorrhée disparaît classiquement lors de la reprise de poids. Le tableau 3 résume les anomalies biologiques classiquement associées à l'anorexie mentale.
L'ostéopénie est une complication sérieuse de l'anorexie, accompagnant l'aménorrhée et la malnutrition.6 Elle est multifactorielle (carence strogénique, vitaminique et nutritionnelle, hypercortisolémie) et peut apparaître quelques mois seulement après le début de la maladie. Elle peut être suffisamment sévère pour entraîner des compressions vertébrales et des fractures. L'adolescence étant une période cruciale dans le développement osseux, on comprend que l'anorexie puisse réduire considérablement le capital osseux à l'âge adulte, et ceci malgré une reprise de poids adéquate. Une densitométrie osseuse peut faire partie du bilan, le plus souvent après une année d'évolution de la maladie, afin de documenter la perte osseuse, et de rendre la patiente consciente de l'effet de sa malnutrition sur son corps.
Les manuvres purgatoires sont accompagnées d'une perte d'eau et de troubles électrolytiques bien connus. Il s'ensuit une déshydratation extracellulaire avec diminution de la volémie, réalisant un tableau d'insuffisance rénale fonctionnelle. L'hypokaliémie, l'hypochlorémie, avec une augmentation du taux de bicarbonates signent une alcalose métabolique accompagnant des vomissements. Une substitution de KCL pour des valeurs potassiques en dessous de 3,4 mmol/l est nécessaire. Lors d'un abus de laxatifs, l'apparition d'une acidose métabolique, avec diminution des bicarbonates sanguins, ainsi qu'une hyperchlorémie pouvant, par ailleurs, masquer une carence en potassium, est caractéristique. Le suivi de ces valeurs sanguines permettra de substituer selon les besoins.
En cas de vomissements chroniques sévères, l'électrocardiogramme va permettre de suivre les répercussions des perturbations électrolytiques (potassium principalement, avec une sous-dénivellation du segment ST, une diminution de l'amplitude de l'onde T, et l'apparition d'une onde U) sur le cur et de prendre les mesures nécessaires afin d'éviter un trouble du rythme (tachycardies sinusales, ventriculaires, torsades de pointes et fibrillations ventriculaires) apparaissant le plus souvent lors d'une kaliémie inférieure à 2,5 mmol/l. L'ECG permettra également de choisir en toute sécurité, un traitement psychopharmacologique adapté.
Les buts du traitement médical sont de tenter d'améliorer le status nutritionnel de la patiente et de prévenir, voire traiter les effets de la malnutrition et des comportements purgatifs sur le corps. La fréquence de la surveillance médicale dépend de l'état physique de la patiente, et peut aller d'une semaine à quinze jours, même moins fréquemment selon les cas. En plus de l'anamnèse et du status, une éducation nutritionnelle, faite par le médecin traitant ou par une diététicienne, comprenant une surveillance des apports alimentaires et une proposition de modification des apports caloriques, doit être faite régulièrement. L'utilisation d'un journal alimentaire représente à cet égard un atout précieux.
Un contrat de poids, fixant un poids limite inférieur à ne pas dépasser, doit être passé avec la patiente dès les premiers entretiens. De plus, et afin de favoriser la reprise pondérale et prévenir d'éventuelles fractures sur un os fragilisé, le médecin doit proposer une restriction de l'exercice physique, ces patientes étant le plus souvent hyperactives.
En cas d'anorexie mentale sévère, les examens de laboratoires seront effectués au besoin très régulièrement (tableau 4). Dans de telles situations, la réalimentation devrait se faire sous surveillance médicale étroite, afin d'éviter un «refeeding syndrome»,5 dont la principale conséquence est l'insuffisance cardiaque congestive, avec syndrome démateux. Le «refeeding syndrome» est la conséquence d'une suite de perturbations électrolytiques, comprenant principalement l'hypophosphorémie (à l'origine d'une diminution de la contractilité myocardique et de troubles du rythme), l'hypokaliémie et l'hypomagnésémie, ainsi que d'apports en glucose trop élevés amenant, par mécanismes compensatoires, une expansion du secteur extra-cellulaire, le tout potentialisé par la dénutrition chronique entraînant une diminution de la masse musculaire cardiaque, pouvant amener le patient au décès.5 Les signes clinique (dèmes principalement) et biologiques de «refeeding syndrome» imposent une hospitalisation, en général de courte durée.
Les plaintes gastro-intestinales (douleurs abdominales, constipation, reflux) sont fréquentes chez les anorexiques. Les mesures diététiques sont au premier plan. Si toutefois un laxatif devait être prescrit, les fibres ou les huiles de paraffine seront préférées. Les reflux pourront être améliorés par le dompéridon (Motilium ®) 10 à 20 mg/j trois fois par jour.
La prescription d'une substitution hormonale stroprogestative est largement débattue dans la littérature.7 La décision de traiter ou non une patiente, devrait être discutée de cas en cas. Une patiente présentant des symptômes de déficit strogénique, comme l'atrophie des seins ou une peau sèche, pourrait bénéficier d'une substitution strogénique. De même, l'absence de menstruation peut être anxiogène pour certaines patientes, surtout dans la phase d'amélioration de la maladie, et le fait de retrouver un cycle normal peut les aider à se sentir à nouveau femme. Quant à un effet protecteur éventuel sur l'os, il n'est pas prouvé, les études apportant pour l'instant des résultats contradictoires. Il n'est donc pas possible à l'heure actuelle de formuler une recommandation systématique de substitution hormonale.7 La prévention de l'ostéoporose passe avant tout par une amélioration de l'état nutritionnel avec normalisation du poids. Un supplément de vitamine D de 400 IU par jour, ainsi qu'une substitution calcique (1000 à 1500 mg/j) doivent être proposés systématiquement (Calcimagon ®, 2 cp/j). En dessous d'une perte de poids de 25% du poids de forme, un supplément vitaminique plus complet ainsi qu'une supplémentation en fer devrait être proposée.
On le voit, la prise en charge médicale des patients souffrant de troubles de la conduite alimentaire est parfois fort complexe. Dans les situations de crises aiguës avec troubles électrolytiques, perte ou reprise de poids très rapide, il vaudra souvent la peine de prévoir une hospitalisation pour assurer un monitoring étroit de l'évolution de la situation. Le recours aux conseils d'un médecin nutritionniste est, dans bien des cas, très utile. Finalement, le défi posé aux somaticiens dans de telles situations sera de continuer un dialogue permanent avec leurs confrères psychiatres, qui pourront ainsi participer activement aux décisions prises et discuter avec la patiente et son entourage du sens de ce qui se passe.