Ils connurent qu'ils étaient nus.
Genèse 3 :7On connaît la chanson de Juliette Greco qui guide son amant pour l'effeuiller en préliminaire à l'acte amoureux. Ce déshabillage va de soi alors que, tout aussi nécessaire pourtant, il n'en va pas de même pour un examen médical.
Quand Hippocrate fonde la médecine moderne, la révolution qu'il opère se caractérise par un abord direct de la personne malade. Cet abord consiste à interroger, à examiner le patient de la façon la plus indiscrète en le dénudant, en s'introduisant dans son intimité, en dénichant éventuellement dans sa vie privée une donnée décisive pour le diagnostic ou le traitement.1
Cette immixtion du médecin, nécessaire à la qualité d'un acte médical désormais objectif et rationnel, ne va pas de soi, même pour Hippocrate. La preuve en est qu'il recommande de ne pas dénuder inutilement le patient. Dans Officines il écrit : «Ne pas découvrir, ni montrer aux assistants, sans nécessité, les parties qui doivent être cachées». Le toucher vaginal qu'il préconise ne sera plus effectué deux ou trois siècles plus tard que par une matrone ou pour la femme elle-même.
Vers la même époque, dans la Chine ancienne, les médecins utilisent des figurines en albâtre ou en ivoire sur lesquelles les malades désignent l'endroit dont ils souffrent pour éviter de l'exhiber ; la prise du pouls est le seul contact direct autorisé, et encore à travers un linge de soie chez la femme ou chez l'homme de rang élevé.
On sait qu'au Moyen Âge, la pratique de la médecine ayant été récupérée par des clercs, toutes précautions sont prises pour éviter à ces religieux la moindre tentation de la chair. Des illustrations européennes de la fin du XVIIIe siècle montrent un médecin prenant le pouls à la base d'une main dépassant juste ce qu'il faut entre deux rideaux entourant le lit sur lequel repose le malade.
Cependant, les médecins se réveillent, reviennent aux traditions hippocratiques et ne laissent plus aux seuls chirurgiens la pratique de l'examen physique.2 Au XVIIIe siècle, Morgagni, comme son maître Valsalva, palpe couramment les malades, pratique le toucher rectal dans les deux sexes ; pour cela, il fait déshabiller le patient en tenant compte des convenances et après avoir obtenu son autorisation ; il regrette la répugnance des femmes à se laisser examiner par un médecin.
En 1816, Laennec raconte comment il est amené à voir une personne dont le jeune âge et le sexe lui interdisent l'auscultation immédiate, par application de l'oreille sur la région précordiale et le sein. Instruit par l'observation, il roule alors un cahier de papier qu'il place entre la poitrine de la jeune femme et son oreille et entend distinctement les battements du cur : il vient d'inventer le principe de ce qui va devenir le stéthoscope.
Peu après, Trousseau insistera sur la nécessité de déshabiller le malade. Mais on voit encore, sur une illustration d'un traité de gynécologie, une femme debout et habillée examinée par un médecin à genoux devant elle qui glisse un avant-bras sous ses robes pour examiner sa région génitale. Ce n'est qu'à partir de 1850 que s'opère une «véritable révolution médicale» (le mot peut être pris ici dans son sens initial de retour à l'état antérieur) : le médecin fait déshabiller puis allonger le malade sur la table d'examen, tandis que le spéculum de Récamier se répand. En 1866, le médecin agissant pour une compagnie d'assurance avant souscription d'un contrat se voit recommander d'examiner avec soin le patient lorsqu'il s'agit d'un homme ; «il ne faut jamais hésiter à le prier de se déshabiller. Mais lorsqu'il s'agit d'une femme, il est difficile de lui demander de retirer ses vêtements en dehors de son corsage» (!)
Cette histoire de l'examen clinique suggère que sa pratique suit la pudeur plutôt qu'elle ne s'y oppose.3 Cependant la toilette des Grands était publique alors que le médecin n'examinait guère le patient. Les contradictions ne manquent pas plus aujourd'hui : les jeunes femmes qui se dénudent volontiers sur les plages quand elles sont en bonne santé hésitent à le faire quand elles sont souffrantes dans le cabinet du médecin. Telle exprimera des réserves avant de subir un examen gynécologique précédant la prescription d'une contraception alors qu'elle figure dans un spectacle pornographique où les accouplements sont, il est vrai, le plus souvent simulés.
Des médecins hésitent l'hiver à faire déshabiller des patients très couverts, ce qui fait perdre du temps. Certains patients les rappellent heureusement à l'ordre en s'étonnant : «Vous ne m'auscultez pas, Docteur ?» Après avoir appris que certains de leurs confrères se sont laissés séduire par d'autres personnes, d'autres médecins hésitent en se méfiant que la dénudation demandée ne soit interprétée comme un début de séduction sexuelle pour laquelle ils s'exposent à être poursuivis.
Le schéma traditionnel vole en éclat : le médecin n'est plus toujours un homme, la personne délicate à déshabiller n'est plus toujours une femme, les risques ne sont pas réservés à un couple hétérosexuel, les révélations sur les pratiques pédophiles obligent à des précautions particulières avec les enfants.
Ainsi, ce qui est une savante excitation érotique chez Juliette Greco et se termine par l'injonction «Déshabillez-vous !» est à l'opposé de ce qui se produit lors d'un examen médical : le déshabillage doit s'effectuer en prenant soin d'éviter toute connotation érotique pour mettre à l'abri d'une tentation qui correspond à un interdit absolu de l'exercice de la médecine.B. Hrni