Il ne faut presque jamais avoir raison trop tôt. Même en chirurgie. Telle est la triste leçon que l'on peut tirer de la lecture du «Voronoff» de Jean Réal.1 L'auteur, réalisateur de documentaires et chargé par l'Union européenne de faire un point sur la recherche dans le champ des xénogreffes, ne pouvait pas ne pas croiser le Dr Serge Voronoff, cette personnalité flamboyante hors du commun comme le début du siècle dernier sut en produire dans le champ de la médecine comme dans ceux des arts, des lettres et des sciences ; Serge Voronoff qui ne voulait rien moins que permettre aux hommes de «garder durant toute l'existence, les énergies de la jeunesse, les ardeurs des sentiments, cur et cerveau affamés de vie» ; Voronoff qui uvra au sein et en marge des institutions, chercha comme un damné, s'aventurant jusqu'aux frontières chirurgicales de la fontaine de Jouvence en osant introduire dans des organismes humains des glandes de singes.
On ne reprendra pas ici le croustillant et l'épique d'une vie qui voit un homme Samuel Abrahamovitch naître en juillet 1866, à neuf cents kilomètres au sud de Moscou, quitter sa famille après une peine de prison et arriver à Paris au printemps 1885 ; Paris où il prend le nom qu'on lui connaît aujourd'hui. Installation au 11 bis rue Berthollet, à deux pas du Val-de-Grâce, 300 francs mensuels adressés par ses parents, richesse du Quartier latin d'alors, échanges avec Verlaine, inscription à l'Ecole de médecine et vocation déjà affirmée : la chirurgie. Ce sera, au départ la gynécologie et les cours de Charcot à la Salpêtrière. Externe des hôpitaux de Paris, il devient l'assistant de Jules-Emile Péan, célèbre chirurgien de l'hôpital Saint-Louis dont tous ceux qui utilisent les pinces qui portent son nom, ne savent malheureusement plus grand chose. Péan qui, le premier, opéra les kystes de l'ovaire et les fibromes utérins, qui travaillait «à bout de pinces», ne se souillait jamais et avait l'habitude «de rester en habit» ; Péan, ami de Toulouse-Lautrec et dont Jules Renard écrit qu'il avait l'air «en fouillant les ventres de chercher de la monnaie dans sa poche
»
Quinze ans ou presque en Egypte, où il bâtit un système de santé et un enseignement médical et c'est le retour en France en 1910. La connaissance biologique progresse à pas de géant. Karl Landsteiner a identifié les groupes sanguins, l'opothérapie (cet emploi thérapeutique de tissus, de glandes endocrines, d'organes à l'état naturel ou sous forme d'extraits) connaît un engouement sans précédent, Mathieu Jaboulay et Alexis Carrel entrouvrent la porte à la chirurgie des xénogreffes. Voronoff saisit tout cela et l'intègrera bientôt dans une synthèse toute personnelle. A Nice, il greffe avec succès du tissu thyroïdien de chimpanzé chez un enfant souffrant de crétinisme. Durant la Première Guerre mondiale, il utilise des os de singe comme prothèses orthopédiques chez des soldats blessés dans un hôpital fondé par le tsar. Puis, entre 1920 et 1930, c'est l'époque des greffes de glandes (testicules, ovaires et thyroïdes) de singes sur l'homme. Trois cent quarante au total. Des succès que l'on dit spectaculaires, des échecs, des «vigueurs retrouvées», des polémiques sans fin
Selon Jean Réal, durant cette décennie où l'on n'avait peur de rien, quarante-cinq médecins et professeurs ont, en France et à travers le monde (à l'exception notable de la Suisse), pratiqué «les greffes Voronoff». Passionnante saga où la chirurgie imaginait n'avoir ni limites ni contraintes, où l'on organisait la collecte de chimpanzés en Afrique pour mettre sur pied des traitements hormonaux et où beaucoup regrettaient de ne pas pouvoir prélever des testicules sur des condamnés à mort. Formidable époque où l'endocrinologie sortait de ses limbes ; époque si proche et qui pourtant, à l'heure de nos comités d'éthique et de nos principes de précaution, nous apparaît distante de plusieurs siècles. Années folles, vraiment ? Ce serait faire bien peu de cas du véritable bouillonnement intellectuel d'alors qui voyait les grands noms de la médecine et de la chirurgie, participer comme jamais aux débats intellectuels et aux créations de leur temps.
Car Voronoff ne peut être réduit à la greffe de testicules de singes sur des hommes en quête d'un regain de virilité tout comme on ne peut cantonner Carrel à ses errements eugénistes. «La mort révolte l'homme comme la plus cruelle injustice, parce qu'il garde le souvenir intime de son immortalité, écrit Voronoff dans «Vivre, Etudes de moyens de relever l'énergie vitale et de prolonger la vie» (Grasset, 1920). Chaque cellule qui le compose et qui, dans les premiers temps de sa création du monde, formait un être entier, indépendant, se souvient en effet de sa vie indéfinie, éternelle et crie son horreur devant la mort que son association avec d'autres cellules lui a imposée (
). A travers des milliards d'années, ces cellules se sont assemblées pour former des êtres de plus en plus compliqués, depuis l'animal le plus simple telle l'amibe jusqu'à l'être supérieur qu'est l'homme, et c'est cette association où l'harmonie est souvent troublée qui a entraîné le phénomène monstrueux, anormal, de la mort». En août 1951, Serge Voronoff est victime à Lausanne d'une crise cardiaque. Nul ne sait si son corps repose à Menton ou s'il a été incinéré en Suisse.
J.-Y. Nau1 Voronoff de Jean Réal (Editions Stock, 286 pages). On lira aussi avec le plus vif intérêt la toute récente réédition d'«Etude sur la vieillesse et le rajeunissement par la greffe» (1926) de Serge Voronoff, avec une préface de Jean-Louis Fischer, Editions SenS, Chilly-Mazarin ainsi que «L'utopie hormonale de Voronoff, l'endocrinologie à l'heure du mythe», publication de Nicolas Postel-Vinay et Christiane Sinding dans La Revue du Praticien 1994 ; 44 : 2140-3.