Je sentais qu'en six semaines d'absence, ils m'étaient devenus à peu près étrangers.A. FranceLes médecins et les autres soignants qui vivent en contact permanent avec la maladie ou à l'hôpital en arrivent à oublier que ces choses qui leur sont familières sont d'abord étranges pour les patients qui vont s'y sentir étrangers.Le témoignage de Robert Murphy en apporte une illustration éloquente.1 Anthropologue, frappé par un épendymome de la moelle épinière qui le paralyse progressivement et lentement (sur 15 ans), il va explorer et observer le monde de l'invalidité et des invalides comme il a observé des tribus primitives. «Les handicapés sont considérés comme une espèce étrangère» et «constituent un groupe radicalement distinct du reste de la population et aussi différent qu'une peuplade exotique». Aux Etats-Unis où il vit, il note que le sport, le culte du corps atteignent «le stade du fanatisme» et deviennent «un impératif moral». Aussi «l'invalide, individuellement aussi bien qu'en groupe, contrevient à toutes les valeurs de jeunesse, de virilité, d'activité et de beauté physique que les Américains chérissent». Plus encore que les gens de couleur, les handicapés sont considérés comme des «marginaux», des «déviants».Si ces invalides sont ainsi considérés par la société «normale» comme des individus qui lui sont étrangers, les patients eux vont découvrir, en entrant à l'hôpital un monde également étranger et, malgré son nom et ses efforts, trop souvent inhospitalier. C'est un «îlot de relations sociales», une «institution totalement refermée sur elle-même [qui] essaie en général d'effacer les identités antérieures et d'obliger l'individu à en adopter une qui lui est imposée».C'est un autre témoin, l'écrivain Hervé Prudon, atteint d'un cancer de l'sophage, qui en témoigne dans un style plus enlevé :2 «L'hôpital et la maladie, le cancer, sont un pays étranger qu'à tort on visite bien trop peu. Certes la cuisine locale n'est pas recommandable. Mais les gens y sont courtois. On ne comprend pas immédiatement les us et coutumes, le langage ». Il précise : «Le personnel et les malades ne parlent pas la même langue, on ne se comprend pas.» D'un autre lieu de soins, il indique : «Cette clinique a l'étrangeté d'une glace napolitaine où chaque étage glacé soigne une autre maladie.» Murphy ajoute : «L'hôpital dépouille les malades de leur identité antérieure», comme s'il les naturalisait pour leur donner une nouvelle nationalité.Nombreux sont les témoignages qui présentent l'hôpital comme un lieu fermé, au pire comme une prison, voire même comme un camp de concentration avec des barbelés et des miradors. On comprend que les malades veuillent en sortir pour rentrer chez eux. Mais c'est trop souvent pour s'y retrouver derechef comme des étrangers, qu'on avait oubliés et qui peuvent se retrouver indésirables. C'est le syndrome de Lazare. Prudon qui avait pourtant «envie de revenir dans des pays connus» se voit rendu, «fragile à la jungle des villes au monde libre, dont j'ai perdu l'usage. Je suis apatride». Autrement dit, il est livré à la solitude.Cette solitude est encore aggravée par le fait que le malade se trouve étranger à lui-même ! On connaît la réaction de défense de patients qui prennent leurs distances avec «cette» maladie qu'ils ne veulent pas reconnaître comme la leur ou qui se détachent de «cet» estomac qui n'est plus tout à fait le leur.Ecoutons encore Prudon qui a «cette impression de porter en moi un alien, une autre bête, on m'avait endormi et pendant mon sommeil anesthésique, on m'avait transplanté une autre maladie». Et plus loin : «Vous vous regardez dans la glace et ce n'est plus vous, ou bien ce n'est plus votre glace, plus vos rasoirs sur la tablette, et vos vêtements, ils sont trop larges pour être les vôtres».Murphy dit à peu près la même chose d'une autre façon : «Peu à peu, mes pensées semblaient se détacher de mon cerveau et je me mis à penser à moi-même comme si une partie de ma personne se trouvait à la tête de mon lit en train d'examiner l'autre tout se passant comme si ces choses arrivaient à quelqu'un d'autre» ou encore : «Tout s'est passé comme si mon vrai moi se tenait de côté en regardant ce qui arrivait à quelqu'un d'autre». Il ajoute : «Je me suis aussi passablement détaché de mon corps», pour acquérir «une identité totalement nouvelle et indésirable» et complète : «La paralysie déclenche un processus d'aliénation de l'individu par rapport aux autres, par rapport à son propre corps et, en fin de compte, par rapport à son moi».Cette étrangeté apparaît aussi entre son cancer du sein et Evelyne Accad, d'autant plus que cette littéraire d'origine libanaise vit aux Etats-Unis en séjournant assez souvent en France où elle a publié son témoignage.3Voilà, entraperçu à travers deux témoignages particuliers mais corroborés par beaucoup d'autres, écrits ou seulement oraux, voire par une expérience personnelle, ce que les médecins devraient apprendre et ne jamais oublier. Leur éthique leur enseigne depuis longtemps à ne faire aucune discrimination entre malades ou blessés. Mais il est souhaitable d'éviter aussi toute discrimination entre malades et bien-portants. A la limite, la seule souhaitable serait une discrimination positive pour compenser une vulnérabili-té accrue, une fragilité particulière par une protection ou une attention renforcées. Conscient que ce monde dans lequel il évolue avec habitude et aisance est d'abord inconnu, étrange et finalement menaçant pour le patient, le médecin ne peut que se comporter comme Virgile qui, dans La divine comédie, guide Dante égaré en enfer.B. Hrni