La toute récente décision du gouvernement belge de «dépénaliser» la consommation de cannabis vient, brutalement, relancer un débat récurrent autant que passionnant du moins si l'on veut bien ne pas sombrer corps et âme dans la triste pensée politiquement correcte. En Belgique, la décision est prise de modifier une loi datant de 1921 qui interdisait toutes formes de drogues. L'objectif est schématiquement d'introduire une notion de «différenciation» entre les substances psychotropes illicites. En pratique, cela signifiera que la consommation personnelle de cannabis ne sera plus du ressort du droit pénal, sauf en cas de «consommation problématique» (excessive) ou de «nuisance sociale» (consommation en groupe, dans des lieux publics, etc.). En d'autres termes il reviendra au ministère public de faire la preuve que la détention d'une «certaine quantité» de cannabis dépasse le seuil d'une «consommation strictement personnelle», la loi belge n'allant pas jusqu'à autoriser la pratique néerlandaise des «coffee shops», ces étranges établissements où la vente de cannabis (à concurrence de cinq grammes par personne) est autorisée.
Une telle initiative ne pouvait pas ne pas avoir d'écho en France. Au moment où nous écrivons ces lignes le quotidien Libération publie un article signé d'un psychologue (François-Xavier Colle), d'une sociologue (Anne Cappel) et d'un psychiatre (Serge Hefez), tous convaincus de la nécessité de dépénaliser la consommation des dérivés de Cannabis sativa. Les auteurs dressent un constat documenté des incohérences de la situation française en la matière et leurs arguments ne manquent ni de poids ni de cohérence. Ils font valoir, en substance que la loi du 31 décembre 1970, qui fait de la consommation du cannabis un délit passible d'une peine maximale d'un an de prison, n'est plus, aujourd'hui, respectée. Faut-il pour autant en tirer la conclusion qu'elle doit être «assouplie» et qu'en un tel domaine le législateur doit s'adapter à l'évolution sinon à la dégradation des murs ? Vaste sujet qui dépasse et de bien loin notre exotique marijuana.
Le sujet avait été traité il y a quelque temps par une partie des élèves de l'Ecole nationale d'administration (ENA) promotion 1997-1999 «Cyrano-de-Bergerac» qui, travaillant sur les questions de santé publique avaient conclu à la nécessité de modifier la loi de 1970 en vigueur et de réprimer l'usage de cette substance par une simple «contravention». Ces élèves futurs préfets, conseillers d'Etat et responsables politiques faisaient eux aussi valoir que le cannabis «illustre parfaitement la problématique de l'intégration de la sécurité sanitaire dans une politique de santé publique». Une problématique qui doit être exposée à la lumière du nombre des consommateurs réguliers, estimé à plus d'un million de personnes en France, qui fait que la stricte application de la loi réclamerait un renforcement considérable des moyens répressifs.
On connaît d'autre part les arguments fondés sur le caractère très relatif des bases sanitaires de l'interdiction. Pourquoi ne pas autoriser le cannabis puisque l'on sait ou que l'on peut raisonnablement postuler que sa consommation aurait des effets moins dévastateurs que ceux inhérents aux consommations de tabac ou d'alcool ? Pour les élèves de l'ENA l'urgence résidait dans l'instauration d'un discours «clair» et d'une politique «effectivement applicable». «Maintenir le système actuel d'une loi sévère mais non appliquée lui ferait perdre sa crédibilité, écrivaient-ils dans leur rapport. Les peines associées au délit d'usage de cannabis ne sont pratiquement pas appliquées, alors que les interpellations qui mobilisent la police judiciaire et le ministère public sont nombreuses. Le droit actuel est donc inefficace et inefficient». Verdict sans appel, donc, qui renvoit la puissance publique et le législateur à leurs responsabilités.
On connaît aussi les limites d'une réflexion par produits et l'importance qu'il faut accorder aux modes et aux circonstances de consommation. Comme le rappelait récemment sur les ondes de RTL Nicole Maestracci, responsable de la mission interministérielle française de lutte contre la drogue et la toxicomanie, «si l'on compte en France entre trois et cinq millions de personnes qui ont des problèmes avec l'alcool, on en compte bien plus qui sont consommateurs sans problèmes». Que faire, dès lors ? Parler, comme dans certains cercles parisiens de l'«acceptabilité sociale» du cannabis ? Soutenir (en oubliant volontairement ou pas que les consommations sont très souvent associées) que le comportement de l'usager de cannabis n'induit pas de troubles à l'ordre public comparables à celui du consommateur de drogues considérées comme dures ou même de l'alcoolique en état d'ivresse ? Ne pas faire la part entre la quête d'une euphorie individuelle et le risque pour autrui ? Entendre, sans rien faire, en Touraine, des collégiennes de classes de cinquième (âgées de 15 ans) évoquer les premières consommations aux frontières de l'établissement scolaire ? Trembler à l'idée que ces enfants puissent, demain, être considérés comme des délinquants ?
Les élèves de la promotion «Cyrano-de-Bergerac» proposaient une solution : «supprimer le délit d'usage illicite du cannabis et le remplacer par une contravention de la classe maximale «5e classe, soit 10 000. francs». Les autres infractions (le trafic, la production, l'incitation à l'usage de cannabis) resteraient dans le champ du délit. Solution qui ne manque pas non plus d'incohérence et d'hypocrisie puisqu'on accepte tacitement une consommation de produits qui ne peuvent qu'être le fruit de circuits délictueux. Qui ne voit dans tout cela l'amorce d'un processus plus général qui, de fait, conduit à brouiller les repères, briser ce qui reste d'interdits d'un âge devenu autre et allonger la liste des produits marchands qui, de plus en plus fréquemment, aident l'homme à perdre la raison en abandonnant le réel ? W