Il existe plusieurs manières d'évaluer la relation médecin-patient. Parmi elles, il est possible de distinguer deux modalités principales d'évaluation : l'utilisation de protocoles «préformatés» d'une part, l'évaluation interactive, participative, d'autre part. En ce qui concerne la première modalité, nous voyons que de nombreux protocoles présentent des similitudes quant à ce qu'ils cherchent à mettre en évidence dans un entretien clinique : gestion du cadre de l'entretien, structure du questionnement, structure de l'information, prise en compte des problèmes psycho-sociaux, climat socio-affectif, etc. Nous voyons aussi que très souvent, ces instruments répondent à un souci d'objectivation de la relation, dans la mouvance des «communication skills», approche de la communication interpersonnelle qui s'inspire du courant cognitivo-comportementaliste en sciences psychologiques. Dans le présent exposé, nous souhaitons nous éloigner quelque peu de l'évaluation par protocole, pour nous pencher sur la démarche évaluative elle-même, en présentant la pédagogie dite «active» comme alternative à l'évaluation par protocole. Moins calquée sur les sciences du comportement, qualifiée par certains «d'humaniste», la pédagogie active aborde en particulier la construction de la connaissance sous l'angle du premier acteur concerné : l'étudiant. C'est pourquoi nous présenterons pour l'occasion une étude pédagogique conduite auprès d'étudiants en médecine de troisième année, dans le cadre de l'enseignement au lit du malade de médecine psycho-sociale à Lausanne.
Dans nos représentations, il s'agit souvent du jugement d'un expert sur les performances d'un tiers en situation d'épreuve. Dans l'idéal, ce jugement est médiatisé par un outil comprenant des échelles de mesure, dans un souci d'objectivité et d'équité. La finalité de l'évaluation est ici de mesurer un acquis et de se prononcer sur la réussite ou l'échec à un moment donné d'un cursus d'apprentissage.
Considérant que cette manière d'évaluer ne reflétait que très mal le processus d'apprentissage lui-même, dès les années 1950 plusieurs chercheurs d'horizons disciplinaires différents se sont mis à la tâche de trouver des manières d'enseigner susceptibles de mieux renseigner l'enseignant sur les acquis individuels d'une part, et de produire chez l'étudiant un corps de connaissances plus cohérent et mieux articulé. Ces travaux ont abouti à ce que nous appelons aujourd'hui «pédagogie active» ou «learner centred learning», selon que l'on ait un référentiel plutôt francophone ou anglo-saxon. Cette approche pédagogique donne une large place à l'auto-évaluation dans l'interaction avec l'examinateur ou l'expert (supervision) ou avec des pairs (intervision). Parmi les premiers auteurs ayant influencé dans ce sens l'enseignement en milieu médical, nous ne serons point surpris de trouver Balint1 et Rogers.2 Dans les lignes qui vont suivre, nous allons donner un aperçu de ce que l'on fait aujourd'hui selon cette perspective pédagogique.
La compréhension que nous en avons s'est forgée en partie grâce à des séminaires dispensés annuellement par l'American Academy on Physician and Patient (AAPP)3 aux Etats-Unis. L'objectif principal de l'AAPP est de former, en quatre à cinq ans, des enseignants de l'entretien médical. L'enseignement de l'AAPP n'est pas unique en son genre, mais il a le mérite de faire partie d'un cursus complet et bien structuré. Nous avons également développé une compréhension plus intime des mécanismes groupaux en appliquant la démarche de l'AAPP à deux volées d'étudiants en médecine, dans le cadre de l'enseignement au lit du malade de médecine psycho-sociale (3e année).
Nous savons tous, pour avoir été examinés à plusieurs reprises dans l'acquisition de nos compétences professionnelles, qu'un apprentissage s'ancre vraiment dès l'instant où il devient une donnée d'expérience que nous pouvons rapporter aux expériences similaires de tiers uvrant dans le même contexte que le nôtre. Actuellement, nombre de médecins travaillent dans cette optique, sous la forme de groupes de type Balint, de cercles de qualité et autres «Videokränzli». De tels groupes offrent un potentiel d'apprentissage considérable, parce qu'ils présentent un espace unique de résolution collective des problèmes professionnels. Que certains membres d'un groupe maîtrisent mieux que d'autres le sujet est souvent une donnée de fait ; mais la différence à ce niveau-là ne devrait pas, en principe, prendre la forme d'un clivage entre les «maîtres» d'un côté et les «novices» de l'autre. Dans ce contexte, il s'agit moins de trouver des solutions ou des réponses pour un pair, qu'avec un pair.
A en croire les théoriciens sur la dynamique des groupes restreints, un groupe peut être qualifié de mûr, ou de fonctionnel, lorsque chacun de ses membres devient capable d'articuler à sa vision personnelle la perspective des pairs. Cet état de fonctionnement, qui n'est jamais acquis une fois pour toutes, ne peut être atteint que si certaines conditions externes et internes au groupe sont réunies. En général, il appartient au «facilitateur» nom utilisé pour désigner la personne en charge du groupe, préférable à celui d'animateur d'assurer que le groupe se développe selon ces conditions. Le facilitateur, ce peut être la personne chargée d'enseignement au sein de la Faculté, ou un tiers médecin ou non exercé ou formé spécifiquement à ce rôle. Le facilitateur n'est pas indispensable dans un groupe de pairs, mais il peut être fort utile. La plupart du temps, il ne se mêle pas directement aux contenus des échanges, se contentant de cadrer les propos, de les resituer et de les faire clarifier. Mais il est presque toujours amené à gérer les forces internes du groupe : leadership, conflit, inclusions/exclusions, coalitions, alliances, hostilité, négativité, etc. Sachant que la manifestation de ces forces est une donnée quasi incontournable, le facilitateur se doit d'abord d'assurer que les membres se sentent en sécurité dans le groupe, et que ce qu'ils vont y dire ne va pas se retourner contre eux. Le climat de sécurité peut être créé dès le départ en demandant aux membres du groupe de se présenter les uns aux autres selon certaines modalités particulières, et de se doter ensemble de règles de conduite pour le temps où ils seront amenés à échanger. C'est ainsi qu'au début de l'enseignement au lit du malade de médecine psycho-sociale que nous avons conduit, nous avons soumis aux étudiants la question : «comment voulons-nous être ensemble ?». Les réponses, obtenues par un travail à deux, ont été du type : écouter sans juger ; ne pas se sentir forcé de répondre ou de résoudre un problème soulevé ; donner un conseil sur invitation uniquement ; présumer que chacun a quelque chose à apprendre de l'autre ; accepter chacun pour ce qu'il est à un moment donné ; ne pas présumer des valeurs et des sentiments ; être écouté sans être interrompu ; être attentif à son temps de parole ; apporter de l'humour ; rechercher les forces et construire sur le positif, etc. Ces réponses constituent en quelque sorte une charte relationnelle à laquelle étudiants et facilitateur peuvent se référer en tout temps, notamment en cas de conflit. La présence de la charte n'empêche certes pas les dissensions, mais elle donne les règles à suivre pour les résoudre.
On pourrait être tenté de dire que ces mises au point relationnelles sont faites au détriment du contenu du cours. Ce serait vrai si la relation avec les patients et la relation avec les pairs dans le groupe n'avaient aucun dénominateur commun. Or les patients, comme les pairs, sont les uns et les autres susceptibles de nous faire prendre conscience de nous-même, de notre personnalité, de notre manière de gérer les relations avec autrui. L'Autre quel qu'il soit peut agir en miroir, et ce simple constat est utilisé dans la dynamique de groupe comme moyen d'apprendre sur soi et sur l'autre. Ce n'est donc pas un hasard si la pierre angulaire de l'enseignement de l'AAPP est le groupe de pairs appelé «personal awareness group».
Lorsque ces bases sont posées, il est conseillé d'orienter le groupe vers la réalisation d'objectifs de travail. Même dans le cadre d'un cours dont les objectifs généraux sont donnés à l'avance par l'enseignant, il est possible de demander aux participants de définir des objectifs de travail personnels. Cela les incite à sortir du schéma d'apprentissage classique où un dépositaire du savoir transmet la connaissance à un novice passif. Le concept de pédagogie active cherche précisément à faire en sorte que l'étudiant devienne l'acteur de son apprentissage, plutôt que le récipiendaire. Dans l'ELM que nous avons conduit, nous avons ainsi demandé aux étudiants de définir des objectifs de travail en rapport avec la relation thérapeutique en s'inspirant de leur expérience de stage propédeutique. Le résultat des échanges correspond en tout point aux thèmes-clés de la communication médecin-patient : les «bad news» ou comment annoncer un diagnostic difficile ; comment aborder le patient avec des origines socio-culturelles différentes (de la nôtre) ; comment gérer le patient «difficile» (agressivité, troubles du comportement) ; comment gérer la famille du patient ; comment gérer sa propre autorité de médecin ; comment entrer en relation avec le patient et lui permettre de s'ouvrir tout en préservant sa sphère intime ; comment garder son propre équilibre dans l'exercice de la médecine ; quand et comment ouvrir une discussion de type psycho-social ; comment gérer une mauvaise relation ; comment gérer une relation de fin de vie, etc.
Nous avons ensuite communiqué aux étudiants les ressources disponibles pour atteindre leurs objectifs : entretien avec un patient et discussion, dans le groupe, de cet entretien (partie intégrante du cours) ; filmer l'entretien et en parler en groupe ; lectures (cours ou investigation bibliographique, textes fournis par l'enseignant) ; proposition ou demande de documents vidéo ; présentation théorique (par un étudiant ou l'enseignant) ; entretien individuel avec l'enseignant. Toutes ces ressources ont été sollicitées au cours du semestre. Certes, les étudiants ne se sont pas tous investis au même degré, certains préférant adopter une attitude plus passive. Mais nous avons eu la satisfaction de voir plusieurs d'entre eux devenir capables d'évaluer assez finement en groupe leurs propres performances, à la suite d'un entretien avec un patient notamment. Bien que les étudiants cherchent à connaître sur quels points et comment ils seront évalués, il nous paraît judicieux que le formateur se soucie d'abord de faire émerger la perspective des participants, et en particulier celle de l'étudiant qui a conduit l'entretien. Nous avons été surpris d'observer que même dans le cas où un entretien ne se déroule pas très bien, l'étudiant concerné sait en général où et pourquoi il a rencontré des difficultés pour autant que l'on prenne la peine de le lui faire dire. L'enjeu est donc moins de situer la performance de l'élève sur une échelle de valeur, que de travailler avec l'étudiant sur les outils qui lui permettront de surmonter ces difficultés si elles devaient ressurgir à l'avenir.
En dehors d'un cours comme l'ELM, il est courant que des participants demandent des protocoles leur donnant des critères d'évaluation serrés de la relation médecin-patient. Un facilitateur devrait être attentif à ce que masque ce besoin de technicité. Dans certains cas, il peut s'agir d'une surenchère par rapport à une façon très technique, quoique insatisfaisante, de conduire l'entretien médical au cabinet. Mais quelle que soit l'origine de la demande, il est préférable d'utiliser les protocoles, comme le LACONTO,4 à titre de canevas pour une discussion à dessein «centrée sur l'apprenant». Relevons que la présence d'un tel canevas peut avoir un effet «cadrant» bénéfique pour certains groupes qui auraient tendance à se disperser. Dans le cadre de l'ELM, nous avons testé les protocoles CLASS et SPIKES,5 des acronymes anglais désignant deux structures classiques de l'entretien médical. Ces instruments ont donné satisfaction en tant qu'aide-mémoire ou «guidelines», mais il nous paraît important d'éviter qu'ils ne canalisent les échanges, ou pire, qu'ils ne deviennent des «prêt-à-penser», ce qui nous priverait du caractère unique des données cliniques.
Dans l'optique de l'apprentissage «centré sur l'apprenant», le formateur n'est pas privé de tout jugement. Mais il met en place un cadre ou setting didactique qui donne le loisir à celui qui apprend de jouer un rôle actif dans sa propre évaluation. L'évaluation finale correspond idéalement, dans cette démarche, à l'articulation de la perspective du formateur avec celle de l'apprenant. Le déroulement actuel des examens de branches ne correspond pas à cette démarche évaluative. Mais retenons-nous de dire que seule la première démarche est la bonne. L'auto-évaluation est un processus interindividuel continu, et s'applique plus particulièrement à la phase d'appropriation des connaissances. Alors que l'examen vient à la fin du processus pour sanctionner le degré de maîtrise d'un groupe de connaissances, et situe celui qui apprend dans un cursus global d'apprentissage. Les deux types d'évaluation sont donc complémentaires. W