Deux ans après la création, au CHUV, d'un poste d'infirmier en psychiatrie de liaison, il nous apparaît intéressant de faire le point sur cette activité spécifique qui questionne la relation que peuvent entretenir les équipes infirmières somatiques avec les patients dont elles ont la charge.
Nous abordons dans un premier temps ce qui nous paraît être spécifique à la relation infirmière-soigné dans le cadre d'unités de soins aigus, dans une deuxième étape nous tenterons de rendre compte de l'utilité, pour ces équipes, d'une collaboration avec un infirmier de liaison. Un cas clinique tentera d'exemplifier notre propos.
La position des infirmières face à leurs patients est par définition différente de celle du médecin, tant par des facteurs contextuels que par la proximité relationnelle qu'elles ont pour mission d'entretenir. Ce contexte particulier génère des facteurs de stress, qui sans être spécifiques risquent selon leur intensité, d'avoir un impact négatif sur la mission relationnelle de l'infirmière. Nous en retiendrons quatre :
I La répercussion des pathologies graves sur la représentation que les infirmières ont de leur rôle : dans les unités de soins aigus, il n'est pas rare pour les soignantes de se retrouver face aux limites de la médecine ou face aux conséquences parfois lourdes pour leurs patients de la médecine de pointe. Ceci est en opposition avec la représentation que l'infirmière a de son rôle de soignante, liée souvent aux notions de soin et de soulagement immédiat.
I La charge de travail des infirmières : bien souvent dans une équipe sous-dotée, l'infirmière doit gérer son activité en tenant compte de priorités, les soins techniques devant être assumés au détriment d'autres aspects plus globaux ; l'acte supplantant la relation. Cet état de fait peut conduire l'infirmière à s'épuiser en essayant de fournir des prestations en accord avec son éthique professionnelle (burn-out), ou à se cantonner dans son activité de technicienne de soins avec alors le sentiment du devoir non accompli.
I La spécialisation, de règle dans les unités de soins aigus nécessite de la part de l'infirmière un très grand savoir-faire technique qui peut être également un facteur de stress. Dans ces unités l'infirmière, hyper-spécialisée dans sa pratique, risque d'être déconnectée d'une approche globale de son patient. Les formations post-diplôme en soins infirmiers, certes nécessaires, tendent vers cela.
I La prise en charge de patients nécessitant des soins intensifs implique une présence permanente, des soins fréquents, souvent lourds, invasifs et pénibles. Cette relation extrêmement proche, pour ne pas dire ce corps à corps, n'est pas sans avoir des répercussions chez l'infirmière.
Ces différents facteurs de stress vont, on s'en doute, moduler le mode relationnel des infirmières et par-là même avoir une incidence sur la relation soignant-soigné.
Nous formulons l'hypothèse que la relation infirmière-soigné, pour une grande part est médiatisée par les soins somatiques. Ceux-ci, de par leur fonction d'objet de médiation, peuvent être plus ou moins investis et ainsi régler de manière implicite la distance relationnelle et faire office de «filtre» à la relation. Cette dynamique peut être fortement influencée par les différents facteurs de stress décrits au préalable et ce d'autant plus s'ils ne sont pas identifiés par les intéressées. De manière inconsciente, plus la charge émotionnelle est grande plus la soignante risquera d'investir la fonction «filtre» du soin somatique, avec pour conséquence un hyper-investissement du savoir-faire au détriment du savoir-être.
Le rôle principal de l'infirmier de liaison est d'offrir à une infirmière ou une équipe un espace intermédiaire (sous forme de supervision) où elle peut amener une histoire relationnelle ressentie comme difficile ou non.
Nous l'avons vu plus haut, l'infirmière est souvent prise dans des interactions difficiles, dans un corps à corps trop intense pour permettre une prise de distance. L'espace intermédiaire proposé, espace de parole et de pensée, permet à l'infirmière de partager son vécu et ses observations avec un tiers extérieur.
La spécificité de l'infirmier de liaison nous paraît double de par sa fonction «psy» et de par la proximité culturelle et professionnelle qu'il peut entretenir avec le monde infirmier, proximité renforcée par l'absence de la barrière hiérarchique, souvent ressentie comme un facteur limitant le partage avec le monde médical.
Cet espace intermédiaire a pour fonction de :
I Ventiler les émotions.
I Restaurer la dimension subjective, en identifiant le ressenti des infirmières et les aider à le mettre en mots.
I Identifier les mécanismes relationnels et les intégrer dans une démarche globale de soins.
I Diminuer l'épuisement émotionnel, le désinvestissement relationnel et la dépréciation professionnelle.
Les tâches de l'infirmier ne se limitent pas à cette activité de supervision. Il a aussi à intervenir directement auprès du patient et ce, en collaboration avec le psychiatre de liaison.
L'infirmier peut avoir, par exemple pour rôle d'offrir au patient un espace dit «maternant» qui a pour fonction principale d'amener celui-ci à exprimer les aspects perceptifs et émotionnels de son vécu face à ce qui lui arrive :
I Faire face à un traumatisme, une maladie grave, un handicap.
I Affronter les soins (technicité, soins invasifs, intensifs, etc.).
I Dépendre des soignants.
I S'adapter à l'hôpital et à ses contraintes.
I Réaménager transitoirement ou définitivement ses perspectives existentielles.
Pour ce faire, l'infirmier dispose d'outils allant de l'écoute active aux approches corporelles (massage, relaxation). Nous nous appuyons par ailleurs pour ce travail sur le modèle psychodynamique qui se doit d'être intégré toutefois dans une compréhension systémique, le patient ne pouvant être compris s'il est pensé comme étant déconnecté de la haute complexité du système de soin.
Tout comme c'est le cas dans nos intervention auprès des équipes, l'infirmier de liaison peut, auprès du patient, au-delà de sa fonction de soutien, jouer le rôle de tiers séparateur avec ce système de soin. Cette position particulière (à la fois de soignant et de «périphérique» aux soins) est parfois difficile à tenir, mais permet d'offrir au patient un autre type de prestation, à savoir celui de go between, c'est-à-dire de médiateur-traducteur entre les différents acteurs en jeu.
Le cas clinique ci-dessous nous paraît illustrer les deux types d'interventions que nous proposons.
Dans un premier temps, l'équipe infirmière nous fait part des difficultés de prise en charge rencontrées avec Mme V. Les infirmières se sentent épuisées par cette patiente et malgré un énorme investissement relationnel n'observent aucune gratification en retour. Elles en concluent que Mme V. est déprimée et régressée.
Dans ce contexte, l'équipe nous demande une supervision, un mois après sa sortie des soins intensifs.
La patiente est une jeune femme de 25 ans qui a dû être hospitalisée en urgence pour un purpura infectieux aigu, maladie habituellement mortelle. Elle a fait un séjour de plus d'un mois aux soins intensifs, a pu être sauvée in extremis, mais a dû être amputée des deux pieds et partiellement des phalanges de la main droite. Dès son arrivée au CHUV, nous l'avons suivie très régulièrement pour un soutien psychologique.
Nous avons alors pu mettre en évidence chez elle une importante difficulté à faire part de ses besoins et affects, ainsi qu'une forte tendance à la maîtrise et au contrôle de soi. Elle présentait un état anxio-dépressif modéré réactionnel à sa maladie et à ses handicaps, ainsi que des mécanismes défensifs de type «déni partiel» et quelques mouvements projectifs liés à son angoisse. Tout ceci se traduisait dans la relation par une mise à distance des émotions, un «tri» des informations, un besoin de se montrer forte, la recherche d'autonomie et d'une fluctuation de son investissement dans les soins.
Durant la supervision, les infirmières ont exprimé leur vécu émotionnel fort, en lien avec l'horreur de cette situation, horreur renforcée par leur identification à cette jeune femme du même âge. Le retrait de cette dernière était vécu comme l'expression de son intense souffrance. Dans le même temps, elles ont pu évoquer la lourde charge de travail dans le service à cette époque. Soucieuses de bien faire et fortement identifiées à la patiente, les infirmières se sentaient coupables de manquer, à leurs yeux, de disponibilité. Cela s'est traduit, dans les soins, par un désir de motiver la patiente sur le plan physique par une réadaptation active et sur le plan relationnel en voulant favoriser l'expression de ses émotions, qu'elles pensaient délétère pour elle.
La supervision a permis à l'équipe de comprendre que la distanciation de la patiente était avant tout un mécanisme défensif adapté et efficace lui permettant de tolérer l'intolérable de sa situation. Réalisant que le retrait de Mme V. n'était ni le signe d'un état régressif majeur, ni la conséquence silencieuse de leur négligence, les infirmières ont pu réajuster à la baisse leur offre de soin et s'ajuster aux réels besoins de cette patiente.
On relèvera ici que la position de l'infirmier de liaison se complexifie encore puisqu'il tenait dans le même temps les rôles de thérapeute de la patiente, de tiers extérieur de l'équipe infirmière et celui de médiateur-traducteur entre les différents interlocuteurs.
Pour conclure, on notera que les infirmiers de psychiatrie de liaison sont encore rares à ce jour, mais ces infirmiers pourraient être d'un apport non négligeable auprès de toutes les équipes quelles qu'elles soient à l'hôpital général en tant que complément efficace et stable à la psychiatrie de liaison.
Nous avons tenté ici de décrire les aspects cliniques de première et seconde ligne, mais pour l'avenir nous pourrions souhaiter qu'ils soient plus impliqués dans les champs de la recherche et de l'enseignement. W