Résumé
Les erreurs médicales, quelle puissance de fascination ! Mais pourquoi ? Est-ce le fait qu'elles évoquent des problèmes graves de gens qui ressemblent à des voisins de palier et qu'elles suscitent en retour une peur pour soi-même ? Ou est-ce parce qu'elles mettent en cause des membres d'une profession considérée comme arrogante et qu'elles soulignent les failles du progrès ? Peut-être y a-t-il de tout cela. Mais l'essentiel de leur force sur les esprits est plus métaphysique : elles rappellent qu'existe un absurde. Quand elle touche l'intime d'une destinée humaine, l'erreur est toujours absurde....Et quel sujet médiatique, ces erreurs ! Théâtraliser en brodant sur l'absurde : l'idéal. Généralement, le journaliste qui met la main sur une erreur médicale se garde bien de la situer dans la longue échelle de la responsabilité, qui va de l'aléa absolument inévitable jusqu'à la faute grave, en passant par quantité d'erreurs de caractère complexe. Trop ennuyeux. Mieux vaut aller droit au but (le scandale) : il y a vie gâchée, c'est dramatique, les responsables sont certainement coupables.Mais ce qui lui plaît, au journaliste, et il a raison de s'en gausser, c'est le médecin qui n'accepte même pas la notion d'erreur, celui qui en reste au «circulez, y a rien à voir». Parce que là, lui, le journaliste, il peut sortir l'attirail populiste qui fait toujours bien vendre. Genre : «il est temps que les pontes descendent de leur piédestal». Comment lui donner tort ? Un des principaux rôles de la médecine, peut-être le plus noble, c'est de parler face à l'absurde....Une «fausse» (selon 24 Heures) jambe coupée (fausse ? était-elle en bois ?), des étiquettes de fioles échangées, plusieurs drames en quelques jours : il fallait agir. La FMH a donc promis qu'elle allait ouvrir une banque de données sur les erreurs médicales. Bonne initiative, bien sûr. Elle va dans le sens de ceux qui pensent que la médecine, dans ses procédures d'évitement de l'erreur, doit se rapprocher de ce que fait l'aviation. Mais elle ne suffira pas. Trop technique. «Ce qu'il faut, exprimait très bien le Dr B. Kehrer dans la Tribune de Genève, c'est remplacer la culture de la faute qui vise à trouver un coupable par une culture de l'erreur». Autrement dit, le nerf de la question est culturel.Comment, donc, entraîner un changement de culture ? La FMH pourrait par exemple affirmer formellement un nouveau droit : celui, pour chaque patient s'estimant victime d'une erreur, d'entendre la vérité, en détail, sans faux-fuyants. Dire cette vérité devrait donc, pour le médecin, relever du code de déontologie. Les Canadiens l'y ont déjà inscrit : à quand ce courage, en Suisse ? Sur un autre plan, la FMH pourrait aussi lancer une campagne politique (politique, oui, pourquoi pas ?) en faveur d'une indemnisation automatique des erreurs médicales, qu'il y ait ou non faute. Ce serait un immense progrès....L'erreur n'est pas l'envers du juste. On l'appréhende avec de la science, mais pas seulement. Elle ne relève pas exactement de l'evidence based medicine. N'imaginons pas que l'on puisse réduire les erreurs médicales en diminuant la pluralité des approches de l'individu malade. Ou en introduisant une sorte de conformisme généralisé. Au contraire : le terrain où l'erreur se développe en préférence, c'est la monotonie, l'automatisme sans questionnement, le standard dépersonnalisé.En réalité, l'erreur, pour sa plus grande part, se joue dans les dessous du monde lisse de la médecine, en deçà de la logique des guidelines et de ce que la science met en chiffres. Le monde de l'erreur, c'est celui où l'humain grouille : où se mélangent et s'affrontent fantasmes, peurs, irrationnel, angoisses, fascination, mythe ; ou encore attrait du gain, orgeuil, lutte de pouvoir. Paradoxalement, il y a dans la lutte contre les erreurs médicales une façon de mettre ce monde grouillant en évidence, de l'observer, de mieux le comprendre et, en même temps, une tentation de simplement mettre un couvercle dessus. Dangereuse tentation. On ne comprendra jamais rien de sérieux à l'erreur sans se passionner pour ce grouillement....L'erreur, c'est aussi une perception subjective, liée à la compréhension de l'incertitude et du risque. On se plaint avec des : «les gens ne supportent plus les erreurs». On aimerait contrôler cela. Mais le maniement autoritaire des faits n'a plus d'efficacité. Le public veut l'honnêteté et la vérité. Il veut qu'on lui parle de ce qu'il y a au cur de toute activité scientifique : la controverse et l'incertitude. Parce qu'il commence, le public, à comprendre que la médecine estune science qui s'évalue sans cesse, se construit sur son dos, via des expériences qui ne cessent jamais, il se dit qu'il a le droit de participer à la gestion de cette incertitude. Il a raison : sans cette gestion, l'incertitude elle-même a de plus en plus l'air d'être de l'erreur. S'il y a un remède collectif à l'erreur, ce n'est pas l'affirmation de certitudes, mais la culture de l'incertitude....Etonnante étude publiée par le New England du 18 janvier. Alors que les médecins ont unanimement l'impression que le temps à disposition pour leur consultation ne cesse de diminuer, les chiffres montrent qu'il n'en est rien : entre 1989 et 1998, ce temps n'a pas changé. Où se trouve le lézard ? Dans ce qui grouille sous la science, là encore. Comme le décrit très bien E. Campion dans un édito accompagnant l'étude, si les consultations semblent de plus en plus courtes, c'est que l'esprit des médecins est absorbé par la complexité croissante des soins. Davantage de décisions sont à prendre, de dépistage à faire, d'attitudes préventives à enseigner, mais aussi d'options de diagnostic à choisir, de médicaments à donner. Sans compter la gestion de «maladies» asymptomatiques comme l'hyperlipidémie et l'ostéoporose. Mais il y a pire. Alors qu'elle a longtemps été un espace de liberté, toute la consultation est maintenant contrôlée par des tiers, ou en passe de l'être. Les médecins sont profilés par les assureurs. Bientôt, ils devront rendre compte de tout ce qu'ils font. Le résultat n'est pas brillant : «Etre sous surveillance augmente la pression et dégrade la confiance
et mène à la démoralisation» remarque Campion. On est loin d'une ambiance de lutte efficace contre les erreurs. N'importe quel psychologue le dirait : toute amélioration de la pratique médicale exigerait du plaisir et de la liberté. L'évolution se fait dans l'autre sens. Le cercle vicieux erreur-faute-punition-contrôle peut commencer.Lutter contre l'erreur, construire une nouvelle culture, c'est une autre paire de manches que surveiller et punir.B. Kiefer