Depuis si longtemps, nul ne sait plus depuis quand Pompon, monstre de bronze placide, domine tout à la fois la paisible bourgade de Saulieu, le département de la Côte-d'Or et les vertes solitudes du Morvan. Joliment dressée dans une boucle de la nationale 6, cette célèbre décalque de l'une des uvres de François Pompon, sculpteur animalier (1855-1933) et enfant de la cité, a, depuis près d'un demi-siècle, vu tous ceux qui, de plus en plus vite, fonçaient vers cette cité gastronomique de réputation internationale ; ce vieil antre de la bon-
ne chère où bien longtemps triompha Alexandre Dumaine et d'où triomphal rayonne aujourd'hui Bernard Loiseau. Il faisait un temps à ne pas mettre les loups dehors, samedi 13 janvier, lorsque, peu avant midi, le taureau de Pompon vécut le jour le plus tumultueux de son histoire bovine.
Sous l'il débonnaire de la gendarmerie nationale, quelques dizaines d'éleveurs, adhérents du syndicat de la Confédération paysanne, venus des quatre départements de la Bourgogne, ont publiquement fait le procès de cette statue qui symbolise désormais à leurs yeux la race charolaise et les malheurs de leur profession. Dans le rôle du procureur jouait un éleveur baptisé «Agrimanager» réunissant dans le même personnage les rôles de Luc Guyau, président de la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles syndicat concurrent et de Jean Glavany, ministre français de l'Agriculture. Avocat de la défense : la bonne, gentille et toujours lucide Confédération paysanne.
«Approchez Mesdames et Messieurs ! Vous allez assister à l'incinération du taureau de Pompon, clama le procureur. En effet, ce taureau a plus de 30 mois, il est donc bel et bien suspect de la maladie de la vache folle. Il menace votre santé et doit donc, à ce titre, être retiré de la chaîne alimentaire, détruit, incinéré. Vu son âge il n'est que temps !» L'argumentation semblait sans faille. C'était compter sans la défense qui, avec flamme, réfuta la dangerosité de l'animal au motif que rien n'indique, surtout dans le département de la Côte-d'Or, que les bovins de plus de trente mois sont plus suspects que les autres et que la question essentielle demeure bien celle de la manière dont ils sont élevés et nourris, loin des farines carnées dont tout le monde mesure aujourd'hui à quel point ce sont elles qui ont introduit en France et sur le Vieux Continent un mal que l'on jugea trop longtemps spécifiquement britannique.
Pour le procureur, la cause était néanmoins entendue. «Je l'affirme, le taureau de Pompon est coupable ! On dit que la nuit, il descend de son piédestal pour aller brouter de quelque pré la largeur de sa
langue
Quel crime abominable ! Symbole d'une agriculture ar-
chaïque où les vaches mangeaient de l'herbe, il nargue l'agriculture moderne, les marchands d'aliments, de stabulations, et le Crédit agricole. Regardez, il n'a même pas un toit pour dormir, c'est un SDF de l'élevage !» dit-il. Puis il glissa une botte de paille sous les flancs de l'animal qui, depuis tant d'années, donne aux touristes du monde entier «une image déplorable de l'élevage moderne». Il allait détruire ce mauvais symbole. Mais, pour la justice, le crime n'était pas à ce point abominable qu'il faille allumer la paille, faire fondre le bronze. Les organisateurs prononcèrent ainsi un non-lieu doublé d'une décoration et d'une supplique adressée à ceux qui, de Paris à Bruxelles, ont le pouvoir sur l'agriculture et ceux qui la servent afin que jamais les bois n'envahissent les prés du Morvan.
Midi allait sonner, le taureau de Pompon était définitivement sauvé. Patrick Vappereau, maire «apolitique» de Saulieu expliqua alors qu'il attendait toujours de l'Etat une subvention de 30 000 francs afin de redonner son lustre d'antan au bronze verdissant du bel animal. Dans le froid cinglant, on se réchauffa au Mâcon blanc tandis que les touristes de janvier entraient dans quelques-uns des treize hôtels-restaurants de la ville. Les éleveurs expliquèrent aux rares journalistes les incohérences de la situation, les conséquences du dépistage chaotique de l'ESB, la folie furieuse qui veut que l'on incinère des bêtes consommables au nom des lois d'un marché, mis en coupe par l'aveuglement de la mondialisation. Le maire, encore lui, vanta les mérites de l'abattoir municipal de Saulieu l'un des derniers de France où l'on travaille de manière artisanale pour l'intérêt de la collectivité locale.
Midi sonna. Impérial, en livrée blanche, le successeur de Dumaine accueillait ses premiers clients dans cet ancien relais de poste qu'est La Côte d'Or (trois étoiles au Michelin). L'homme cachait qu'il fêtait le même jour son premier demi-siècle. Les bûches flambaient dans les cheminées. Dans la morsure du vent, le taureau de Pompon continuait sa vie de bronze. Depuis qu'on l'a dressé là, il regarde dans son aveuglement l'entrée, située de l'autre côté de la nationale 6, de l'hôpital de Saulieu. Pourquoi ?
J.-Y. Nau