L'ouvrage est depuis quelques jours, quelques semaines peut-être, dans la plupart des librairies françaises. On le trouve notamment, sans difficulté aucune, dans les «Relais H» ces espaces anonymisés de toutes les gares de l'Hexagone. Il est ainsi bien en vue, bien en place, sous cet horrible film plastique qui réduit le livre à un pauvre poulet, potentiellement dioxiné. Pour autant, personne ou presque dans l'espace médiatique francophone ne semble vouloir l'évoquer. Pourquoi ? Le titre ? «On ne peut pas être heureux tout le temps». L'auteur ? Françoise Giroud. L'exergue ? Elle est, douloureusement, de Nietzsche : «Quelle est la marque de la liberté réalisée ? Ne plus rougir de soi.» Si l'on osait, on ajouterait que ce stigmate de la liberté pourrait sans mal s'appliquer, sinon à la folie, du moins à ce qu'il est convenu d'appeler la souffrance mentale, les déséquilibres de la personnalité.
Personne n'oserait plus, aujourd'hui, s'aventurer à tenter un portrait de Françoise Giroud dont l'éditeur Fayard nous rappelle qu'elle a, chez lui et d'autres, publié près de trente ouvrages. Le premier date de 1952 et s'intitulait «Le Tout-Paris». Il y eut ensuite, sous la plume de cette femme qui n'a cessé un long cabotage littéraire en vue des plages sucrées du pouvoir, quelques milliers de pages et d'articles pour dire précisément la comédie de l'exercice du pouvoir et la puissance de la séduction et des mots imprimés sur du papier journal.
Aujourd'hui, on s'en douterait, Mme Giroud est âgée. C'est si vrai qu'elle n'en fait plus, depuis longtemps déjà, mystère. La nouveauté est qu'elle en profite pour nous offrir, de la manière la plus délicate et la plus violente qui soit, une série de leçons sur l'un des sujets les plus difficiles et les plus troublants. L'un de ceux qui résument sans doute le mieux le siècle qui vient de nous quitter : la profonde mouvance des rapports entre le sexe masculin et celui que l'on qualifiait faute de mieux sans doute de «beau» ou de «faible» à une époque où personne n'avait pris le pouls des révolutions à venir. De ce point de vue, le livre de Mme Giroud ne pouvait bien évidemment pas ne pas concerner la médecine et tous ceux qui la servent.
Quel formidable propos, résumé en quelques lignes
«Comment cela peut-il m'être arrivé à moi ? A moi ! On a un corps fier, dru, on est invulnérable à la fatigue, on irradie une énergie communicatrice, on reçoit des coups mais on se redresse, on prend des risques, on bouillonne de désirs, de révoltes, d'élan vital. Les années défilent sans qu'on les voie passer
écrit, d'emblée, l'auteur. Un jour, on se découvre petite chose molle, fragile et fripée, l'oreille dure, le pas incertain, le souffle court, la mémoire à trous, dialoguant avec son chat un dimanche de solitude. Cela s'appelle vieillir et ce m'est pur scandale. Non parce que la vieillesse annonce la mort, je me fiche de la mort. Je ne l'appelle ni ne la crains. Il y a longtemps que je l'ai apprivoisée comme une présence familière qui rôde et qui m'apportera un jour le repos.»
La mort ? L'auteur dit quand elle lui a montré le «bout de son nez». Elle avait alors trente ans et était mère de deux enfants. Une «hémorragie interne», un diagnostic tardif résultant du déni de celle qui en était victime. On était un dimanche et ce fut le transport d'urgence dans une clinique dont le nom ne sera pas donné. «Médecin et chirurgien penchés sur moi délibèrent : «Elle peut très bien se réveiller morte
» dit le chirurgien, placide. Le médecin opine
Me réveiller morte ? Inch Allah ! Je suis au cur d'une intense période de bonheur, c'est toujours ainsi qu'il faudrait mourir
» La patiente d'alors ne mourra pas, la médecine et la chirurgie ayant, en dépit des circonstances, su faire leur devoir. A tel point qu'il fallut en rajouter.
«Je ne me suis pas réveillée morte, mais amputée de tout ce qui pouvait encore me permettre d'avoir un enfant.» «Vous êtes contente, hein ? me dit le chirurgien. Vous avez deux enfants, vous serez tranquille, maintenant.» «L'affreux bonhomme !» écrit celle qui dit s'être vue, ce jour-là, doublement mourir. Bon chirurgien et affreux homme sans doute qui osait parler en ces termes de la dissociation fantasmée entre sexualité et reproduction. Mais qui ne se souvient que la chose était, alors, courante ? Qui ne se souvient de ces temps où les ventres des opérées étaient, d'une certaine façon, la propriété des gynécologues-obstétriciens qui, dans leur solitude et celle de leur bloc, pouvaient juger de la légitimité d'une ligature de trompes à des fins contraceptives ?
L'homme ? La femme ? «L'antique contrat non écrit qui liait leurs grands-parents par le mariage stipulait que le mari s'obligeait à assurer l'entretien de sa femme et de ses enfants, que la femme s'obligeait à la fidélité et ne risquait donc point de por-
ter l'enfant d'un autre, écrit enco-
re Mme Giroud. De cette obligation-là, le mari était exonéré. Ses infidélités étaient plus que tolérées. Celle de l'épouse, punie de façon parfois sauvage. Tout cela ne tient plus.» Pourquoi ? «Les raisons qui ont fait aux femmes obligation de fidélité ont disparu : entre les contraceptifs et l'analyse de laboratoire qui révèle si l'on est oui ou non l'enfant de son père supposé, il n'y a plus, le cas échéant, que contrainte morale.» Où, dès lors, peuvent bien se nicher les couples modèles et ceux qui jamais plus ne le seront ? Comment tenter ces équilibres raisonnés qu'impose l'affichage de la maîtrise, via l'endocrinologie, de la fonction de reproduction ?
Il faut sur ce thème impérativement lire ce que nous écrit cette très vieille dame qui nous offre les clichés photographiques pris du temps de sa rayonnante puissance médiatique et politique sur la nécessité d'un «nouveau contrat entre hommes et femmes» ; un contrat rêvé dont elle sait, comme nous, qu'il n'abolira ni «les orages du désir» ni «les morsures de la jalousie aux dents vertes.» Pour tout cela et pour bien d'autres raisons, il faut lire Mme Giroud.
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