Les Rencontres de Genève, organisées par la Division de pharmacologie clinique et le Centre multidisciplinaire d'évaluation et de traitement de la douleur ont eu lieu en mai 2000 à l'Hôpital cantonal universitaire de Genève.Ce colloque francophone avait pour thème «Douleurs chroniques : diagnostic et approches thérapeutiques». Dans sa conférence d'introduction intitulée «Anthropologie de la douleur», le Pr Le Breton a dégagé la douleur du cadre strictement médical en analysant diverses expériences douloureuses qui modifient la relation de l'individu au monde. Nous le remercions d'avoir accepté de publier cette conférence.Dr Valérie PiguetDavid Le Breton est professeur de sociologie à l'Université Marc Bloch-Strasbourg II. Il est notamment l'auteur de Anthropologie de la douleur (Métailié), Passions du risque (Métailié), Anthropologie du corps et modernité (PUF), L'Adieu au corps (Métailié), Eloge de la marche (Métailié).Douleur et souffranceLa douleur implique la souffrance. Il n'y a pas de peine physique qui n'entraîne un retentissement dans la relation de l'homme au monde. La douleur n'est pas du corps mais du sujet. Elle n'est pas cantonnée à un organe ou à une fonction, elle est aussi morale. Le mal de dent n'est pas dans la dent, il est dans la vie, il altère toutes les activités de l'homme, même celles qu'il affectionne. Quand l'individu est percuté par la douleur, c'est la chair de sa relation au monde qui en pâtit. Mais si la souffrance est inhérente à la douleur elle est plus ou moins intense selon les circonstances. Un jeu de variations existe de l'une à l'autre. La souffrance est une fonction du sens que revêt la douleur, elle est en proportion de la somme de violence subie. Elle peut être infime ou tragique, elle n'est jamais mathématiquement liée à une lésion. Dans certaines histoires de vie la douleur peut même protéger d'une souffrance trop écrasante, donner un sens à l'existence. Dans d'autres circonstances maîtrisées par l'individu la somme de souffrances qui l'accompagne est insignifiante et permet alors de connaître des situations limites comme dans le sport extrême ou le body art par exemple. Elle devient même parfois un arrachement à soi-même où la souffrance est neutralisée mais où la violence des sensations éprouvées permet l'extase, dans le chamanisme traditionnel certes, mais aussi dans nos propres sociétés où la volonté d'explorer les marges de la condition humaine amène des individus, hors de tout contexte religieux, à vivre des expériences extrêmes dans le souci de connaître la transe. En revanche la souffrance déborde la douleur dans le cas notamment de la torture, c'est-à -dire d'une douleur infligée par un autre sans être en mesure de l'en empêcher. Entre douleur et souffrance les liens sont à la fois étroits et lâches selon les contextes, mais ils sont profondément significatifs et ouvrent la voie d'une anthropologie des limites. S'il existe une pluralité de douleurs c'est d'abord parce qu'il existe une pluralité de souffrances.1 Dans ce texte nous aborderons une partie seulement des relations entre la douleur et la souffrance en délaissant de manière délibérée, pour des raisons d'espace, d'autres aspects essentiels de ces relations ambiguà«s et souvent contradictoires.La douleur de la maladie, du cancer par exemple, rompt les amarres qui attachaient l'individu à ses activités familières, elle rend difficile la relation avec les proches, élimine ou diminue en l'homme le goà»t de vivre. Aucun refuge n'échappe à sa virulence. La douleur paralyse l'activité de pensée ou l'exercice de la vie. Elle pèse sur le jeu du désir, le lien social. En perdant la confiance élémentaire en son corps, l'individu perd la con-fiance en soi et dans le monde, son propre corps s'érige en ennemi sournois et implacable menant sa vie propre. La souf-france est ici une ombre insistante qui embrase l'existence. La douleur aiguise le sentiment de solitude, elle contraint l'individu à une relation priviligiée avec sa peine. Enfouie dans l'obscurité de la chair, elle est réservée à la délibération de l'individu et le laisse impuissant à nommer cette intimité torturante. Elle suscite le cri, la plainte, le gémissement, les pleurs ou le silence, autant de dé-faillances de la parole et de la pensée ; elle brise la voix et la rend méconnaissable. La douleur immerge dans un univers inaccessible à tout autre. L'homme qui souffre tend à s'éloigner des autres. L'impression que nul ne le comprend, qu'une telle souffrance est inaccessible à leur compassion ou à leur simple entendement, accentue encore cette tendance. La douleur est une expérience forcée et violente des limites de la condition humaine, elle inaugure un mode de vie, un emprisonnement en soi qui ne laisse guère de répit. L'anxiété qui naît d'un tel état, le sentiment d'un supplice qui risque de n'avoir de fin que la vie elle-même rend l'expérience plus intolérable encore. La douleur du malade est un embrasement de souffrance à vif.La souffrance sans fin de la tortureLa torture provoque une douleur sans limite sur laquelle l'individu est non seulement sans prise mais où il dépend absolument de l'arbitraire des autres qui la lui infligent. Elle est en ce sens le pire de la souffrance. Exercice d'une violence abso-lue sur un autre, impuissant à se défendre et livré tout entier à l'initiative du bourreau, technique d'anéantissement dela personne par la dislocation minutieuse du sentiment d'identité à travers un mélange de violences physiques et morales, elle vise à gorger la victime de douleur avec un acharnement méthodique dont la seule limite est, en principe, celle de la mort.Aux supplices journellement reproduits, s'ajoutent pour la victime l'angoisse de l'attente, l'incertitude, l'humiliation, l'horreur d'être soumis à une cruauté absolue sans le moindre contrôle extérieur, le déferlement d'une souffrance massive qui rompt les anciennes assises identitaires du sujet. Le corps de l'homme torturé est la forme permanente de son tourment, la forme première du supplice. Plus encore que la douleur, en elle-même déjà intolérable car sans limite, la victime connaît un embrasement de souffrance. La torture confronte au pire que la mort. En ouvrant au sein du corps la brèche permanente de l'horreur, elle provoque l'implosion du sentiment d'identité, la fracturation de la personnalité qui amène parfois le tortionnaire à la réussite de ses manoeuvres : dénonciation, renoncement, trahison, folie ou choix délibéré de la mort. Si l'individu survit à l'insoutenable, l'expérience ne le laisse pas indemne, même si les cicatrices sont surtout intérieures. La «souffrance mentale aiguà«» (Amnesty International) qui relaie les sévices physiques prolonge ses effets longtemps dans l'existence, empêche de reprendre place au sein du monde. Si de manière «ordinaire» la douleur perturbe les assises de l'identité, pire encore en est le traumatisme si elle est infligée en toute connaissance de cause sur une victime sans défense, nue et humiliée.Que dans la torture la souffrance l'emporte à l'infini sur la douleur se traduit par le dispositif de soins qui s'impose dans le traitement de la victime et dans sa difficulté à reprendre le fil de son existence par la suite. Les soins donnés au survivant impliquent une prise en charge globale et un aménagement constant de leur mise en oeuvre selon ses réactions pour éviter toute contamination d'horreur. Ils ne sont pas toujours acceptés d'emblée, la confiance des soignants est mise à l'épreuve. Longtemps le pa-tient ne supporte pas les situations associées à la torture : nudité, contacts corporels, sons, odeurs, etc. Tout examen mé-dical qui rappelle la violence subie provoque l'angoisse et le refus. L'appré-hension l'emporte sur la conscience d'une sécurité morale et affective, et même de l'attention chaleureuse à son égard. Il faut surmonter la mémoire de la violation de soi et cesser de voir le monde avec effroi afin de réapprendre l'élémentaire d'une vie quotidienne que plus rien ne menace. Les soins exigent prudence, douceur, compréhension, paroles et gestes de réconfort jusqu'à ce que le survivant soit convaincu moralement de l'innocuité des lieux.Là où l'homme malade soulagé reprend sa vie en main avec le soulagement d'en avoir fini avec sa douleur, la victime de la torture reste marquée par la violence subie et sa souffrance persiste. Même s'il ne ressent plus aucune douleur son existence antérieure lui paraît un paradis perdu dont il n'accède plus qu'au seuil. Car le problème de la torture est certes celui de la guérison physique, mais aussi celui de la restauration d'un sentiment d'identité profondément altéré. Même si la douleur s'efface peu à peu grâce à la qualité des soins, la souffrance demeure. La mémoire de l'événement continue à alimenter le sentiment d'être souillé, humilié, l'impression d'avoir été détruit et de ne plus jamais pouvoir se retrouver soi-même, de devoir vivre comme une version dégradée de soi. Le séisme introduit dans l'estime de soi induit la conviction pour les survivants d'avoir subi des atteintes irrémédiables au plan physique et moral. Les douleurs ressenties, si elles proviennent des lésions physiques de la torture, sont aussi souvent enkystées dans les réminiscences de l'horreursubie. Certaines blessures laissent des traces qui sont autant d'incisions dans une mémoire meurtrie et contrainte de remâcher l'événement traumatisant. La confiance dans le monde est souvent altérée, surtout dans les mois qui succèdent à la libération, sentiment d'un monde sans Dieu, sans valeur, livré au chaos, à l'injustice, à l'arbitraire, hanté par le mal. Un long apprentissage est nécessaire pour reconstituer une peau contenante de l'identité personnelle et non plus perforée par les lignes de fuite d'une souffrance toujours menaçante même si les tortionnaires sont loin. La douleur infligée de cette manière ouvre une brèche entre soi et le monde. Lent, et parfois impossible, est le retour du sentiment de sécurité ontologique nécessaire à l'existence et à la confiance envers les autres. La torture est un traumatisme dont il est difficile de se sortir. Elle change radicalement l'existence en un avant et en un après aboutissant notamment à la culpabilité, à la solitude, à la peur, à la dépression, voire même à la psychose. Jean Amery, torturé avant sa déportation à Auschwicz, écrit que celui qui a connu une telle expérience «est désormais incapable de se sentir chez soi dans le monde. L'outrage de l'anéantissement est indélébile. La confiance dans le monde qu'ébranle déjà le premier coup reçu et que la torture finit d'éteindre complètement est irrécupérable. Avoir vu son prochain se retourner contre soi engendre un sentiment d'horreur à tout jamais incrusté dans l'homme torturé : personne ne sort de ce sentiment pour découvrir l'horizon d'un monde où règne le Principe Espérance».2La douleur comme limite de sensLa douleur physique est parfois une butée symbolique à opposer à la souffrance, une manière de contrer son hémorragie et de la transférer dans un espace où elle devient un instant contrôlable, une digue contre une angoisse qui menace d'engloutir l'individu. Dernier rempart contre une indicible souffrance, ultime tentative, désespérée, de se maintenir au monde. Un homme arrive chez son médecin généraliste à cause de la fatigue qu'il ressent. Le médecin lui demande de se dévêtir. L'homme s'exécute et dévoile une poitrine lacérée de longues cicatrices. Le médecin est interloqué et lui demande ce qui s'est passé. Les jours précédents l'homme a eu un vif conflit avec sa femme. Celle-ci, dit-il, ne le comprend pas. N'en pouvant plus de son indifférence, il a saisi un couteau, a déchiré son vêtement et s'est balafré la poitrine. Il a alors dit à sa femme : «Tu vois, ce que je me fais ce n'est rien au regard de ce que toi tu me fais». La douleur, la marque corporelle, le sang, ont endigué le trop plein d'une souffrance débordante et écrasante. Parfois, face au déferlement d'affects qu'ils vivent, certains adolescents se cognent la tête contre un mur, se fracassent une main contre une porte, se brà»lent avec une cigarette, ou ils se coupent, se frappent, se mutilent pour endiguer une souffrance qui emporte tout sur son passage. En se jetant contre le monde de manière à se faire mal, le jeune reprend le contrôle d'un affect puissant et destructeur, il cherche un contenant et trouve alors la douleur ou la blessure. De même, dans les états psychotiques l'automutilation et la douleur sont des tentatives de dresser une digue pour conjurer le sentiment de perte narcissique, de montée fulgurante d'une angoisse ou d'un affect qui menace de tout emporter sur son passage. Ces moments sont en principe ponctuels, ils deviennent rarement des principes d'existence. Ils sont le cri jailli d'épisodes de vie où l'individu se sentait trop à l'écart du monde.Là où il ne reste que le corps pour éprouver son existence et la faire éventuellement reconnaître aux autres, la douleur infligée délibérément devient un mode ponctuel de réassurance de l'identité personnelle. Le monde carcéral par exemple connaît nombre d'atteintes par les détenus à leur intégrité corporelle : brà»lures de cigarettes, excoriations, scarifications, objets avalés, etc. La pratique du tatouage, clandestine, avec des outils de fortune, est courante dans les prisons avec une douleur diffuse accompagnant avec intensité l'inscription tégumentaire.Mais la recherche de la douleur ou de la blessure s'inscrit parfois dans la longue durée. La démonstration de douleur est alors la conséquence d'actions sur soi que l'individu s'inflige en demandant au mé-decin un soulagement et une reconnaissance de soi. Personnalités dont le Moi est insuffisant et qui cherchent dans une sensation pénible un étayage d'existence qu'ils ne trouvent pas ailleurs. Mais ils requièrent cependant le souci des autres, leur reconnaissance, l'attention d'un médecin ou des soignants de manière générale. Ainsi de la pathomime ou du syndrome de Mà¼nchausen. On connaît en ce sens des polyopérés dont la ferveur à être l'objet de manipulations chirurgicales rencontre la complaisance de certains praticiens à passer à l'acte dans une sorte d'échange profitable de symptômes. La douleur, avec dans ces derniers cas les cicatrices marquant la peau, instaure une identité en pointillé, inapte à se saisir autrement. Léon Chertok évo-que le cas d'un homme qui déclare avoir fait une carrière de malade «comme d'autres montent à l'Himalaya ou traversent l'océan en solitaire». Ce patient, suivi depuis quinze ans, a déjà subi une vingtaine d'interventions chirurgicales, d'explorations de toutes sortes et additionne les traitements pour des douleurs et des mouvements abdominaux et thoraciques anormaux.3La douleur remplit aussi une fonction identitaire, elle est une butée symbolique inscrite à même la chair. Si l'individu décide des circonstances où elle exercera sur lui sa souveraineté, il la contrôle et elle n'est pas à ses yeux revêtue de souffrance. Elle est une gêne, mais sans plus. La culture sportive abonde en ces cas de figures. La performance est un pacte symbolique avec la douleur. L'en-traînement consiste à apprivoiser la souffrance de l'épreuve pour qu'il n'y ait plus qu'une douleur supportable. L'athlète consent au sacrifice régulier d'une part de douleur pour être parmi les meilleurs le jour de la compétition. Un athlète tchèque, lanceur de javelot, le dos abîmé par la puissance et la répétition des jets, dit tranquillement à un journaliste : «De-main, il peut m'arriver n'importe quoi. Et alors ? Souffrir est normal. La douleur est mon univers» (Libération, 27 mai 1996). Guy Delage traverse l'Atlantique à la nage après plusieurs mois d'efforts acharnés. Au moment de partir il déclare : «Je tiens à faire l'expérience de la douleur après avoir fait celle de la terreur en ULM au-dessus de l'Atlantique» (Libéra-tion, 5 décembre 1994). Un marathonien français regrette de ne pas savoir aller loin dans la douleur. «Même si je sais souffrir, dit-il, je n'arrive pas encore à me faire assez mal tant à l'entraînement qu'en compétition... A l'arrivée de certains marathons, j'ai vu des gars à genoux, à l'agonie, qui mettaient trois jours à récupérer. Moi, au bout de trente minutes c'est fait. Je ne sais pas encore me rentrer dedans, me faire mal. Je fais peut-être un peu trop dans la facilité. Tout cela se travaille. C'est un apprentissage».4 D'Aboville ne cesse de dire combien ces traversées des mers à la nage étaient un «enfer» de chaque instant. L'activité sportive n'exige pas seulement une technicité et une aptitude particulière à résister à l'effort et à la fatigue, elle est aussi une lutte intime avec la souffrance, avec la tentation de se relâcher et de connaître le bonheur provisoire de l'écroulement sur la piste. Si l'athlète a mal, il doit en rester à la douleur ressentie, s'il commence à ressentir de la souffrance, alors il est sur le point d'abandonner.Quand le corps devient ennemi de toute progression, le sportif compose avec sa douleur. Au-delà de ses qualités athlétiques particulières, il accroît ses performances en augmentant peu à peu son avancée dans l'intolérable. L'adver-saire à dépasser ou le record à battre symbolisent la souffrance à atteindre et à surmonter dans le même mouvement. Tou-te activité physique ou sportive allant au-delà des efforts habituels confronte à une négociation personnelle avec le seuil de douleur supportable. Une marge demeure toujours à conquérir grâce à l'entraînement, à des méthodes psychologiques ou à la détermination du caractère. L'im-position répétée d'une douleur mesurée lors de l'entraînement est une condition nécessaire pour aller loin lors de celle, imprévisible, de l'épreuve qui seule compte. La performance est un jalon à atteindre dans le continent intime de la douleur. A travers le don régulier de la douleur lors des séances d'entraînement, l'athlète paie symboliquement le prix de l'endurance lors du grand jour. «Il faut savoir souffrir» disent les adeptes pour connaître enfin le succès. Mais contrairement à la douleur issue d'une blessure ou des séquelles d'une maladie qui impose ses directives, celle qui naît de l'épreuve sportive demeure sous le contrôle du pratiquant, elle est un corps à corps personnel, intime, avec la suffocation, la nausée, la tension musculaire. Maître de l'intensité de la peine qu'il s'inflige, le sportif l'est aussi de sa durée, sachant qu'il peut suspendre un effort trop intense ou même abandonner s'il est allé trop loin. La douleur est le sacrifice que l'athlète consent dans un échange symbolique visant à le faire figurer en bonne place lors de l'épreuve. Une compétition fantôme double la compétition apparente, celle menée par chacun dans sa solitude contre le seuil de tolérance à la douleur des autres.Loin de la fuir comme l'homme du commun, le sportif appelle la douleur comme une matière première de l'oeuvre qu'il réalise avec son corps. Si elle de-meure sous le contrôle de l'individu, elle a l'avantage appréciable de lui fournir une limite, de symboliser le contact physique avec le monde. De nombreux occidentaux, sportifs d'occasion, se lancent aujourd'hui dans des épreuves longues et intenses où prime la capacité intime de s'opposer à une souffrance grandissante. Courses à pieds, joggings, triathlons, trekkings, etc, ce sont là des pratiques où l'homme sans qualité s'engage, non pour s'affronter à l'autre, mais pour s'appliquer à ne pas céder devant le travail de sape de la douleur. Sommé de faire sans cesse ses preuves dans une société où les références sont innombrables et contradictoires, où les valeurs sont en crise, l'acteur cherche dans une relation frontale avec le monde une voie radicale de mise à l'épreuve de sa force de caractère, de son courage, et de ses ressources personnelles. Aller au bout de la difficulté qu'il s'inflige lui procure une légitimité d'exister qui trouve là une voie symbolique pour s'étayer. La performance est secondaire, elle n'a de valeur que pour soi. Il ne s'agit pas de se battre contre l'autre, mais d'aiguiser sa détermination propre, de surmonter la souffrance en allant au terme de l'exigence personnelle. La limite physique vient remplacer les limites de sens que ne donne plus l'ordre social. Plus la souffrance a été vive, plus assurée est paradoxalement la conquête de signification intime, plus entière la satisfaction d'avoir su résister à la tentation de l'abandon. Sous la forme symbolique de l'activité physique ou sportive se joue une reprise en main de son existence. Les adeptes du sport extrême décrivent souvent avec complaisance le paradoxe d'une souffrance musculaire et morale se transformant soudain en une forme d'extase une fois le but atteint.5La douleur comme support de l'extaseNous ne parlerons pas ici du masochisme ni du mysticisme mais de courants contemporains qui font de l'exploration de soi, à travers des exercices de cruauté sur soi, une manière d'atteindre l'extase. Ces mouvements qui se reconnaissent par exemple sous les mots d'ordre du «tribal» ou du «primitivisme mo-derne» reprennent certains contenus culturels issus de sociétés traditionnelles disparues ou en voie de disparition. Ces rites ou ces moments inscrits au sein de cérémonies collectives sont restaurés dans un nouveau contexte avec des significations tout à fait différentes. Le processus social en jeu évoque la folklorisation, mais avec un fort investissement affectif de la part des emprunteurs. Il traduit une réappropriation personnelle d'anciens motifs culturels. Ce passage d'un monde à un autre ne va pas parfois sans conflit quand ces sociétés s'insurgent contre ce qu'elles vivent comme des «vols» : ainsi Fakir Musafar se voit-il interdire le recours au terme de «danse du soleil» pour évoquer les suspensions de son corps dans l'espace grâce à une série de crochets fichés dans sa peau car les Indiens Mandans récusent le lien avec leurs anciens rites de passage. Tatoo Mike, dont le corps est presque intégralement tatoué, donne bien la philosophie du primitivisme moderne en expliquant que les marques dispensées sur sa peau sont des «dessins allant des Samoans aux Indiens, combinés ensemble dans une sorte de psychedelia des différentes cultures».6 Le terme générique «Indiens», mêlant des traditions culturelles éloignées les unes des autres renchérit à son insu sur ce jeu de collages, de syncrétisme où des motifs culturels côtoient des motifs de bandes dessinées. Avec sans doute plus de recul, Olivier, adepte parisien du primitivisme moderne, explique qu'il ne prétend pas «s'approprier des rites culturels anciens» qui ne lui appartiennent pas. «Je suis un enfant occidental du XXe siècle, nourri de science-fiction, et non d'origine masaï ou dayak. J'ai toujours été fasciné par les héros de science-fiction ou de dessins animés, des êtres capables d'évolution technologique. Bercé par Mad Max et les bandes dessinées comme Cobra, je me voyais plus tard, avec mon imagination de gamin, faire partie d'une éli-te d'êtres uniques et évolués, mais toujours plus humains. Mon approche consciente des modifications corporelles tient plutôt du mélange de cette culture occidentale avec les cultures anciennes découvertes au fil de mes lectures».7Nous sommes dans le «techno-chamanisme» et non dans le chamanisme, les usages du corps sont décontextualisés et réappropriés comme esthétisme et comme chemin d'entrée dans la transe associés à des significations personnelles. Ces exercices corporels provoquant la douleur (suspensions surtout) relèvent d'une démarche intime, dans un contexte occidental détaché de la religiosité chamanique et lié davantage à une expérience du sacré, c'est-à -dire à une expérience puissante mais n'ayant de sens que pour soi (ou pour l'entourage). Le chamanisme n'a donc rien à voir ici avec ce que les ethnologues ou les anthropologues ont décrit ailleurs.8Fakir Musafar, l'auteur du terme «primitivisme moderne», et figure mythi-que des modifications corporelles a fait de son existence une expérimentation per-manente d'épreuves physiques extrêmes pour accéder à une autre conscience de soi : suspensions, contorsions, constrictions, privations, gênes, feu, pénétrations d'instrument dans le corps, etc. La dé-marche ne doit rien au masochisme, la nommer ainsi serait neutraliser les interrogations qu'elle soulève. La recherche est celle d'un état altéré de conscience provoqué par une douleur délibérée, c'est-à -dire un chaos de sensations pénibles, mais sans que la souffrance intervienne réellement. L'individu, comme dans le sport extrême, est dans une relation de maîtrise avec ce qu'il s'inflige et ce qu'il ressent, il sait pouvoir en sortir à tout instant et ce sentiment désamorce la virulence attachée à la souffrance. La douleur n'existe plus, paradoxalement, qu'à titre de sensation. Olivier, cité précédemment, explique que la douleur n'est qu'une «question de perception des choses et de mise en confiance». «Tu ne ressens pas la douleur, le corps la ressent, et tu l'observes enregistrant ou éprouvant la sensation» dit Fakir Musafar évoquant ses expériences de mise à l'épreuve du corps. «Alors ce n'est plus la douleur. Si tu peux apprendre à séparer la conscience et ton attention de ton corps, tu peux lui faire presque n'importe quoi et ne pas ressentir la souffrance... lorsque je me suspens avec des crochets les gens disent que c'est incroyablement douloureux. Je réponds que c'est extatique et merveilleux... ça dépend de votre entraînement, de comment vous vous êtes conditionné et de l'état dans lequel vous pouvez vous mettre».9 Fakir Musafar explique très bien, à sa manière, la suppression de la souffrance par le contrôle personnel, expérience proche de celle du sportif ou du stoïcien, qui ne laisse agir que la douleur. Cette dernière alors bouleverse en profondeur le sujet sans le détruire et il vit en effet souvent des expériences de transe, d'extase, dont le contenu en revanche est personnel, sans aucun lien avec le chamanisme traditionnel.La douleur arrache l'homme à sa quiétude et le force à l'insoutenable, elle est une puissance de métamorphose qui marque dans la chair une mémoire indélébile du changement. Elle accompagne ainsi les rites initiatiques de nombreuses sociétés traditionnelles, chevillant d'autant plus dans la chair la mémoire de l'événement qu'une marque signe désormais l'apparence physique de l'initié : cir-concision, excision, subincision, limage ou arrachage des dents, amputation d'un doigt, scarifications, tatouages, excoriations, brà»lures, bastonnades, brimades, épreuves diverses, etc. Le démantèlement de l'identité juvénile est favorisé par la virulence d'une expérience qui porte l'initié au-delà de ses anciens an-crages et le révèle à un autre rapport au monde. Dans les pratiques contemporaines rapidement décrites ici, la douleur est considérée avec distance comme un instrument de métamorphose de soi. Mais elle ne l'est qu'après avoir supprimé le pire en elle, l'intolérable, c'est-à -dire la souffrance.10La douleur et le sensToute douleur projette dans une di-mension inédite de l'existence, elle ou-vre en l'homme une métaphysique qui bouleverse l'ordinaire de sa relation aux autres et au monde. Mais seules les circonstances qui l'enveloppent lui donnent sens en provoquant une somme plus ou moins grande de souffrance.11 La douleur a ainsi en permanence la proprié-té de détruire l'individu ou d'altérer dura-blement son sentiment d'identité (maladie, accident, torture). Infligée de ma-nière traumatique elle laisse une trace de souffrance même lorsqu'elle s'efface. Elle mutile une part du sentiment d'iden-tité de l'individu qui n'arrive jamais tout à fait à oublier. La torture en donne un exemple tragique. Mais dans des circonstances différentes, par une sorte de sacrifice inconscient dont l'individu possède la maîtrise, elle offre le paradoxe de protéger d'une menace terrifiante de destruction de soi, elle est un paravent con-tre une souffrance intolérable. Ailleurs, à l'inverse, elle est la matière première de l'oeuvre que l'individu réalise avec son corps : sport, recherche moderne de tran-ses, body art, etc., mais les acteurs con-cernés en parlent tranquillement comme d'une simple perception. Une douleur choisie et maîtrisée par une discipline personnelle dans un but de révélation de soi ne contient qu'une parcelle dérisoire de souffrance. Même si elle peut paraître insupportable pour les spectateurs, c'est-à -dire qui sont au-dehors de l'expérience et se projettent alors fantasmatiquement en imaginant le pire. L'impact de la douleur connaît donc une virulence étroitement liée à la nature de la violation intime qu'elle contient et de la part de décision que l'individu conserve sur elle.Si les liens entre douleur et souffrance sont multiples, ils sont toujours une équation du sens vécu par l'individu et du contexte dans lequel il est impliqué. Douleurs et souffrances sont toujours au pluriel. C'est la souffrance essentiellement qui détruit l'homme, surtout si elle accompagne la douleur. C'est pourquoi, s'agissant de malades ou d'accidentés, de victimes de traumatismes ou de tortures, la technique médicale est insuffisante en soi, même si elle est fondamentale. La qualité de présence auprès du malade, l'accompagnement, l'instauration d'une confiance sans défaut avec l'équipe soignante sont essentiels. Le soulagement efficace de la douleur, parce qu'il impli-que simultanément une action sur la souffrance, sollicite une médecine centrée sur la personne et non seulement sur des paramètres biologiques. L'expérience des soins palliatifs est à cet égard sans appel, montrant combien l'accompagnement des malades en fin de vie à une valeur d'atténuation ou de suppression d'une douleur qui n'est jamais seulement «physique», mais touche l'homme en son entier, bouleverse son existence.