Résumé
Il y a tout pour passionner, dans l'histoire du projet génome humain. Tout par exemple d'un thriller qui ferait bonne figure dans les catalogues hollywoodiens : le méchant (pervers et seul), les bons, les coups tordus, l'argent, la gloire, le pouvoir. Et puis il y a la lutte pour les symboles, le côté : «Recherche du Graal» ou «Aventuriers de l'Arche perdue», sans quoi l'intrigue manquerait de sel.D'un côté, donc, Craig Venter, le flibustier. De l'autre, les Waterston et Weissenbach représentants de l'école publique internationale. L'un a choisi la revue Science pour publier ses résultats, les autres s'expriment dans Nature. Les deux agissent en même temps (la semaine passée), of course. Car tout cela est avant tout affaire de compétition pour l'image et, plus encore, l'argent. Venter est un pilleur sans foi ni loi : il a piqué les bases du génome humain qui sont dans le domaine public pour y coller celles qu'il possède de façon privée, et l'ensemble de ce qu'il publie est donc, par la force des choses, plus complet. Comportement injuste, évidemment. Venter s'en balance. Sa méthode de travail ? A l'avenant. Non la précision, encore moins l'élégance, mais l'efficacité : viser ce qui se vend. Il décrypte l'ADN selon une technique appelée «shotgun». Autant dire qu'elle ne fait pas dans la dentelle. De son côté, l'équipe publique universitaire prend son temps, planifie son action avec une approche dite «cartographie d'abord, séquençage ensuite». Médiatiquement, Venter l'emporte : la population aime bien les flibustiers. Les financiers aussi : l'action de l'entreprise de Venter, Celera, s'est valorisée de 8% en une semaine. Celera fait commerce d'information génétique : elle exige d'être commercialement associée aux bénéfices qui résultent de recherches menées grâce aux données qu'elle fournit. C'est ennuyeux ? Oui. Pourquoi ? D'abord, comme le rappelle un édito du New Scientist, parce que cette clause commerciale limite la diffusion de l'information génétique aux centres riches et efficaces. Dès maintenant, «la liberté académique n'est plus qu'un slogan vide», remarque le New Scientist. Toute recherche demande un mélange bien réglé de compétition et de collaboration. Rien de bien ne se fait sans un jeu entre les deux. Mais Venter ne joue pas. C'est un toxicomane-dealer qui, lorsqu'il s'agit de sa dose de gloire et d'argent, est prêt à tout, y compris à organiser la science en système mafieux. Si Venter n'avait pas existé, la recherche sur le génome aurait peut-être traîné. Mais la vitesse n'est pas tout. Le pire serait que, de passionnée, parfois jubilatoire qu'elle était, la recherche biologique devienne figée et sans débats, parce que corsetée par des brevets et bâillonnée par des clauses financières....Fini, en tout cas, l'ADN-mystère. Sous nos yeux agonise le mythe. Décrypté, le génome cesse de désigner du sacré et ramène les esprits vers une poignée de gènes. Une petite trentaine de milliers, en fait, apprenait-on la semaine passée. Un chiffre mesquin, indigne de notre époque informatisée et qui, comme si cela ne suffisait pas, place ironiquement l'homme entre la mouche et le grain de riz. Pour une nouvelle blessure narcissique, c'en est une. Du génome, on ne connaît pas encore grand chose, certes, mais ce qu'on a appris ces jours suffit pour le considérer désormais comme un concept banal, avec lequel on ne fera plus de cuisine mystique....Aucune nostalgie, pourtant. S'il est une caractéristique de la nature humaine, c'est de ne pas laisser vide d'ambiguïté le récit de son origine : un nouveau mythe est donc déjà en train d'occuper le terrain. Désormais, l'explication ultime, le ressort mystérieux du biologique, l'âme invisible du vivant, c'est le fonctionnement en «réseaux». Ah, les réseaux ! Ils sont partout. Là où ils n'existent pas encore on en construit, c'est Internet, la société, la planète, les écosystèmes, n'importe quelle industrie, la médecine. A notre époque de triomphe du discours «réseau», un individu hors réseau n'existe pas, une théorie qui n'inclut pas un peu de réseau dans son développement n'en est pas une. Le génome est décevant ? Qu'importe, les cellules fonctionnent grâce à des réseaux.Mais l'homme ? D'où vient que, si évolué dans son comportement (selon sa vision, en tout cas), il possède un génome si banal, question taille et nombre de gènes ? La complexité du réseau d'interactions entre ses gènes suffit-elle à expliquer son statut exceptionnel dans le règne animal ? L'ennui, explique J.-M. Claverie, dans Libération du 13 février, c'est que les mécanismes de cette complexité ne sont pas propres à l'homme. Ils existent chez «le ver, la mouche et toutes les bestioles connues». Claverie ajoute : «il n'y a aucune raison de penser que les gènes génèrent particulièrement de complexité chez l'homme. Non, il va falloir se faire à l'idée que notre génome est simple. C'est une idée particulièrement désagréable pour des sociétés comme Celera et toutes celles qui vivent de la recherche sur les gènes».Comme le résume Alex Mauron, dans un article de Science du 8 février (intitulé : Le génome est-il un équivalent séculier de l'âme ? à lire absolument), «Etre un homme signifie davantage qu'avoir un génome, cela demande d'avoir une identité narrative propre à soi-même»....Parmi les surprises récentes (et pénibles pour notre narcissisme), il y a la découverte de l'immense place prise dans notre génome par une collection d'ADN «junk» (déchets). Alors que les gènes codant occupent tout juste 1,5% de nos chromosomes, les copies répétitives de gènes sauteurs (éléments transposables), en constituent plus de la moitié. Etrange. D'autres espèces, comme la mouche, semblent avoir fait le ménage, puisque ces éléments transposables n'y occupent que 3% du génome. Peut-être à raison, ou alors pour se rassurer, les scientifiques avancent l'hypothèse que ce désordre serait fécond. Loin d'être de simples déchets, ces éléments transposables auraient favorisé notre évolution : ils aideraient à remodeler nos chromosomes et à créer de nouveaux gènes.Quoi qu'il en soit, l'ADN n'est pas seule à accumuler des informations à première vue inutiles et encombrantes. Un même phénomène s'observe avec nos cerveaux et nos vies (par empreinte génétique ?) rappelle F. Pliskin dans son roman «Toboggan». Regardez ce qui nous gave le crâne, dit-il, lisez la presse féminine : Psycho : «je fais peur aux mecs». Séduction : «je me remets sur le marché», «j'ai couché avec mon psy». Test : «avez-vous le virus de l'infidélité». Chronique : «le sperme est-il diététique⦠les bienfaits de la sieste⦠des décalcomanies pour les ongles⦠un match entre glace et sorbet⦠eau plate ou eau gazeuse». Pour évoluer, peut-être notre esprit a-t-il besoin, comme notre génome, de 98% d'informations «junk» ? Fascinante corrélation. B. Kiefer