«Le client jeta un premier coup d'oeil sur son canard et s'exclama : Foutaises, ami Paul ! Foutaises que tout cela ! La politique, les guerres, les sports : aucun intérêt. Ce qui me botte, moi, c'est le fait divers et les procès». Ainsi s'exprime le génial Raymond Queneau dans «Pierrot, mon ami». Queneau qui savait ce que les mots, les journaux et les livres voulaient dire ; Queneau qui nous revenait à la mémoire, à la lecture, dans les colonnes du Monde (daté du 23 janvier), d'un point de vue du Pr Guy Vallancien, chef du Département d'urologie à l'Institut mutualiste Montsouris (Paris). «Les mots ont un sens et l'oublier expose à leur exploitation hasardeuse. Pour un individu donné, la santé est un état instable dont la dimension personnelle prime sur la dimension socio-économique. Peut-on borner cette situation précaire par des limites qui définiraient un état idéal de «bonne santé», que nous aurions le droit d'atteindre et de conserver, en participant au financement de sa perpétuation ? s'interrogeait l'auteur. La définition de l'état de santé est floue , «état de bien-être physique, psychique et social de la personne humaine» , mais il n'y en a pas d'autre plus précise, car la norme de santé pour un être humain donné n'existe pas».La publication de ce point de vue coïncidait avec un «mini-Grenelle de la santé», vocable en langue de bois pour définir l'une de ces rencontres sans espoir au cours desquelles médecins et gouvernants s'attachent les uns à défendre leurs acquis, les autres à réduire la trop bien connue dangereuse-inflation-des-dépenses-de-santé. L'occasion, pour les deux camps, d'afficher des arguments et des certitudes proprement incompatibles, de prendre patients et contribuables à témoin. On dénonce alternativement l'infamie des responsables politiques et l'inconscience du médecin prescripteur. On évoque les fissures grandissantes du système français de protection sociale, le droit à la santé pour tous. On dit à sa façon sa hantise de la souffrance et de la prochaine solitude devant l'inconfort et la mort. Chacun menace l'autre et tous se quittent jusqu'à la prochaine crise. Mais cette fois, parce qu'ils se situent bien au-dessus de l'habituelle mêlée, on retiendra les propos imprimés du Pr Vallancien.«Physiquement, psychologiquement et socialement, sommes-nous identiques ? Non. Devons-nous revendiquer d'être égaux face à la maladie ? Non plus, sauf à rêver, car, en réalité, je n'ai aucun droit à me plaindre de ne pas faire 1 m 80, de ne pas avoir les yeux bleus, de risquer un cancer et de mal supporter l'alcool ! écrit-il. Le «droit à la santé» est une revendication illusoire, basée sur un faux concept de norme de bonne santé. Arrêtons donc de brandir un tel slogan, seulement utile à maintenir des corporatismes obsolètes ou des pouvoirs inappropriés, et posons-nous la seule question qui vaille : sommes-nous capables de respecter le devoir de solidarité qui incombe aux membres d'une société civilisée ?»Et l'auteur de rappeler, au risque d'une plainte en manquement de confraternité, que le corps médical , français , a des devoirs ; que les médecins, hospitaliers comme libéraux, sont tous employés par la Sécurité sociale ; qu'à ce titre, tous doivent comprendre qu'ils ne pourront plus s'installer où ils le veulent, pratiquer comme ils l'entendent, isolément, sans accepter les recommandations rédigées par la profession elle-même dans le cadre des processus d'évaluation en santé. Qu'ils devront, en outre, accepter d'être réévalués en fonction de l'évolution des connaissances nouvelles de la science dans le cadre d'une formation continue sérieuse. Et , ce n'est pas la moindre des évolutions à venir , qu'ils devront, enfin, être rémunérés autrement qu'à l'acte puisqu'ils ne sont plus libéraux, c'est-à -dire libres du choix de leurs honoraires. Une telle vérité annoncée fait-elle encore mal à ceux qu'elle concerne ?«Quelle entreprise pourrait vivre aujourd'hui, dont les cadres supérieurs ne se recycleraient jamais, feraient ce qu'ils veulent et se fixeraient un salaire et des stock-options sans en référer à leur direction ?» demande encore le Pr Vallancien. La comparaison n'est pas sans intérêt, à la nuance près que personne ne sait, en France, qui est le patron du système de distribution des soins. L'absurdité est connue : les députés décident du budget annuel ; le ministère de la Solidarité tente d'organiser l'ensemble ; les différentes agences publiques (accréditation, médicament, sécurité sanitaire, sang, transplantation) posent des jalons ; les médecins dépensent et les caisses d'assurance maladie payent. Et dans ce beau navire parti vers d'improbables horizons, aucun capitaine. La plus grande entreprise de France (budget de 630 milliards de francs, le marché est en expansion croissante et sans doute indéfinie) n'a ni gouvernail, ni armateur.«L'un des devoirs du corps médical est de proposer des solutions nouvelles pour échapper à un inexorable appauvrissement des moyens mis à sa disposition, alors que la demande de perfection et de sécurité maximale s'accroît, souligne l'auteur. Or, dans le monde complexe d'aujourd'hui, les médecins n'ont jamais su parler d'une même voix. Ils ont, année après année, pesé de moins en moins fort dans le grand marchandage du système de soins, la multiplicité des syndicats et leurs luttes fratricides depuis vingt ans ayant affaibli la représentativité de la profession». Sans exposer l'ensemble des propositions formulées par le Pr Vallancien, on peut en reprendre une, révolutionnaire, concernant la rémunération des médecins généralistes.Si l'on veut une médecine de qualité, il faudra la payer. «A 115., francs la consultation du généraliste, on ne peut prétendre faire une médecine lente où l'acte intellectuel est honoré à sa valeur, estime-t-il. Les organismes payeurs ont toujours privilégié le remboursement des actes techniques souvent inutiles au lieu d'honorer à son vrai dà» la consultation approfondie. Un généraliste devrait être payé 300., ou 400., francs la demi-heure vraie de consultation, ce qui correspond au tarif moyen d'un expert». Dans cette optique révolutionnaire, de nombreux actes quotidiens ne devraient alors plus être assurés par le médecin lui-même mais par des assistants (infirmières praticiennes) qui seraient autorisés à pratiquer un certain nombre de gestes et éventuellement à prescrire dans un cadre déterminé sous sa responsabilité». Faut-il rappeler que le revenu annuel avant impôts d'un généraliste français est, en moyenne, de 330 000., francs alors qu'il prescrit en examens, médicaments et autres traitements environ quatre fois plus ?Qui aura le courage d'enclencher une telle révolution ? Qui osera dans le même temps rappeler que les malades ont des devoirs et que les jours sont comptés d'une époque où le comportement des assurés sociaux n'est que trop souvent déterminé par cette puérile sentence : «J'y ai droit puisque j'ai payé» ?