Ils sont nombreux à vivre en transit dans les lieux où je travaille, aussi pressés d'en sortir que les soignants ont hâte de les en chasser lorsqu'ils pensent qu'ils ne restent là que parce qu'ils ne savent plus où aller ou que la nature de leurs maladies ne requiert plus la qualité de leurs prestations
Ils entrent le plus souvent pour une maladie à investiguer ou à soigner : un nodule pulmonaire, une décompensation cardiaque, une asthénie ou une douleur qui les angoisse.Ils ont parfois longtemps attendu avant de consulter : reconnaissant de subtils dérèglements mais feignant soigneusement de les ignorer, pressentant que quelque chose de grave se jouait, redoutant chaque jour un peu plus le regard de leurs proches ou celui de leur médecin qui ne comprendrait pas de telles hésitations. Les plus vieux d'entre eux ont d'ailleurs souvent été mis en garde : ils savent bien qu'ils devraient consulter rapidement, faire plus attention, éviter de tomber, bien se nourrir surtout
Ils n'ont cependant pas tellement de plaisirs
et le «jambon-biscottes» coûte bien moins cher que le steack et les légumes. Tout ceci ne fait d'ailleurs qu'aggraver leur situation.Au fil du temps qui passe et des maladies qui se prolongent, mes malades perdent peu à peu leur innocence. Leurs maladies deviennent plus insidieuses que chroniques : le malade se perd entre des avis spécialisés, se repère en fonction de l'amaigrissement qu'il ne parvient pas à enrayer ou de la longueur des séjours hospitaliers. L'isolement social menace et le moral s'en ressent
Au fil du temps qui passe, mes malades deviennent de plus en plus difficiles à soigner. Leurs maladies résistent, se multiplient, se renforcent mutuellement, leurs veines usées supportent de moins en moins bien les perfusions. Mes malades souffrent facilement d'effets secondaires, ils ont tendance à confondre les médicaments, à ne prendre que ceux qui leur plaisent ou à oublier s'ils les ont déjà pris. D'individus sains et donc a priori pas malades, ils deviennent «malades qui s'ignorent» puis «malades», jusqu'à «malades terminaux»,
en passant par «soins impossibles à domicile». C'est un peu de tout ça que les histoires de mes malades.Et moi, comment puis-je décrire au mieux les détours et les souffrances de ces parcours ? Comment puis-je rendre compte au mieux de l'intrication et de la complexité des affections que je soigne ? Comment puis-je continuer à défendre la valeur du temps des soins que je dispense et les moyens que cela nécessite ? Au fil du temps qui passe, au gré des lits hospitaliers qui se ferment, la marge de manuvre dont je dispose vis-à-vis des assurances et des administrations hospitalières me semble s'amincir
A mon avis, ce problème est d'ailleurs bien plus important qu'il n'y paraît en première analyse car, au-delà des coûts et de la nécessité d'un rationnement sanitaire, au-delà de l'atteinte possible à la qualité des soins et des contraintes que cela représente pour les malades, au-delà des limites imposées à mon autonomie, si j'accepte sans résister que la maladie peut être définie par les quelques codes diagnostiques que j'adresse aux assurances, si j'accepte de raisonner en fonction d'impératifs économiques ou de statistiques, si je ne défends pas mieux le fait que la définition de la maladie, elle, est d'abord celle du malade, ne dois-je pas admettre que je la déshumanise, ou plus brutalement, que dans la maladie, ce qu'il y a de moins important au fond, c'est le malade ?Les instances politiques, les assureurs, ni même l'évolution des sciences et des rapports entre le médecin et le malade dans la consultation clinique ne changeront jamais rien aux rapports permanents, obligatoires, entre le malade et la maladie. C'est bien parce qu'il y a des hommes qui se sentent malades qu'il y a une médecine et ce n'est pas parce qu'il y a des médecins que les hommes apprendraient d'eux les modalités de leurs maladies. Ce n'est donc pas parce que les coûts s'élèvent que le prix de la santé est excessif. Je refuse de penser autrement. Les occasions de réflexions et les points de résistance ne semblent pas manquer pour nous autres médecins
C. Luthy