Résumé
Où la médecine peut-elle encore progresser ? Peu dans les domaines classiques, type hypertension, asthme, infections, a-t-on envie de dire : il y a déjà encombrement de traitements. Ce qui est en partie vrai. Car même dans ces domaines, les recherches novatrices se tarissent. On assiste à un recroquevillement : les progrès se focalisent sur des buts de plus en plus étroits, précis, redondants (à la limite : sans avenir).Mais c'est ailleurs, surtout, que se trouve la meilleure marge de mieux. Ailleurs, c'est le désert. De plus en plus. Qui a encore le courage de proposer de véritables hypothèses, même farfelues, à distance des lieux bien éclairés par la raison commune ? Qui a le courage de penser autrement, de se moquer des découpages habituels des questions, de prendre à rebours la grosse machine des congrès mondiaux, des establishments, des facultés et des revues ? C'est pourtant ainsi qu'avance la science. De même qu'à notre époque de mondialisation des communications rares sont les uvres d'art qui s'imposent en bouleversant la compréhension du monde, de même les véritables découvertes médicales s'espacent. Pour quelle raison ? Trop de conformisme dans les esprits ? Trop de contrainte en recherche et trop d'enjeux financiers ? Manque de courage ? Et si la réalité était une profonde asthénie de la culture médicale ?...Cette situation de la recherche est à la fois une métaphore du destin de la médecine et un reflet de sa culture. Ce qui est en jeu, au-delà des questions techniques, c'est la manière dont les humains espèrent, anticipent et imaginent, c'est leur façon de concevoir et d'élaborer leur identité. Que le conformisme domine ici, et c'est la culture qui est touchée (Le conformisme ? Vous savez, cette espèce de mot d'ordre tacite : il faut éviter de penser mais se cantonner dans le rôle de représentants modestes d'une profession qui fait ce qu'elle a à faire, et de chercheurs qui cherchent ce qu'on leur commande). La médecine qui en découle devient une culture mineure, un mythe en tranquille décadence. «Il faut être riche en contrastes, ce n'est qu'à ce prix qu'on est fécond» remarquait à raison le vieux Nietzsche. Mais la richesse en contrastes de la médecine, on la voit de moins en moins. Même sur un strict plan scientifique....Quelques initiatives se font jour ici ou là, c'est vrai. Ainsi, parce qu'il n'y avait à son goût pas assez de «science passionnante» dans le BMJ, un membre de son editorial board a décidé de lancer une rubrique «research pointer». Pour y figurer, les recherches doivent se montrer à la fois «passionnantes et non ridicules sur un plan scientifique». Dans le numéro du 10 mars, on trouve par exemple une étude montrant que les individus aux yeux clairs sont davantage susceptibles de devenir sourds après une méningite que ceux aux yeux sombres (sur un collectif de 32 patients sourds après méningite, 30 avaient les yeux clairs). Hypothèse de l'auteur de cette micro-étude : une forte présence de mélanine protègerait l'oreille interne des dégâts causés par la méningite. Pourquoi pas ? Mais on peut aussi suivre une piste génétique : par exemple, les gènes codant pour la couleur des yeux seraient liés à ceux qui règlent la réponse inflammatoire à une infection. Ce genre de réflexion n'est pas inintéressant. Mais pour se montrer passionnante, pour créer du contraste, une exploration hors sentiers battus de la médecine demanderait davantage de culot conceptuel....Et l'hypothèse de Barker, vous connaissez ? Le Lancet en a fait l'objet d'un récent édito.1 Une énigme, il faut dire, cette hypothèse. Un caillou dans la chaussure de la médecine moderne, plutôt. Si au moins on la savait plutôt vraie ou plutôt fausse. Mais le flou reste total. Pour résumer, elle affirme qu'une «mauvaise nutrition in utero et dans les débuts de la vie du nourrisson entraînent un risque accru, de nombreuses années plus tard, de problèmes cardiovasculaires». Hypothèse féconde : 61 papiers ont été publiés sur ses différences facettes. Le problème, rappelle le Lancet, c'est qu'elle échappe aux méthodes de validation actuelles : pour l'évaluer au moyen d'une étude prospective, il faudrait attendre plus de 30 ans. En attendant, le mieux serait de lui découvrir une base biologique. C'est évident. Mais la biologie n'a encore rien trouvé.Or, et c'est le sujet de l'édito, Barker est en train de prendre la grosse tête (phénomène malheureusement courant chez les chercheurs qui innovent) : en février, révèle le Lancet, il a organisé le premier congrès mondial sur «les origines ftales des maladies adultes», à Mumbai, en Inde. Tout d'un coup, à ce congrès, l'hypothèse s'est étendue au-delà des maladies cardiovasculaires. Une foule de participants (500) a discuté des origines ftales de troubles aussi divers que le diabète, l'obésité, l'atopie, le cancer, la dépression et le vieillissement. Bref : tout serait influencé in utero. Comme le dit un peu ironiquement le Lancet : «il semble que nous nous dirigeons vers une théorie générale des maladies non transmissibles d'un potentiel quasi einsteinien». Plutôt que de s'amuser avec cette hypothèse, et de la faire enfler jusqu'aux dimensions d'une nouvelle médecine, conclut l'édito, on ferait mieux de consacrer un peu d'énergie à essayer de la réfuter c'est-à-dire à faire de la science.Une médecine ftalo-centrée, ce serait une fascinante nouveauté, remarquez. Barker, gourou enfin reconnu, créerait d'immenses centres de surveillance pour femmes enceintes. Mais si ce n'est qu'une manipulation mentale, soyons sans pitié. Pas de crédit culturel à la manipulation. Passons vite à plus intéressant....«La science médicale est la seule qui ne produise absolument rien» écrit le philosophe allemand H.-G. Gadamer dans sa «Philosophie de la santé».2 Autrement dit, la science médicale est une entreprise totalement culturelle. Sacrée responsabilité. C'est bien plus astreignant que de produire des choses.Comme un artiste crée une uvre d'art (dans la douceur de la liberté, mais avec la violence des visions nouvelles), la médecine doit recréer sans cesse son monde. Avec audace. Rien de plus important, disait le même Gadamer dans une interview au Monde du 16 mars, que le fait qu'une culture ose exprimer son propre jugement. «Toute culture humaine est assez audacieuse pour opérer son propre choix, pour avancer ses propres jugements de vie et instaurer son propre monde car elle est alors aussi audacieuse que l'est une uvre d'art». B. Kiefer