Plus de vingt médicaments antiviraux ont été mis sur le marché entre 1990 et 2000. Leurs indications sont cependant souvent réservées aux spécialistes, par exemple à ceux qui traitent les malades infectés par le VIH. Cependant, avec l'arrivée des médicaments dirigés contre le virus influenza, en 1999, et des médicaments contre les virus du groupe picorna, prévus pour ces prochaines années, les maladies les plus courantes en pratique ambulatoire pourront être traitées. Les méthodes diagnostiques ont évolué moins vite. Il est peu probable qu'un diagnostic sensible, spécifique, rapide et bon marché soit disponible aussi vite que les nouveaux médicaments antiviraux. Ceux-ci seront donc probablement utilisés de manière empirique. La question des coûts pose problème : les nouveaux médicaments risquent de casser la tirelire s'ils sont mal employés ; au contraire, utilisés à bon escient, ils pourraient contribuer à économiser de l'argent en évitant l'usage abusif d'antibiotiques pour des maladies virales.
Les derniers vingt ans ont été marqués par une véritable révolution dans le développement de nouvelles molécules antivirales. Elle a commencé entre 1975 et 1990 avec l'introduction de la vidarabine et de l'aciclovir (Zovirax®), mais s'est considérablement accélérée depuis : quinze médicaments contre le seul VIH, et d'autres contre les virus influenza, le cytomégalovirus, les virus de l'herpès et de l'hépatite (tableau 1).
Cette révolution n'a pas bouleversé, jusqu'à présent, le praticien dans son cabinet. A tort ou à raison, la plupart des nouveaux médicaments sont perçus comme l'apanage du spécialiste, traitant des maladies exotiques. Pourquoi ?
Le tableau 1 ne reflète pas l'importance relative des différents agents pour la pratique médicale quotidienne. Cette importance relative a été établie par des enquêtes systématiques chez des familles volontaires qui ont noté chaque semaine la survenue de toute maladie. Si on admet comme critère de définition de «maladie», une sévérité suffisante pour empêcher une personne de travailler ou de vaquer à ses occupations habituelles, ce sont de loin les infections des voies respiratoires supérieures (IVRS) qui sont les plus fréquentes (0,5 épisode par personne par an) suivies des maladies diarrhéiques (0,1 par personne par an).1Or, ces maladies fréquentes sont causées par des virus (tableau 2) pour lesquels il n'existe pas encore de médicaments dans le commerce.
Les virus les plus impliqués dans les IVRS sont les picornavirus et les virus de l'influenza. Comme chacun le sait, les virus de l'influenza sont responsables de pandémies, causes de morbidité et de mortalité importantes. En dehors des périodes de pandémies, cependant, les picornavirus prédominent. Le nom de ces virus reflète leur petite taille (pico) et leur génome, fait d'ARN. A l'intérieur de la famille picorna, il y a deux groupes majeurs, les entérovirus et les rhinovirus. Parmi les entérovirus, on trouve les poliovirus, les cocksackies, le virus de l'hépatite A, ainsi que les entérovirus strictu sensu (sérogroupes 69-72). Les entérovirus peuvent être la cause d'IVRS, mais également d'une série d'autres maladies, pas toujours bénignes :
I IVRS, maladies fébriles inexpliquées, otites moyennes, conjonctivites, herpangine, syndrome main-pied-bouche.
I Pleurodynie, myocardite, méningite, encéphalite, syndromes septiques (nouveau-nés, immunosupprimés).
I Encéphalites chroniques chez les immunosupprimés.
Les rhinovirus, comme leur nom l'indique, causent des rhumes, mais également des otites moyennes, des sinusites, des maladies des voies aériennes inférieures et des exacerbations d'asthme ou de bronchite chronique.
L'implication de ces virus, dans les infections des voies respiratoires supérieures est prouvée par l'isolement de l'agent à partir des sécrétions nasales, pharyngées ou bronchiques, la transmission à des volontaires sains qui reproduisent à leur tour la maladie, et l'apparition d'une réponse immune contre les virus testés qui coïncide avec la guérison clinique. Malgré cette évidence convaincante sur le plan scientifique, il est difficile d'établir le lien entre virus et maladie dans chaque cas individuel. Ces difficultés de diagnostic sont illustrées par la figure 1, tirée d'un travail de L. Kaiser.2 On y voit l'énorme variabilité des titres viraux selon le jour et le type de prélèvement, même dans le cas particulier d'inoculation expérimentale d'un virus connu. Hors expérimentation et épidémies, on peut s'attendre à ce que cela soit pire encore : par exemple, dans une étude sur les IVRS à Genève, un virus pathogène fut isolé dans moins de 10% des cas.
Les difficultés diagnostiques importent peu tant qu'il n'y a pas de traitement. Or, ceci est en train de changer. Plusieurs substances actives contre les rhinovirus et les entérovirus sont en voie de développement.
Le pléconaril par exemple prévient l'attachement du virus à des nouvelles cellules et la perte de l'enveloppe pendant les premières phases de la reproduction virale. Il est actif contre la plupart des virus picorna bien que certaines souches de rhinovirus semblent résistantes. Les effets secondaires sont mineurs.
Le pléconaril (2 x 100 mg/j p.o.) a d'abord été testé dans les méningites dues à des entérovirus chez 130 enfants dont la maladie fut diagnostiquée par amplification génomique dans le LCR ; il a été comparé de manière prospective et masquée à un placebo.3 Le pléconaril diminue la durée des céphalées, de l'absence scolaire ainsi que la fièvre d'environ deux jours. Quant aux effets secondaires, ils étaient moins fréquents dans le groupe pléconaril que dans le groupe placebo. Un deuxième essai ciblait les IVRS : 875 adultes furent traités par 3 x 400 mg/j pendant cinq jours. Un rhinovirus a été mis en évidence dans les sécrétions nasales de 43% d'entre eux. Chez ceux-ci, le pléconaril diminuait la durée de la rhinorrhée de 1,7 jour et l'utilisation de mouchoirs en papier de 98 à 78 en moyenne.4
Le pléconaril est donc le premier membre d'une nouvelle classe de médicaments efficaces contre les plus fréquents des virus pathogènes humains. D'autres molécules suivront. Par exemple, AG7088 qui s'attaque à une protéase spécifique, est efficace contre les virus picorna, y compris tous les rhinovirus étudiés, et sera testé en spray nasal.5 Un autre point d'attaque repose sur des analogies avec le VIH, pour lequel il est possible d'inhiber la fusion entre membrane cellulaire et enveloppe virale par un court peptide.6 Ces mécanismes de fusion se ressemblent beaucoup et une approche semblable serait peut-être également efficace pour d'autres virus que le VIH, par exemple le RSV et le virus parainfluenza.7
En résumé donc, il est probable que d'ici cinq à dix ans, seront disponibles des médicaments contre les picornavirus, responsables entre autres d'IVRS et de méningites virales. En revanche, le développement de tests diagnostiques fiables, sensibles et rapides, est moins sûr.
Nous sommes sensibilisés au coût potentiel des antiviraux à cause de notre expérience avec l'aciclovir. En 1999, l'Hôpital universitaire de Genève a dépensé 653 326. Fr. (prix au détail) pour l'administration intraveineuse d'aciclovir, dont les indications fermes sont fort restreintes : encéphalite à Herpès simplex (moins de 1 cas/100 000/an), varicelle sévère avec atteinte pulmonaire ainsi que zona chez des patients immunosupprimés incapables de manger. Comment expliquer alors cette dépense ? La réponse se trouve dans le nombre élevé de patients admis à l'hôpital avec syndrome neurologique peu clair et à l'impossibilité d'exclure une éventuelle encéphalite à herpès rapidement. Quel sera l'effet sur les coûts de la santé d'un nouveau médicament de type pléconaril, à administrer rapidement après l'appartion des premiers symptômes et potentiellement indiqué chez plus de la moitié de la population suisse au moins une fois par an ?
Cependant, le problème des coûts a une autre facette, plus positive. Les IVRS sont la cause la plus fréquente de prescription d'antibiotiques.8 L'utilisation judicieuse d'antiviraux pourrait diminuer cette prescription inappropriée, et par là-même diminuer les coûts, ainsi que la sélection de souches bactériennes résistantes.
Ce type de progrès sera facilité par l'existence d'un test diagnostique performant, comme le montre l'exemple de l'entérovirus. Dans une étude, le LCR de 276 enfants avec des signes de méningite qui ont eu une ponction lombaire, a été testé ; 137 se sont révélés positifs pour entérovirus. Ces enfants ont subi moins de tests additionnels (26 vs 72%), ont eu un séjour hospitalier plus court (42 h vs 72 h), et ont reçu moins d'antibiotiques de manière empirique (2 vs 3,5 jours), que les enfants dont le test était négatif.9
La médecine évolue, mais progresse-t-elle toujours ?
I En 1950, voici les paroles d'un praticien-type, vers la fin d'une consultation pour IVRS : «Madame, j'ignore ce que vous avez, on ne peut rien y faire, mais rassurez-vous, ça passera tout seul».
I En 1980 : «Madame, c'est probablement viral :
a) On ne peut rien y faire, mais je vous rassu-
re, ça passera tout seul».
b) Pour éviter une surinfection, prenez cet
antibiotique».
I Pour 2010, il y a trois scénarios à envisager :
«Madame, c'est...
a) ... sûrement un picornavirus, voyez le
résultat du test. Prenez cette pilule, ça pas-
sera plus vite».
b) ... probablement un virus, mais malheu-
reusement il n'y a pas de test fiable pour le
prouver. Prenez cette pilule...».
c) ... probablement un virus... Prenez cette
pilule, et en plus, pour éviter une surinfec-
tion, prenez cet antibiotique».
Lequel de ces scénarios sera le bon ? Sur lequel voulez-vous parier ?