Résumé
Pas de doute : elle a eu raison, Ruth Dreifuss, de moucher le Concordat des assureurs maladie. En deux mots, voici l'histoire : Manfred Manser, patron d'Helsana et homme-sandwich des idées du Concordat, a expliqué dans une interview musclée au SonntagsBlick que si Mme Dreifuss refusait de donner sa caution à la table ronde qu'il veut organiser sur le prix des médicaments, il lancerait une initiative. Or il paraît, d'après un article de M.-C. Petit-Pierre dans Le Temps du 27 mars, que, dans l'entourage de Mme Dreifuss, on a décidé de faire des avions de papier avec ce genre d'amabilités. On se méfie probablement que ce coup de force travesti en table ronde ne soit qu'un début.Ce qu'il y a de piquant, à part ça, c'est que les assureurs «exigent» que soient convoqués, pour cette fameuse table ronde, «le surveillant des prix, l'industrie pharmaceutique, les organisations de consommateurs et les assureurs maladie». Et les médecins ? Non. Les médecins sont des em-ployés des assureurs, voyez-vous. Ce ne sont pas des interlocuteurs mais des tâcherons sous contrôle, ou presque. Que viendraient-ils faire là ?Mince. A-t-on crié au scandale, du côté de la FMH ? A-t-on ri, au moins, de cette stupide façon de se comporter, de ces assureurs qui se prennent pour des nouveaux riches de la médecine, ou pour des grands patrons ayant réussi leur OPA sur le système de santé ? Pas à notre connaissance. Elle ferait bien, pourtant. Sinon, l'arrogance pourrait prendre l'habitude de ne même plus nous adresser la parole....Petite expérience. Vous allez sur le site internet de l'assureur Helsana (celui dont Manser est le directeur), et vous vous promenez dans le «rapport de la direction d'entreprise». Que trouvez-vous ? La même chose que si vous lisez le rapport d'une banque ou d'un grossiste de nourriture pour animaux. «Le bénéfice du groupe Helsana se monte à 35 millions
Ce résultat réjouissant est imputable avant tout à une nouvelle série d'efforts dans le domaine de l'optimisation des coûts». Ah bon, se dit-on : ils ont diminué les coûts, donc baissé leurs frais administratifs, ou rogné sur leur soutien aux équipes de hockey du pays, ou même raccourci leurs spots TV. Rien de tout cela. Lisons la suite : «Helsana a considérablement étendu ses activités notamment dans les domaines de l'audit des prestations et de la gestion de cas». Ou encore, un peu plus loin : «Helsana a mené, ces dernières années, un travail important visant à intensifier le contrôle des prestations». Diminuer les coûts, pour ceux qui n'auraient pas compris, cela revient donc à surveiller les médecins. Pour gagner de l'argent, plutôt que d'imaginer de nouveaux types de collaborations, Helsana renforce la police....Mais tout cela n'est rien. Derrière, insidieusement, il y a l'arrogance politique qui s'étend. Il y a Helsana, le plus grand assureur maladie du pays, qui commence à rouler les mécaniques façon Blocher. Allez visiter la partie «contexte politique» du même site Internet. Vous y lirez des trucs du genre : «Les assureurs maladie pourraient se fâcher, considérant le manque de volonté des instances politiques tant fédérales que cantonales de prendre, enfin, les mesures qui ont été débattues depuis longtemps». Vous avez bien lu : les assureurs menacent les politiciens de se fâcher. Le reste du texte est du même tonneau. Les assureurs ne cachent plus qu'ils sont riches à milliards, qu'ils ont le bras long et une petite patience, et que la lenteur du jeu démocratique commence à les ennuyer....Toujours sur ce site, mais au chapitre «rapport financier», on apprend qu'Helsana a touché 3,5 milliards de francs de primes (privé et public mélangés
) pour 1,454 millions d'assurés, que les réserves représentent 23,8% des primes et se montent à 1,466 milliards. Pff. A lire ces chiffres, on se dit que les médecins sont bien peu de chose, éparpillés dans la nature avec leurs petites entreprises. On se dit aussi que les menaces politiques des assureurs sont à prendre au sérieux : ils ont les moyens d'attirer à eux, rien que par l'odeur de l'argent, tous les politiciens qu'ils veulent. ça s'appelle chez nous du lobbying. Les Suisses se gaussent des politiciens américains et de leurs liens avec l'industrie. Ils ont tort. Dans notre pays, quantité de parlementaires touchent de l'argent pour servir la soupe aux assureurs maladie, mais tout le monde s'en bat l'il. Nous n'avons pas le droit de savoir qui en particulier quel politicien siège dans les conseils d'administration des assurances maladie auxquelles nous sommes obligés de cotiser. Tout ce qui tourne autour de ces assureurs est opaque : la démocratie n'y a pas accès.Vous vous demandez peut-être, pour en revenir à la menace d'Helsana : ça donne quoi, des assureurs qui se fâchent politiquement ? Imaginez qu'ils coupent les fonds de lobbying. Qu'ils stoppent leurs séminaires de formation où les politiciens sont payés à coups de dizaines de milliers de francs. Qu'ils éjectent de leurs conseils d'administration les nombreux parlementaires qui s'y bousculent pour arrondir leurs trop petits cachets officiels. ça ferait très mal. Au fond, leur menace de se fâcher, c'est vraiment du sérieux....Concurrence : voilà l'unique cheval de bataille des assureurs maladie. On peut lire l'ensemble de leurs rapports de direction, éplucher leurs statuts, se coltiner toutes leurs petites et grandes réflexions, on n'y trouvera pas de vision de la médecine. Que cette notion : concurrence. Que : l'emporter sur les autres et, accessoirement, faire baisser les coûts de la santé. Rien ne prouve que la concurrence ait jamais permis la moindre réduction des coûts de la santé ? Qu'importe : elle sauvera la médecine suisse, les assureurs en sont persuadés. Quant à eux, cependant, pas question de s'ouvrir à des règles claires. Dans leur langage, concurrence ne veut pas dire : que le meilleur gagne. Concurrence veut dire : on s'arrange entre nous, pas d'Etat, pas de contrôles (ou alors, ceux de l'OFAS, où les surveillants sont aussi méchants que des animateurs de jeu télévisé). Pas d'approche culturelle, ça gêne quand on donne des coups. Concurrence veut encore dire : on ne donne aux patients que le minimum, on profite de leur ignorance. On séduit les «clients», on rabaisse les docteurs....Ce que va faire de nous le réchauffement climatique ? Etonnante formule de Michel Petit, du groupe d'experts de l'ONU pour le climat, dans Libé du 30 mars : «On ne peut pas dire que la terre va devenir invivable, mais ce sera un autre monde, et les gens risquent de ne pas aimer». Même chose pour la prise de contrôle de la médecine par les assureurs. Ce sera un autre monde, peut-être invivable celui-là. Réchauffement climatique et avenir de la médecine : de vraies questions pour la démocratie. B. Kiefer