Jacques Mirenowicz, qui, entre autres qualités, possède celle de se dédier avec engagement à la tâche difficile du journalisme scientifique (dans la revue Médecine et Hygiène, mais aussi dans les quotidiens Le Courrier et La Liberté), est aussi l'auteur d'un bref et efficace ouvrage dont l'intention s'éclaire à la lecture du long sous-titre : Le rôle de la recherche dans les sociétés capitalistes depuis la Seconde Guerre mondiale : réflexion sur la maîtrise des savoirs. En voilà l'essence parfaitement résumée. Le point de départ provient du sentiment, largement répandu, que le modèle de développement fondé sur la prééminence des sciences et des technologies est en train de se fissurer, et que les critiques d'un tel modèle gagnent en crédibilité. Mais ce sentiment est doublé de la conscience aiguë du danger encouru par la critique de se limiter à un rôle de simple dénonciation (par exemple, accuser en vrac le pouvoir militaire, les multinationales, le complot des puissances mondiales corrompues et liées par leurs intérêts croisés), et de se muer en d'assez naïves exhortations à faire preuve de solidarité devant les risques inévitables de la recherche. Pour se distancer d'une attitude de simple dénonciation, pour donner à la démarche éthique les possibilités d'un ancrage réel, la nécessité s'impose de saisir les fondements du modèle : d'où l'intérêt et l'importance d'une démarche historique et analytique. On n'a certes pas fini de faire le tour des hypothèses quant à l'origine du modèle de développement scientifique et social occidental. Suivant la théorie critique d'Adorno et Horckheimer notamment, ce sont les Lumières comme idéologie de la raison en tant que valeur suprême et propre à promouvoir l'autonomie de la technique qu'il faut incriminer. D'autres tendent à souligner le rôle du positivisme de la seconde moitié du XIXe siècle, accompagnant l'essor d'une culture scientiste, ou plus généralement le lien entre politique de la science d'une part, industrialisation et montée du capitalisme d'autre part ; toutes ces hypothèses ont leur part de légitimité, sans doute parce que les commencements d'un processus si complexe sont multiples. Dans la perspective de l'auteur, un moment crucial où se noue le lien entre théorie économique et recherche scientifique se déroule dans l'immédiat après-guerre. Le long d'un raisonnement très dense, mais remarquablement exposé, Mirenowicz expose comment, dans le contexte de la mise en place par les puissances victorieuses de moyens institutionnels pour garantir une stabilité du marché (Banque mondiale, Fonds monétaire international, accords sur la régulation du commerce mondial), on en vient à concevoir la recherche scientifique comme un facteur crucial de prospérité économique et politique. Mirenowicz choisit comme acte fondateur le rapport de Vannevar Bush au président Roosevelt sur le développement scientifique, lequel développe le modèle linéaire : recherche fondamentale > applications industrielles > emploi > équilibre social > bien commun. Un tel modèle est significatif de l'idéologie dominante qui veut que la recherche constitue un capital scientifique de premier plan, dans lequel les sociétés avancées ont tout intérêt d'investir ; il fonde en outre l'idée d'un progrès assimilé à la rationalité scientifique, facteur d'une croissance économique infinie. C'est ainsi que le scientifique se voit attribuer un rôle inédit : participer en tant qu'acteur principal aux rationalisations systématiques des sociétés industrielles (qu'elles soient d'essence capitaliste ou marxiste important peu dans ce contexte).Or, cette dynamique, en dépit de la perte d'euphorie des vingt dernières années (contestation culturelle, crises économiques et pétrolières diverses, émergence du mouvement écologique, accidents technologiques majeurs, etc.), continue, selon le diagnostic de l'auteur, d'empreindre durablement les rapports entre recherche scientifique et société. Accompagnée des vux pieux des autorités scientifiques prônant une sacro-sainte liberté de la recherche, l'émergence des secteurs dits «innovants» (dont les biotechnologies) se lie à l'imposition massive de la pensée néo-libérale pour réorienter sans cesse les efforts de l'ensemble des scientifiques vers des entreprises en rapport direct avec d'éventuelles applications. Le projet d'ensemble demeure remarquablement stable : nourrir, grâce à la science, le système industriel pour accroître les richesses et créer des emplois.Or, dans le grand débat actuel, voici la société contemporaine placée devant l'alternative : accorder par principe au savoir scientifique, quels que soient ses rapports avec l'économie, une autonomie intrinsèque dégageant ses acteurs des contraintes sociales, ou à l'inverse, postulant que sa production et son exploitation sont indissociables du jeu des forces sociales et économiques, prendre le parti d'une réflexion engagée sur la maîtrise de ce savoir. On ne sera pas surpris de voir Mirenowicz, ayant abattu ses cartes dans le sous-titre déjà, choisir la réflexion engagée. La deuxième partie de son livre est ainsi consacrée à l'analyse des stratégies défensives qui uvrent, en un temps de contestation et de méfiance diffuse envers les «acquis» de la science et de la technologie. Selon l'analyse proposée, elles consistent pour l'essentiel à diffuser l'idée optimiste (via l'enseignement, la vulgarisation scientifique, la politique de la recherche, etc.) qu'il sera toujours possible de trouver des solutions pour contrer les effets délétères accumulés en aval du système de production : logique que le philosophe allemand Hans Jonas, par ailleurs au cur des controverses de la bioéthique contemporaine, qualifie d'«utopisme technicien». Il n'est d'ailleurs pas dit, suggère Mirenowicz en un vif raccourci, que les comités d'éthique échappent entièrement à une telle logique, en défendant une «éthique de l'aval», soit, au bout du compte, une «ligne Maginot protégeant l'essor des technologies». Or, peut-on mettre en uvre une «éthique de l'amont» ? Il s'agirait alors de développer les outils adéquats (ceux de la réflexion historique, philosophique, politique) permettant de commencer à remettre en cause la légitimité de la représentation d'une science comme «lieu salvateur et expurgé de toute collusion avec le mal» : outils capables, par exemple, de mettre en relief la dimension intrinsèquement politique de l'activité scientifique.On l'aura compris, Science et démocratie, suscitant maintes interrogations, proposant plus volontiers des pistes de recherches que des solutions définitives, est un livre engagé. Placé sous le patronage de la Fondation Charles Léopold Mayer, il ne se cache d'ailleurs pas comme tel. Mais s'engager ne signifie pas se priver des outils de l'analyse critique, bien au contraire. Ce bref livre vaut notamment comme une réflexion sur la propre tâche de l'auteur : comment, et dans quelle mesure participe-t-on d'un tel modèle en tant que journaliste scientifique ? Mais sa lecture est recommandée à toute personne à qui les enjeux sociaux de la recherche ne sont pas indifférents, donc, on l'espère, au médecin, lequel, autant, sinon plus que tout autre scientifique, noue par sa pratique un rapport intrinsèquement social avec le monde qui l'entoure. A l'heure où, comme pour toutes les autres sciences, la médecine ne peut plus faire valoir comme unique valeur ses victoires, on entrevoit l'importance d'une réflexion historique et analytique telle que la prône Mirenowicz. Son ouvrage contribue en effet de façon très convaincante à cultiver cette chose très essentielle, qui fut de tout temps l'apanage des meilleurs philosophes et scientifiques : le doute. W