Résumé
Pris en otage parce qu'il est immensément riche, l'Allemand J. P. Reemtsma a témoigné de cette expérience dans un ouvrage qui n'est pas sans intérêt pour un médecin.1 Il écrit notamment : «Tomber au pouvoir de quelqu'un s'accompagne peut-être toujours d'un sentiment de honte. Ma femme m'a raconté qu'elle s'est sentie humiliée (
) quand elle a dû «avouer» à autrui mon enlèvement. L'assujettissement qui vous abaisse, vous diminue, vous livre, est une souillure et un avilissement, même lorsque, vue de l'extérieur, la situation n'a rien de déshonorant. Par-dessus le marché, on se croit toujours plus ou moins fautif. Mon imprévoyance, me disais-je, me rend responsable des ennuis que le crime a causé à mon entourage, et surtout de l'inquiétude et la souffrance de ma famille. (
) Si, comme la honte, ce sentiment de culpabilité se montre si têtu, c'est parce qu'il est très difficile de surmonter psychiquement la soudaine irruption de l'arbitraire».Après un accident vasculaire ou de la voie publique, une personne tombe sous le pouvoir non pas de quelqu'un mais d'une situation qui lui échappe. Représentons la ayant perdu conscience, transportée en urgence dans un service où elle reprend connaissance sans retrouver immédiatement la pleine possession de ses moyens.Elle est allongée dans un lieu inconnu, dans l'obscurité ou plus souvent exposée à une lumière artificielle, en partie clignotante, privée de tout rythme nycthéméral qui lui permette de retrouver des repères habituels. Des bruits de cliquetis, sifflements, sonneries ponctuent le temps de façon régulière ou irrégulière. Des odeurs inhabituelles et plutôt désagréables, une promiscuité renforcent l'étrangeté du lieu. L'inconfort est d'abord corporel, avec des déficits moteurs, des zones douloureuses, des immobilisations, des points de piqûres, la sécheresse de la bouche
Le caractère mystérieux et quelque peu inquiétant de la situation est renforcé par le passage de personnes éventuellement masquées, qui disent peu de mots difficiles à comprendre, manipulent le corps, y insèrent ou en retirent des tubulures.Dans cet état, la personne qui n'a pas pleinement recouvré sa conscience est confrontée à des événements imprévus, dont la cause lui échappe, dont la nature reste indéterminée et dont l'évolution est imprévisible mais menaçante, d'autant plus qu'elle est imprécise. Face à cette menace la personne se voit immobilisée sinon séquestrée. Avec un peu plus de conscience elle se trouvera déshabillée, pleine de honte, fragile et impuissante vis-à-vis d'un pouvoir aveugle, se sentira probablement coupable de quelque méfait pour être ainsi punie. La force qui a frappé sans prévenir pourrait frapper encore et, pourquoi pas ? priver de vie.Cette présentation pourra paraître caricaturale, un peu excessive et, espérons-le, périmée. Cependant, le rapprochement entre la situation de malade et celle d'otage est fait par les malades eux-mêmes, du moins dans certains cas. Dans le livre où il a témoigné de son expérience d'une tumeur médiastinale, l'étudiant en médecine F. Mullan indique combien l'état dans lequel il s'est trouvé lui a paru proche de celui d'un Américain emprisonné dans le goulag.2 «Le traitement habituel comportait isolement, privation de nourriture et de sommeil et dix-huit heures d'interrogatoires par jour». Les malades aussi sont interrogés par une infirmière ou un médecin aux urgences, le lendemain par un interne, un externe, un autre médecin, une autre infirmière
Mullan insiste sur l'incertitude concernant l'avenir : «D'heure en heure et de jour en jour, il ne savait jamais ce qui allait suivre». On pourrait encore évoquer le syndrome de Stockholm qui rend les victimes coopérantes pour essayer de se soustraire à pire que ce qu'elles redoutent. Arrêtons les éléments de comparaison pour conclure avec notre étudiant en médecine, devenu depuis médecin et militant pour les droits des malades : «Pendant un an et demi, j'avais été prisonnier d'une maladie incompréhensible et capricieuse. Elle m'avait frappé d'une manière aussi rapide et inattendue que la police secrète
Son évolution et son issue restaient aussi incompréhensibles
Je dus modifier mes plans de vie face à la mort que, par moments, j'arrivais à souhaiter».Il va de soi que de telles situations sont devenues rares ou du moins ne sont plus le fait des soignants. Cependant, l'accident ou la maladie exposent toujours à des inconvénients profondément désagréables.La comparaison évoquée a le mérite d'attirer l'attention sur des risques réels et, en même temps, d'indiquer les remèdes pour éviter les principaux risques qui tiennent à l'inconnu. Pour les réduire, il faut informer, pas tant pour rechercher un consentement éclairé, que d'abord pour dissiper cet environnement mystérieux et menaçant. Il faut informer autant que possible, c'est-à-dire autant que le malade est en état d'entendre et de comprendre, en parlant à voix assez haute quoique douce, lentement, en articulant bien, en évitant un jargon technique étrange. Il faut informer autant qu'on peut le faire car l'avenir échappe aussi au médecin, la maladie garde une part d'incertitude et de menace, pour tous. Mais il est possible de dire au patient où il se trouve, pourquoi il est malade, ce qui l'a amené à l'hôpital, de quoi il s'agit, comment on le traite, pourquoi ses mouvements sont limités
dans une atmosphère bienveillante.Il est enfin éminemment souhaitable de réduire, en tout cas d'éviter d'aggraver les sentiments spontanés et habituels de honte et de culpabilité. Le respect porté à la personne, les explications sur le caractère naturel du dénudement, de la satisfaction de besoins élémentaires peuvent éviter une impression de position humiliante. On peut s'empêcher de dire à l'hospitalisé que ce qui lui arrive vient de ce qu'il a été imprudent, qu'il aurait dû éviter de faire ceci ou cela
Ces comportements évolueront avec le temps, avec le cours de la maladie, en restant attentif à l'attitude, aux réserves, aux sentiments du patient pour leur opposer une réaction appropriée. Non seulement, il ne faut pas le dépouiller un peu plus de ce qui a été réduit par l'atteinte pathologique, mais il faut tâcher de lui rendre ce dont il s'est trouvé privé. Comme d'habitude, on se situe dans une alliance entre soignant et soigné contre la maladie.B. Hrni1 Reemtsma JP. Dans la cave. Paris : Pauvert, 2000.2 Mullan F. Vital signs : A young doctor's struggle with cancer. New York : Farrar Straus and Giroux, 1983.
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