Signé Philippe Denis, de l'Université du Natal, à Pietermaritzburg, en Afrique du Sud, un article remarquable paru dans la revue française Esprit de janvier 2001 détaille «la croisade du président Mbeki contre l'orthodoxie du sida». Ce texte raconte comment Thabo Mbeki s'est plus opposé aux interprétations «dominantes» sur l'origine de cette maladie qu'à la maladie elle-même.Sur une quinzaine de pages, Philippe Denis retrace de façon sobre, claire et synthétique les prises de positions successives du président sud-africain sur l'épidémie de sida qui décime son pays : environ 10% de la population sud-africaine, en 2000, était séropositive à ce virus, soit 4,4 millions de personnes.Sur ce thème, Thabo Mbeki s'est appuyé sur des théories très controversées. Notamment celle de Peter Duesberg, un neurovirologiste américain qui qualifie le VIH de «virus passager» et le juge peu dangereux pour l'organisme. Selon Duesberg, ce sont plutôt les antirétroviraux qui sont dangereux. Chez les personnes fragilisées par la pauvreté, la précarité sociale et les carences alimentaires, ce sont ces médicaments qui provoqueraient le syndrome appelé sida.Elaborées au début des années 90, puis réfutées lors de plusieurs enquêtes scientifiques au cours des années suivantes, ces thèses ne firent plus guère parler d'elles. Jusqu'à ce que Mbeki les réactive. L'intérêt du président sud-africain pour ces interprétations n'est devenu public qu'à la fin de l'année 1999. Or, explique Philippe Denis, cet intérêt est à rapprocher au manque de moyens, à l'absence de volonté politique et aux scandales qui ont marqué le programme national sud-africain de lutte contre le sida depuis la fin de l'apartheid, en 1994.L'un des épisodes de cette histoire est le refus, sous la présidence de Nelson Mandela, du ministre de la santé, le Dr Nkosazana Zuma, de financer l'achat de l'azidothymidine (AZT) pour soigner les séropositifs. Face à cette attitude, des activistes uvrant en faveur de l'administration de l'AZT, en particulier aux femmes enceintes, se sont regroupés sous la bannière du Treatment Action Campaign pour intenter un procès au gouvernement d'Afrique du Sud, en décembre 1998, au motif de non-assistance à personnes en danger.Le Dr Zuma reculant face au coût que représentait pour l'Etat sud-africain l'achat d'AZT, la compagnie pharmaceutique GlaxoWellcome a proposé de diminuer de 70% son prix. La ministre s'est alors rabattue sur d'autres arguments pour maintenir son refus d'acheter l'AZT. Première objection, sur le cas des femmes enceintes : l'AZT réduit la transmission par les mères du virus à leur bébé, mais ce traitement n'est efficace que si l'enfant est nourri au biberon. Or, en Afrique du Sud, les femmes préfèrent allaiter. Seconde, et plus large, objection : l'infrastructure du pays rend impossible le suivi médical du traitement antirétroviral.Devenu président d'Afrique du Sud, en mai 1999, Thabo Mbeki a donné de faux espoirs à la Treatment Action Campaign lorsqu'il annonce, en octobre 1999, qu'il demandera à sa ministre de la santé, Manto Tshabalala-Msimang, de mieux s'informer sur le sida et l'AZT. Car bien vite, il s'avère que Mbeki prend au sérieux les experts qui, à la suite de Peter Duesberg, contestent la thèse que le VIH cause le sida.Face aux contestations internationales que cette attitude n'a pas manqué de susciter, le président sud-africain a adressé, en avril 2000, une lettre à Kofi Annan, à Bill Clinton et aux chefs d'Etat français, allemand et britannique. Dans ce texte, qui marque le tournant de cette affaire, Mbeki explique au monde les fondements de son attitude. Il y écrit : «nous, Africains, sommes confrontés à une catastrophe spécifiquement africaine [
] : contrairement à l'Ouest, le VIH est transmis en Afrique par voie hétérosexuelle ; contrairement à l'Ouest, où relativement peu de personnes sont mortes du sida [...], en Afrique, des millions de personnes sont dites avoir succombé au sida ; contrairement à l'Ouest où le sida régresse, en Afrique, le nombre de personnes menacées par l'épidémie ne cesse de croître».Et Mbeki de plaider logiquement pour une réponse africaine à un problème africain. C'est sur la base de cet argumentaire culturel et idéologique, explique Philippe Denis, que Mbeki peut finalement s'indigner, à la fin de sa lettre, des attaques menées contre «certains savants» avec lesquels son gouvernement dialogue. Cette «campagne d'intimidation intellectuelle et de terrorisme», écrit Mbeki, lui rappelle le régime de l'apartheid qui n'hésitait pas à tuer, torturer et emprisonner ses opposants pour les faire taire. De la même façon, les tenants de l'opinion majoritaire sur le sida voudraient faire croire que «notre seule liberté est de consentir aux vérités qu'ils décrètent être établies scientifiquement».Sous-jacent à son intérêt pour les thèses controversées sur le sida, c'est donc avant tout un combat en faveur de l'identité africaine contre l'influence occidentale que Mbeki mène. Ce combat passe notamment par la critique des réponses que les entreprises pharmaceutiques apportent au sida, en particulier les antirétroviraux. Ce sont ces entreprises, soutient Mbeki, qui financent les campagnes sur le lien entre le VIH et le sida. Le but étant de préparer le terrain pour mieux vendre les médicaments qui prennent le VIH pour cible.Très explicites, ces révélations ont eu pour effet immédiat de soumettre Mbeki à une intense pression de la part des médias anglo-saxons. Un mois plus tard, lors d'une visite aux Etats-Unis, un journaliste de l'hebdomadaire Time lui demande s'il reconnaît l'existence d'un lien entre le VIH et le sida. Mbeki répond : «Non. Ma position est que l'on ne peut pas attribuer une déficience immunitaire purement et simplement à un virus [
] Si les savants [
] disent que le VIH est une cause parmi d'autres du déficit immunitaire, alors je suis d'accord avec eux». La même semaine, lors d'une émission à la radio sud-africaine, la ministre Manto Tshabalala-Msimang, moins à l'aise avec cette rhétorique, excède le journaliste qui lui demande si elle reconnaît que le VIH cause le sida. Malgré l'obstination du journaliste, la ministre refuse de répondre.C'est alors que tout bascule. Le consensus entre le Congrès national africain, l'ANC, et ses partenaires privilégiés, le Congress Of South African Unions (syndicat Cosatu) et le parti communiste sud-africain, s'effrite. Brisant le mur du silence, trois centrales syndicales majeures dénoncent «l'incapacité du gouvernement à montrer le chemin de la lutte contre le sida» et invite le pouvoir à «mettre un terme aux spéculations pour pouvoir se concentrer sur la formation, la prévention et le traitement».Quant au successeur de Desmond Tutu à la tête de l'archidiocèse anglican du Cap, Monseigneur Njongonkulu Ndungane, il déclare très simplement que le gouvernement sud-africain commet «un crime contre l'humanité» en ne prenant pas soin des victimes du sida.Extrêmement fragilisé, Mbeki tente une dernière parade. Le 28 septembre 2000, il convoque 200 députés et plusieurs membres de son gouvernement, à huis clos. A nouveau, il leur demande de résister aux campagnes établissant un lien entre le VIH et le sida. Une fois de plus, il leur affirme que les entreprises pharmaceutiques qui vendent les antirétroviraux sont derrière ces campagnes. Selon lui, ce sont ces entreprises qui financent la Treatment Action Campaign. Et la CIA serait, elle aussi, dans le coup !Mais la thèse du complot ne fonctionne plus. Tito Mboweni, gouverneur de la Banque centrale et figure éminente de la libération de l'Afrique du Sud, puis Nelson Mandela lui-même, désavouent Mbeki qui, à la mi-octobre, finit par capituler. Il déclare au Comité exécutif national de l'ANC qu'il «se retire du débat public sur la science du VIH et du sida».Dans la foulée, son gouvernement annonce que sept hôpitaux de la province du KwaZuluNatal administreront aux femmes enceintes le névirapine, un antirétroviral meilleur marché que l'AZT. Et une campagne de prévention basée sur le message ABC est lancée : «Abstain from sex. Be faithful to your sexual partner. Condomise».Au bilan, en maintenant l'idée, tenace dans les milieux ruraux d'Afrique du Sud, que la pauvreté, la malnutrition et le chômage sont les principales causes du sida, le combat de Thabo Mbeki pour une version africaine du sida n'a pu que favoriser l'essor de l'épidémie dans son pays.Aujourd'hui, on estime qu'entre 1500 à 1700 nouvelles personnes sont contaminées chaque jour en Afrique du Sud. Et un document gouvernemental prévoit que six millions de Sud-africains devraient être contaminés d'ici 2010.CommentaireEn ce début 2001, les projecteurs de Médecins sans frontières (MSF), et ceux de tous les médias à leur suite, sont braqués d'un seul et même mouvement sur les 39 multinationales qui attaquent le gouvernement d'Afrique du Sud, au motif qu'une loi anticonstitutionnelle car contraire aux accords de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) dont ce pays est signataire l'autorise à fabriquer et à importer des médicaments anti-sida génériques.Dans ce contexte bien particulier, l'article de Philippe Denis rappelle fort utilement à quel point l'enjeu du sida en Afrique du Sud ne se résume pas à une affaire de médicaments conçus, développés et juridiquement protégés par le Nord, au détriment des malades sud-africains. Sa narration révèle qu'il s'agit aussi, et sans doute au moins autant, d'une affaire culturelle propre à l'Afrique du Sud face à la mondialisation occidentale.Autrement dit, le mal et les déséquilibres dont les échanges Nord-Sud souffrent ne sont pas si simples à cerner que les attaques unanimes des médias occidentaux, à la suite de MSF, à l'encontre des 39 multinationales en procès à Pretoria concourent à faire croire.Il ne s'agit surtout pas, ici, de prétendre que le combat de MSF n'est pas louable. Il apparaît bien évidemment ô combien juste. Mais l'aptitude de l'accord Adpic (Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce) à régler le commerce des médicaments essentiels n'englobe pas l'intégralité de cette problématique.Contre toute attente occidentale, le nouveau gouvernement sud-africain n'a pas rendu service à son peuple dans cette affaire. En faisant croire que le VIH n'est pas la cause décisive du sida, Mbeki n'a pas aidé des millions de personnes à tout faire pour se protéger de la menace de mort que ce virus représente.Mais malgré tout, et malgré la pression que Mbeki a vraisemblablement exercée sur son gouvernement et au sein de l'ANC, il faut souligner que c'est bien la dimension démocratique du nouveau régime sud-africain qui a permis de révéler les méfaits du discours de son président. Une remarque que Philippe Denis n'omet pas de signaler à la fin de son excellent texte. W