La circulation extracorporelle (CEC) en chirurgie cardiaque, en raison d'une biocompatibilité imparfaite des matériaux utilisés, génère une réaction inflammatoire généralisée touchant les principales cascades humorales et les cellules de l'inflammation. Il en résulte la libération d'hormones de stress et des conséquences viscérales ubiquitaires : sidération myocardique, syndrome restrictif respiratoire, atteinte cérébrale (notamment par microemboles), altérations rénales et surtout splanchniques. Ces dernières peuvent entraîner le passage sanguin d'endotoxine qui active le système du complément sérique. Les moyens susceptibles de minimiser ces effets sont passés en revue.
La chirurgie cardiaque sous circulation extracorporelle (CEC) active plusieurs cascades humorales (coagulation, complément, kallicréine-kinine, cytokines, fibrinolyse) et systèmes cellulaires (plaquettes, polynucléaires neutrophiles (PNN), cellules endothéliales,...).1 Plusieurs facteurs y contribuent : contact du sang avec les surfaces étrangères du circuit, interface sang-air, reperfusion pulmonaire et myocardique, hypothermie et réchauffement, traumatisme des éléments figurés du sang. Le syndrome post-CEC peut alors se développer, incluant des troubles de la coagulation, des altérations neurologiques, pulmonaires, myocardiques, splanchniques, avec à l'extrême, une défaillance multiviscérale. Actuellement, le plus souvent, ces altérations sont réduites par la qualité des matériaux utilisés, les techniques opératoires et certains agents pharmacologiques. Récemment, le développement de la chirurgie de revascularisation coronaire sans CEC a permis d'étudier le rôle respectif de la CEC et du traumatisme chirurgical.2
Chronologiquement, l'activation du complément sérique (voies alterne et classique) et la libération de ses fractions activées (C3a et C5a ou anaphylatoxines) surviennent dès la canulation des gros vaisseaux.3 Le contact direct du sang avec les surfaces étrangères peut, à lui seul, activer le complément mais avec une intensité moindre pour les oxygénateurs à membrane et les circuits préhéparinés.4 L'endotoxine (contenue dans les perfusions ou libérée par le système mésentérique ischémique),5 ainsi que les complexes héparine-protamine, activent aussi le complément. Les fractions activées du complément pourraient représenter le facteur principal d'activation des PNN et être à l'origine de complications postopératoires, en particulier pulmonaires.
Les taux de prostaglandines augmentent précocement pendant la CEC. L'élévation de la prostacycline (vasodilatatrice et anti-agrégante plaquettaire) est relayée par celle du thromboxane A2 (pro-agrégant et vasoactif) après le déclampage aortique. La moindre production de thromboxane B2 (métabolite stable du thromboxane A2) en présence d'aprotinine ou avec les circuits préhéparinés suggère un rôle de l'activation de la coagulation. Les radicaux libres, le complément, les complexes héparine-protamine stimulent la synthèse de thromboxane A2 aux dépens de celle de prostacycline, induisant le déséquilibre observé en fin de CEC et en cas d'hypertension artérielle pulmonaire paroxystique après administration de protamine. L'administration de prostaglandine E1 limite l'augmentation d'interleukines proinflammatoires (IL-6 et IL-8).6
En effet, après la CEC, les taux sanguins circulants d'IL-6 et d'IL-8 augmentent, avec un pic deux à six heures après le déclampage aortique. Des taux élevés de tumor necrosis factor (TNF-a) n'ont été trouvés que de façon inconstante. Parallèlement, l'élévation précoce d'autres cytokines considérées comme anti-inflammatoires, comme l'IL-10, pourrait limiter les effets délétères liés aux cytokines pro-inflammatoires. En chirurgie coronaire avec CEC hypothermique, les taux de TNF-a augmentent davantage qu'en chirurgie sans CEC alors qu'il n'y a pas de différence concernant l'expression de l'IL-6.7 En chirurgie pédiatrique, les circuits préhéparinés permettent de limiter les taux de cytokines pro-inflammatoires (TNF-a, IL-6, IL-8) pendant et après la CEC, avec amélioration de la fonction respiratoire.8 Enfin, dans cette population, l'administration de dexaméthasone (1 mg/kg avant la CEC) diminue substantiellement les taux d'IL-6 et de TNF-a après CEC.9 Les corticostéroïdes sont néanmoins discutés en raison du risque d'élever l'endotoxinémie.
La C-réactive protéine (CRP) et la procalcitonine sont des marqueurs connus de l'inflammation. Après chirurgie coronaire sans CEC, les taux de CRP sont similaires10 ou inférieurs7 à ceux sous CEC. Les taux de procalcitonine sont normalement peu10 ou non augmentés11 dans les jours suivant la revascularisation coronaire, avec ou sans CEC, une franche élévation traduisant une complication septique ou un bas débit cardiaque.10
Dès le début de la CEC survient une neutropénie majorée après déclampage aortique, liée à l'hémodilution et à l'accumulation principalement pulmonaire des PNN. La fraction C5a du complément, le facteur XIIa et les kallicréines sont les stimuli les plus précoces qui expliquent ce phénomène. A la neutropénie initiale fait suite une hyperleucocytose à PNN dont l'intensité a été corrélée à la réaction inflammatoire (fièvre, IL-1) et aux taux sanguins de fractions activées du complément. Cette neutrophilie est caractérisée par un grand nombre de cellules immatures.3 La filtration des leucocytes en CEC réduirait la durée du séjour hospitalier de 24 heures chez les patients à risque faible.4
Parallèlement, les PNN activés expriment à leur surface les récepteurs ELAM-1 (adhésion) et CD18/CD11b (fixation) qui leur permettent de se fixer aux récepteurs endothéliaux ICAM-1. Ces récepteurs sont impliqués dans la genèse des complications respiratoires et myocardiques. L'expression des récepteurs CD18/CD 11b est diminuée par de faibles doses d'aprotinine et de fortes doses de méthylprednisolone. L'utilisation d'oxygénateurs à membrane permet de supprimer l'augmentation des taux circulants de ICAM-1, mais reste sans effet sur l'expression des récepteurs CD18/CD11b.
Les PNN activés libèrent des protéases, des radicaux libres, des cytokines et des médiateurs lipidiques issus de leurs granules. En phase postopératoire, les PNN sont désensibilisés et perdent leurs capacités chémotactiques, de phagocytose et de production d'élastase ou de radicaux libres, ce qui induirait un risque septique.12
Après CEC, l'immunité à médiation cellulaire et humorale est altérée quantitativement (diminution des lymphocytes T, B et NK), qualitativement (diminution du rapport CD4/ CD8) et fonctionnellement.12 Ainsi, la synthèse des immunoglobulines, la phagocytose et l'activité des cellules NK sont diminuées de façon prolongée. L'existence d'une anergie préopératoire est corrélée à la survenue de complications infectieuses postopératoires mais le rôle de l'apparition d'une anergie dans la survenue de sepsis reste à démontrer.12
Une thrombopénie très précoce est observée. Elle résulte des phénomènes de dilution et de séquestration des plaquettes principalement dans le foie, la rate et les poumons. Une élimination mécanique par la CEC et immunologique par les fractions activées du complément peut être également en cause. Cette thrombopénie est aggravée par l'administration de protamine et se prolonge après la CEC. Fonctionnellement, les plaquettes sont activées, se dégranulent, libérant du thromboxane A2, de la sérotonine et de l'ADP, puissants agrégants plaquettaires vasoactifs et pro-inflammatoires. Enfin, les récepteurs de surface des plaquettes sont modifiés, entraînant des interactions avec les PNN, les monocytes et l'endothélium.13
L'hémolyse est fréquente lors des CEC prolongées et en particulier lorsque les aspirations de sang sont abondantes. Les circuits prétraités par héparine préservent les constantes rhéologiques mais restent sans conséquence clinique démontrée.14
Les conséquences générales sont représentées par une réaction thermique et une rétention hydrosodée interstitielle qui concourt à la baisse de la volémie. L'hémofiltration durant la CEC permet de limiter la rétention hydrosodée. De plus, en CEC pédiatrique, l'hémofiltration à haut volume mais à bilan hydrique nul a permis de réduire la durée d'intubation trachéale, les pertes sanguines postopératoires et le gradient alvéolo-artériel en oxygène.15Après CEC avec hémofiltration, les taux plasmatiques d'IL-1, IL-6, IL-8 et de myéloperoxydase sont réduits, possiblement du fait de la moindre élévation d'anaphylatoxine durant la CEC.
Les hormones dites de stress sont habituellement libérées en grande quantité durant la CEC, en particulier durant la CEC normothermique :16 catécholamines, hormone antidiurétique, système rénine-angiotensine (ce dernier uniquement après CEC à débit non pulsé), vasopressine, cortisol, glucagon. L'insulinémie est diminuée en hypothermie modérée mais reste stable en CEC normothermique.17 Il en résulte une élévation des résistances vasculaires périphériques, une désensibilisation des b-récepteurs adrénergiques myocardiques et une baisse de leur densité3 ainsi qu'une hyperglycémie.17 Cette dernière dépendrait en partie d'une augmentation de la réabsorption rénale du glucose.18 Chez le petit enfant, l'administration de sufentanil diminuerait la réponse adrénergique mais surtout la morbidité et la mortalité de la chirurgie avec CEC19 et, à la fin d'une CEC hypothermique, les glycémies sont inversement corrélées aux doses de fentanyl administrées.20
Enfin, des modifications thyroïdiennes (sick euthyroid syndrome) accompagnent et suivent la CEC durant 24 à 48 heures. Elles ne nécessitent aucun traitement substitutif.3
La sidération myocardique provient de l'ischémie résultant du clampage aortique en CEC ou du clampage coronaire en chirurgie de revascularisation myocardique sans CEC. Le rôle de la protection myocardique, et en particulier de la cardioplégie, est de réduire ces altérations qui résultent de la séquence ischémie-reperfusion.21 Les marqueurs de souffrance myocardique (troponines I et T, CPK-MB,...) sont constamment élevés après chirurgie cardiaque.22 Par ailleurs, le myocarde est une source substantielle d'IL-6 après CEC23 et les taux d'IL-6 sont corrélés à ceux des CPK-MB.6 Enfin, les résistances coronaires augmentent parallèlement à la pression artérielle après CEC normothermique ; ce phénomène est partiellement corrigé par l'administration de trinitrine.24 La revascularisation myocardique sans CEC, dans une étude randomisée, a permis de diviser par huit l'incidence des fibrillations auriculaires postopératoires.2
Les conséquences respiratoires vont d'une augmentation modérée de l'eau pulmonaire extravasculaire au syndrome de «poumon de pompe» qui met la vie du patient en danger et qui est une cause de syndrome de détresse respiratoire aiguë.25 Ce dernier survient pour 1,3% des CEC. Cependant, la revascularisation myocardique avec ou sans CEC s'accompagne des mêmes anomalies du gradient alvéolo-artériel en oxygène dans les heures postopératoires26,27 avec un maximum à 48 heures27 et amélioration partielle au 5e jour. Ainsi, il s'agit d'un syndrome restrictif dont la cause n'est pas seulement la réaction inflammatoire post-CEC mais aussi la sternotomie et les modifications pulmonaires liées au décubitus prolongé sous anesthésie. De plus, la fonction du nerf phrénique peut être altérée, de même que les pressions capillaires pulmonaires en présence d'une défaillance cardiaque gauche. Les mécanismes de l'atteinte pulmonaire comprennent l'activation du complément, la séquestration de PNN qui produisent des substances oxygénées activées, lesquelles lèsent l'endothélium. Les PNN libèrent également des enzymes lysosomiales.
La prévention de ces complications passe par l'amélioration des matériaux constitutifs du circuit de CEC, en particulier l'utilisation d'oxygénateurs à membrane plutôt qu'à bulles. La paO2 et les résistances vasculaires pulmonaires postopératoires sont améliorées après CEC normothermique28 du fait d'un bilan hydrique moins positif qu'en CEC hypothermique à 30°C. Enfin, chez l'enfant,9 le gradient alvéolo-artériel en oxygène et la durée de ventilation mécanique sont diminués par l'administration de dexaméthasone une heure avant la CEC.
Les conséquences neurologiques sont difficiles à appréhender en raison de la difficulté à réaliser des tests psychométriques et de la participation vasculaire dans les accidents ischémiques chez les sujets polyathéromateux. Les troubles cognitifs sont rapportés chez 22,5% des patients deux mois après pontage coronaire.29 Les taux sériques de protéine S-100 ont été proposés comme marqueurs des lésions cérébrales. Ils sont corrélés à la durée de la CEC, à l'âge et au nombre de microemboles.30 Ils sont réduits par l'utilisation d'un filtre artériel et des circuits préhéparinés. Cependant, il n'existe pas de preuve que les taux de protéine gliale S-100 bêta reflètent les lésions neurologiques à long terme capables de produire des dysfonctions cognitives.31 En pratique, il est recommandé d'éviter l'hypo-osmolalité plasmatique, l'hyperthermie ainsi que les anomalies glycémiques. A cet égard, Bissonnette et coll.32 ont rapporté que la température du sang veineux jugulaire atteignait en moyenne 39,6°C six heures après CEC hypothermique chez l'enfant, soit bien supérieure à la température tympanique, rectale ou sophagienne. L'hypocapnie réduit de 60% les phénomènes d'embolisation cérébrale lors de la CEC normothermique chez le porc.33 Enfin, bien que la chirurgie coronaire sans CEC s'accompagne d'une diminution de l'incidence de microemboles,34 il n'est pas actuellement démontré que le non-recours à la CEC réduise la morbidité cérébrale dans cette chirurgie.
Les conséquences rénales de la CEC dépendent de facteurs tels que l'hypoperfusion, l'hémolyse, la réserve fonctionnelle rénale et de la survenue d'emboles cruoriques ou de cholestérol. Les anti-inflammatoires non stéroïdiens, qui diminuent la synthèse des prostaglandines vasodilatatrices, peuvent précipiter une insuffisance rénale aiguë.
Les conséquences splanchniques (hépatiques et mésentériques) de la CEC ont été très étudiées en raison de la libération possible d'endotoxine à travers la muqueuse intestinale ischémique. Plusieurs études ont montré une réduction nette de la perfusion muqueuse gastrique et rectale en CEC.3,35 Cependant, une étude réalisée chez des patients subissant une CEC hypothermique à 34°C en préservant un débit de perfusion de 2,5 l/min/m2 a mis en évidence une augmentation de 30 à 40% de la perfusion de la muqueuse jéjunale durant la CEC et l'heure suivante.36 L'augmentation durant le réchauffement de l'extraction splanchnique d'oxygène suggère une augmentation du métabolisme. Le réchauffement s'accompagne par ailleurs d'une baisse du pH muqueux intragastrique. Ceci semble traduire une augmentation insuffisante du débit régional pour satisfaire les besoins en oxygène lors du réchauffement.
La prévention de l'ischémie intestinale doit donc être un objectif majeur durant et dans les heures suivant la CEC. Celui-ci est atteint en maintenant un débit de perfusion adapté, alors que la pression de perfusion semble avoir, chez l'animal, un rôle secondaire.37 Dans le même modèle, la perfusion de dopéxamine augmente le débit muqueux jéjunal.38 Enfin, dans les suites de CEC chez l'homme, pour une augmentation similaire du débit cardiaque, la dopamine ou la dopéxamine augmente davantage le débit muqueux jéjunal que la dobutamine.39
La CEC induit une réaction inflammatoire généralisée du fait de la biocompatibilité encore imparfaite des matériaux. De plus, les variations qualitatives et quantitatives des débits de perfusion et les modifications rhéologiques ont des conséquences profondes sur l'ensemble des organes.