Partout, ça déborde. Inondations, oui, jusqu'où ? allez savoir, et les vaches folles qui pourraient bien s'être infectées par des voies nouvelles, et les hommes fous, on ne sait pas où ça en est, et l'industrie high tech ou bio qui se développe par bourgeonnement, et la médecine qui a de moins en moins les moyens de payer son dû au progrès sur lequel elle surfe, elle fonce toujours plus vite, elle va se planter, mais que faire ? Partout de l'incertitude. Et pas de la bonne vieille incertitude, comme nos ancêtres en ont toujours connu. Non, plutôt, de l'incertitude d'un genre nouveau, sans passé, qui semble propre à l'époque dans laquelle nous entrons rapidos. L'évolution technologique lui donne une radicalité qui va bien au-delà de l'aléa qu'il a fallu gérer de tout temps. Cette fois-ci, la période des chasseurs-cueilleurs est finie pour de bon. Il nous faut apprendre notre nouveau rôle d'humanoïdes hôtes d'un monde peu clair, et plus ou moins virtuel, ce qui n'arrange rien, question clarté. Comme le résume Roger-Paul Droit, dans le Monde du 20 avril, s'il est vrai que «les générations vivant aujourd'hui sur Terre ont une vie plus facile que toutes celles qui nous ont précédés», il faut bien aussi avouer que la moderne angoisse de l'incertain n'est pas qu'un sous-produit du baratin de journal télévisé. «On ne saurait parler de risques imaginaires, forgés seulement par la sensibilité extrême de sociétés surprotégées. Nous sommes entrés, depuis quelque temps déjà, dans une période où l'expansion technique engendre et des périls neufs et des zones d'ignorance inédites»....Ceux qui font leur beurre de la situation, c'est les experts auxquels les médias mendient de la clarté (dites, il pleuvra tout le temps, désormais ? et la Bourse, qu'en penser : vieille ou nouvelle économie, où sera le profit de l'année ? Plutôt bio ou techno ? et les télécoms ?). Tous ceux qui ont titre à y voir un peu plus clair que la piétaille sont sommés de s'expliquer, et tant pis s'ils ne sortent que des platitudes ou se gourent. Sous nos yeux, ils scrutent l'horizon, mouillent leur doigt, annoncent du beau ou de la dépression, bref, nous donnent l'impression que l'incertitude est ok, sous contrôle. De la parole, comme autrefois, contre l'angoisse du rien. Nous n'allons quand même pas accepter que, collectivement, nous ne sachions pas vers quel monde nous allons ? Qu'il soit plus dur, plus violent, moins accueillant, passe encore, mais au moins, annonçons-le ! Les experts, donc, se lissent la moustache, analysent. Des prophètes, et vite : on peut se passer de soleil, mais pas de clarté horoscopique. L'élite, maintenant, c'est ceux qui prédisent dans l'urgence, ceux qui savent démêler devant le public émerveillé les fils du futur. Ce sont les bateleurs de notre destinée. Jamais société n'aura autant misé sur ses devins....Le temps qu'il fait, combien d'incertitude ? L'obscur couvercle nuageux qui nous coince dans un monde sans ciel et surtout la pluie, riante comme un formulaire de caisse- maladie, sont-ils de l'incertitude ou du certain de demain ? « ces fortes pluies sont exactement le genre d'événements dont les modèles prévoient qu'ils seront plus fréquents au cours de ce siècle», explique le climatologue Michel Petit, dans le Monde du 19 avril. Mais nul ne sait si notre région inaugure le genre nouveau de la mousson permanente froide, ou s'il ne s'agit que d'une année capricieuse, la météo pouvant se raviser dès l'année prochaine. Seule donnée sur quoi s'appuyer : l'effet de serre modifie le climat. Et George Bush s'en moque. Pour l'avenir, «Tout est entre les mains de l'opinion publique» conclut le climatologue. L'opinion publique serait bien inspirée de faire monter la pression....A l'incertitude réelle, liée à la technologie, qui s'amplifie, une incertitude virtuelle vient rajouter une couche, comme si la première ne suffisait pas. Considérez la Bourse. En gros, c'est un jeu virtuel pour analystes financiers dont vous et moi sommes les petites figurines animées, les hors-Bourse qui se contentent de vivre dans la réalité de l'économie, celle qui restructure au gré des incertaines prévisions. Et que les figurines ne viennent pas se plaindre : orienter la Bourse est une science difficile. Analystes financiers et voyantes (fussent-elles doctorisées par la Sorbonne) doivent faire face au même problème : si le réel ne suit pas toujours, c'est que des «événements imprévus» viennent troubler la prévision. Ce qui arrive souvent....Et la santé, quel champ d'incertitude ! Allez savoir ce que sera l'hôpital de demain, demain étant déjà devant nos agendas. Allez savoir ce qu'on pourra proposer de nouveau, prédire, prévenir, et comment organiser cela. Allez savoir comment ne pas faire complètement exploser la société, avec les mêmes problèmes que ceux qui nous reviennent à la figure depuis l'Afrique du Sud, ces jours. Toujours plus de capacités, touchant la santé, comment gérer cela ? Les coûts vont augmenter, les gens vieillir, et à partir de là on ne sait plus ce qui va se passer, ce qu'il faudra faire, on hésite entre le rôle de prophète de malheur et celui d'organisateur d'une société planifiée qui s'en sortira par l'ordre.Les médicaments de la catégorie : «Tu l'as, tu meures pas, tu l'as pas, tu meures» vont se multiplier, l'heureux dénouement de l'histoire sud-africaine n'est donc qu'un début. Mais que ferons-nous quand les pipelines de l'industrie pharmaceutique déverseront sur le marché les médicaments de la sorte «tu l'as, t'es en forme, tu l'as pas, t'es mal». Quel droit universel à ces médicaments-là ?Seule certitude, parce que oui, il y en a quand même, il faudra en venir à un système de justice et de sécurité sociale mondial. Tout le reste n'est que pipeau. C'est bien gentil d'organiser au mieux nos santés cantonales, de planifier le moindre de nos lits pour que chacun trouve traitement à sa convenance, mais il faut aussi s'ouvrir. Et pas seulement au canton voisin. Ni juste à l'Europe. C'est quoi, une société qui ne cesse d'en rajouter à la survie de ses malades, à leur qualité de vie et de soins, et qui ne regarde pas même d'un il le reste du monde où la mort précoce et évitable constitue le lot commun ?...De tous les gestionnaires de l'incertitude, en tout cas, les médecins sont les plus anciens et les plus expérimentés. ça les fait rigoler que les analystes boursiers se plaignent de la difficulté de faire face à l'incertitude en disant que leur travail est un mélange de sciences exactes et de psychologie. Et la médecine, que croyez-vous que c'est, sinon cela ? Et vous pensez peut-être qu'en médecine les enjeux sont moindres ? Soyons clairs : l'immense différence entre lui et les autres, c'est que, pour gérer l'incertitude, le médecin plonge ses doigts dans le cambouis humain.