Les carcinomes spinocellulaires représentent 20% environ des tumeurs cutanées. Alors que les tumeurs de petite taille sont traitées efficacement par chirurgie ou radiothérapie, les formes avancées sont un défi thérapeutique considérable. Nous rapportons un cas de carcinome spinocellulaire avancé de l'oreille gauche chez un patient de 65 ans, ayant reçu une polychimiothérapie ambulatoire hebdomadaire, avec un effet objectif et subjectif spectaculaire. Nous discutons la place de la chimiothérapie palliative dans le cadre d'une tumeur réputée chimiorésistante.
Les cancers cutanés sont les tumeurs les plus fréquentes chez l'homme avec plus de 700 000 nouveaux cas/an aux Etats-Unis.1 Les carcinomes basocellulaires et spinocellulaires constituent 90% des cas, avec une nette majorité pour les basocellulaires (80% environ).1,2 Les sujets les plus à risque sont les personnes à peau claire soumises à une exposition chronique aux rayons ultraviolets.1,2,3 Les carcinomes spinocellulaires peuvent également survenir dans un terrain cicatriciel ou dans un status d'inflammation chronique.1,2 Les tumeurs précoces sont essentiellement traitées par chirurgie et radiothérapie, mais 0,1% à 5% des carcinomes spinocellulaires présentent une extension locorégionale ou à distance rendant ces modalités thérapeutiques insuffisantes.1,2Jusqu'à présent, le potentiel de la chimiothérapie dans ces situations n'a été que peu exploré, les carcinomes spinocellulaires ayant la réputation d'être chimiorésistants.
En juillet 1995, un patient de 65 ans d'origine irakienne se présente à Genève avec une masse de l'oreille gauche apparue un an auparavant. Le patient mentionne dans ses antécédents lointains une lésion de tuberculose localisée à l'oreille gauche, dont le traitement n'est pas connu. L'examen clinique retrouve une volumineuse lésion exophytique, ulcérée, nauséabonde et très douloureuse, de 12 x 10 cm de diamètre, détruisant les trois quarts antérieurs du pavillon de l'oreille. Le conduit auditif externe est obstrué par la tumeur (fig. 1). Aucune adénopathie n'est palpée. Les examens biologiques sont dans les normes. Les cultures du frottis de plaie révèlent une forte contamination bactérienne. Le CT-scan cervico-facial montre que la masse infiltre la graisse sous-cutanée, la partie superficielle du muscle temporal, le lobe superficiel de la glande parotide, entraînant une destruction de l'oreille gauche. La masse s'étend dans le canal auditif externe mais sans destruction osseuse. L'oreille moyenne et interne gauche sont intactes. L'examen histopathologique de la lésion montre un carcinome spinocellulaire peu différencié (fig. 2).
Devant une telle affection, le traitement classique consisterait en une exérèse large avec reconstruction par lambeau, suivie d'une radiothérapie postopératoire étendue. Toutefois, au vu du contexte global de ce patient (problème social, ampleur du geste chirurgical), nous préférons opter pour une chimiothérapie afin de tenter de réduire la taille de la lésion avant irradiation. Le schéma choisi comporte des médicaments administrés sur un rythme hebdomadaire en ambulatoire : bléomycine 15 UI, méthotrexate 40 mg, 5-fluorouracil 500 mg, cisplatine 40 mg, tous administrés par voie i.v., et leucovorine 30 mg toutes les six heures pour un total de huit doses, la première dose administrée par voie i.v. et les suivantes per os. Le patient reçoit un total de cinq cycles de chimiothérapie de juillet à août 1995, ce qui permet non seulement une disparition très rapide des douleurs, mais aussi l'obtention d'une excellente réponse clinique (fig. 1). Puis, le patient reçoit une irradiation à but curatif (62,5 Gy) de septembre à octobre 1995, traitement induisant une disparition de la lésion (rémission complète clinique et radiologique). Le patient, totalement asymptomatique, retourne dans son pays en novembre 1995, soit un mois après la fin du traitement. Il est resté en rémission complète pendant trente mois, puis a été perdu de vue.
Dans la majorité des cas, les carcinomes spinocellulaires sont diagnostiqués à un stade précoce, permettant un traitement par chirurgie ou radiothérapie avec un champ d'irradiation de taille limitée.3 Une exérèse avec des marges de résection de 1 cm ou plus selon la dimension de la tumeur assure une survie de pratiquement 98 à 100% à cinq ans. La survie diminue considérablement lorsque les marges de résection ne peuvent être respectées en raison de la dimension ou de la localisation de la tumeur.3,4 Dans ces situations, les récidives loco-régionales et le potentiel métastatique qui est en partie lié à la faible différenciation du carcinome spinocellulaire représentent un défi thérapeutique beaucoup plus complexe. Ces cancers se développant souvent sur le visage, l'option chirurgicale est souvent trop mutilante ou impossible en raison de la profondeur d'invasion.1,3 De plus, ces situations se rencontrent principalement dans une population âgée, rendant la prise en charge thérapeutique plus délicate en raison de fréquentes comorbidités.
Quelques travaux relativement anciens suggèrent une certaine chimiosensibilité de ces tumeurs. Ainsi, des taux de réponse supérieurs à 70% (avec quelques cas de rémissions complètes) ont été observés avec des régimes comprenant cisplatine, 5 fluorouracil ± bléomycine.5,6 Cependant, la lourdeur de ces programmes de chimiothérapie nécessite leur administration en milieu hospitalier et les rend souvent irréalisables chez des personnes âgées. En tenant compte du type de patients souffrant de cancer spinocellulaire avancé, il nous a semblé plus adéquat de construire un schéma compatible avec une administration ambulatoire (tableau 1).
Au total, huit patients (âge 37 à 92 ans, une femme et sept hommes) ont maintenant été traités selon ce programme de polychimiothérapie hebdomadaire. La tolérance est excellente, et les résultats obtenus sont très encourageants, avec une réponse complète, cinq réponses partielles > 80%, et une réponse mineure. Le huitième patient est inévaluable en raison de problèmes intercurrents ayant limité le traitement à une seule semaine.
De plus, l'effet antalgique de cette chimiothérapie est spectaculaire, avec une disparition des douleurs après une ou deux semaines de traitement dans tous les cas, même lorsqu'il existait une atteinte du nerf facial (deux cas).
En conclusion, ce nouveau schéma de polychimiothérapie est bien toléré, peut s'administrer en ambulatoire chez des personnes très âgées, et permet l'obtention de réponses objectives respectant l'esthétique et la vie sociale des patients. Il s'agit bien sûr d'un traitement palliatif qui doit s'intégrer avec les autres modalités thérapeutiques (chirurgie, radiothérapie) dans le cadre de consultations pluridisciplinaires.