Les prophylaxies ont permis de diminuer de plus de 50% l'incidence des infections opportunistes liées au sida. La remontée du taux de lymphocytes CD4 mémoire et naïfs, induite par les traitements combinant inhibiteurs de la rétrotranscriptase et antiprotéases, a permis de réduire l'incidence globale des infections opportunistes de 22 à 3,7 cas/patients/an. Il s'agit d'une réelle reconstitution immune, qui permet le contrôle «naturel» de ces infections. En conséquence, les prophylaxies primaires (Pneumocystis carinii, mycobactériose atypique, toxoplasmose), ainsi que les prophylaxies secondaires (Pneumocystis carinii, cytomégalovirus), peuvent actuellement être stoppées. Les conditions à remplir sont : lymphocytes CD4 atteignant et dépassant de façon stable et soutenue (3 à 6 mois) la valeur seuil de l'indication à une prophylaxie spécifique, et contrôle de la virémie VIH.
L'incidence globale des infections opportunistes liées au syndrome de l'immunodéficience de l'adulte (sida) a diminué de manière significative depuis le début des années 90, suite à l'utilisation systématique de prophylaxies anti-infectieuses. Par ailleurs, depuis 1995, suite à l'avènement des traitements antirétroviraux associant inhibiteurs de la rétrotranscriptase et antiprotéases (nous emploierons le terme «HAART» Highly Active Antiretroviral Therapy de la littérature anglo-saxonne), on assiste à une chute plus drastique de cette incidence, résultant en une diminution de plus de 85% de la morbidité et de la mortalité liées à l'infection par le virus de l'immunodéficience humaine (VIH).1
Le contrôle de la réplication du VIH et, en conséquence, l'amélioration de la situation immunitaire, suggèrent que la reconstitution immune induite par le HAART est la clé de ce succès. De nombreuses données montrent qu'une partie de l'efficacité du HAART passe par une reconstitution partielle de l'immunité cellulaire, non seulement quantitative, mais aussi qualitative ; cette reconstitution, lorsqu'elle atteint un certain niveau, permet à nouveau le contrôle «naturel» des maladies opportunistes.2
Le mécanisme de cette reconstitution immune n'est toutefois que partiellement compris et sa qualité reste difficile à juger. Est-il alors raisonnable d'arrêter des traitements prophylactiques qui ont prouvé leur efficacité et qui ont mis les patients à l'abri de complications potentiellement mortelles ? Et si oui (et la réponse est effectivement positive) comment et sous quelles conditions arrêter ces traitements ?
Par ailleurs, la réduction des traitements à ingérer quotidiennement, obtenue par l'arrêt de ces prophylaxies, représente une avancée certaine dans la prise en charge des patients. L'effet psychologique positif est indéniable : le patient a l'impression d'être «moins malade». De plus, en raison de la diminution du nombre d'interactions médicamenteuses et d'effets secondaires, une meilleure adhérence et tolérance au HAART devraient être obtenues.
Dans cet article, nous allons passer en revue quelques données sur la reconstitution immune induite par le HAART. Nous verrons ses implications pratiques sur la prise en charge de la prévention des infections opportunistes chez les patients VIH positifs, à la lumière de récentes études d'arrêt des prophylaxies anti-infectieuses chez des patients sous HAART.
De manière simple et pragmatique, la première évidence d'une reconstitution immune sous HAART est l'augmentation du nombre de lymphocytes CD4 observée chez les patients dont le traitement a permis le contrôle de la virémie. Parallèlement, on a pu constater, dans de nombreuses cohortes de patients VIH positifs, la diminution de l'incidence de nouvelles infections opportunistes et de décès.
Dès 1997, il a été démontré que cette expansion cellulaire, secondaire à l'initiation du HAART, se fait en deux temps. Dans les deux à quatre premiers mois, on assiste à la résurgence de lymphocytes T mémoire. Cette réponse, qui semble corrélée au degré de suppression virale, n'est pas une réelle reconstitution immunitaire : elle est attribuée à une redistribution et une expansion de cellules préexistantes dans les ganglions lymphatiques. Dans un second temps, on constate une augmentation progressive et plus lente des cellules T naïves, associée à une diminution de certains marqueurs de l'activation cellulaire, de certaines cytokines et de l'apoptose cellulaire. Les lymphocytes CD4 mémoire se stabilisent ou augmentent encore légèrement. Alors que l'on croyait encore récemment que le thymus n'était plus fonctionnel à l'âge adulte, il semble bien que cette deuxième phase s'explique par la propension du thymus à produire de nouvelles cellules.
Il a été démontré que les lymphocytes CD4 recouvrés sous HAART sont fonctionnels : leur réponse à différents tests de la fonction immunitaire (hypersensibilité cutanée tardive, prolifération lymphocytaire, production de cytokines, réponse à l'immunisation) est restaurée. Cette réponse n'est toutefois pas complète et serait plus efficace chez les patients moins avancés dans leur maladie.
Des études récentes ont également montré que l'augmentation de lymphocytes CD4 peut persister suite à un échec du HAART (échappement de la virémie), ce qui suggère que même des réductions transitoires de la virémie peuvent avoir des effets soutenus sur la fonction immunitaire. Certains patients présentent une discordance entre la réponse immunologique et virologique : le pronostic est non seulement corrélé à la diminution de la virémie, mais également à l'augmentation des lymphocytes CD4 (même lorsque la charge virale n'atteint pas le seuil de détectabilité).
Il est intéressant de souligner que ce qui semble être vrai pour les infections opportunistes ne l'est pas pour le VIH lui-même ; la réponse spécifique anti-VIH disparaît rapidement après la primo-infection et ne réapparaît pas lors d'un traitement antirétroviral efficace. De plus, chez des sujets présentant une suppression prolongée de la charge virale sous HAART et qui interrompent leur traitement antiviral, on assiste à une résurgence de la virémie et à une augmentation seulement passagère de la réponse spécifique anti-VIH.2
Certains patients, sous traitement antirétroviral efficace, présentent, particulièrement dans les deux premiers mois suivant l'initiation du traitement, des infections opportunistes ou un état inflammatoire tant clinique que biologique. La restauration de la fonction immune sous HAART semble donc induire des conséquences néfastes. Ces «syndromes de la reconstitution immune», ou phénomène flare selon la terminologie anglo-saxonne, sont encore incomplètement compris : il a été suggéré que l'expansion d'une réponse cellulaire spécifique (bien démontrée pour le cytomégalovirus et les mycobactéries atypiques) résulte en une inflammation importante face à un micro-organisme présent de manière latente. Cependant, dans certains cas, le micro-organisme présumé responsable ne peut pas être mis en évidence par culture ou autre méthode diagnostique : le flare correspondrait à une réaction d'hypersensibilité de type IV, se manifestant alors tantôt par une lymphadénite, ou alors par une uvéite, sans signe d'activité de la maladie de base. De nombreuses situations cliniques ont été rapportées ; il est intéressant de noter que la présentation clinique de ces infections émergeant suite à l'initiation du HAART diffère de la présentation habituelle. Quelques exemples sont résumés dans le tableau 1.
L'intérêt de reconnaître de telles manifestations de la reconstitution immune est de permettre au clinicien d'effectuer le diagnostic différentiel entre syndrome de la reconstitution immune, suspicion d'échec de traitement d'une maladie opportuniste ou effet secondaire de traitement. En cas de suspicion de flare, il est recommandé de poursuivre tant le traitement antirétroviral que celui de l'infection opportuniste suspectée/diagnostiquée. En cas d'état inflammatoire important et persistant, un traitement corticostéroïdien peut être envisagé.3
Suite à l'utilisation des prophylaxies antibiotiques primaires, l'incidence globale des infections opportunistes a diminué de 55% de 1992 à 1997 ; elle a par la suite diminué de 22 à 3,7/100 patients/an de 1995 à 1998, suite à l'introduction du HAART. Le risque moyen de récidive sous prophylaxie secondaire était, selon le type d'infection opportuniste, de 10 à 50% avant le HAART ; actuellement ce risque a diminué à moins de 3%.4,5
Le risque de développer une infection opportuniste est toujours stratifié en fonction du nombre absolu ou du pourcentage de lymphocytes CD4 circulants. La cohorte européenne de patients VIH positifs, ou Eurosida, a démontré que le risque de développer ou de mourir d'une infection opportuniste n'a pas changé sous HAART, et que ce risque reste toujours lié au nombre de lymphocytes CD4. A noter, par ailleurs, que la charge virale reste cependant le meilleur facteur pronostique de progression de la maladie, indépendamment du taux de lymphocytes CD4.6
Il n'existe qu'un nombre restreint d'études contrôlées concernant l'arrêt des prophylaxies primaires ou secondaires. Il faut souligner que l'interprétation de ces études doit être pondérée par le fait que les sujets enrôlés peuvent ne pas être représentatifs de l'ensemble des patients : les cliniciens peuvent ne pas avoir inclus dans ces études des patients présentant outre le nombre de lymphocytes CD4 d'autres facteurs de risque de développement d'une maladie opportuniste ; la prudence demande de tenir compte de la persistance d'une virémie élevée (plus de 5 à 10 000 copies/ml d'ARN viral), d'une candidose orale, d'une perte pondérale continue, d'un traitement par chimiothérapie cytotoxique, ou l'utilisation à long terme de corticostéroïdes.7
Les connaissances actuelles sur l'arrêt des prophylaxies des quatre infections opportunistes majeures sont revues ci-après et résumées dans le tableau 2.
Plusieurs études prospectives, dont certaines randomisées, incluant un peu moins de 2000 patients, ont permis de démontrer que, tant les prophylaxies primaires (triméthoprime-sulfaméthoxazole, voire dapsone ou atovaquone ou pentamidine), que secondaires (triméthoprime-sulfaméthoxazole, voire dapsone ou pentamidine) de la pneumonie à Pneumocystis carinii (PCP), peuvent être stoppées chez des patients dont les lymphocytes CD4 sont remontés à plus de 200 cellules/mm3 (et plus de 14% des lymphocytes totaux) suite à l'initiation du HAART. Généralement, les prophylaxies ont été stoppées après plus de trois mois de stabilité des taux de lymphocytes CD4 au-dessus de la valeur seuil de 200/mm3 (tableau 2). Aucun cas de nouvel épisode ou de récidive de PCP n'a été signalé. La prudence est cependant de mise, car il faut rappeler qu'avant l'ère du HAART, quelques cas de PCP ont été rapportés chez des patients ayant plus de 200 lymphocytes CD4/mm3.8,9,10,11
Les traitements prophylactiques primaires de l'encéphalite toxoplasmique étant généralement les mêmes que ceux du PCP (triméthoprime-sulfaméthoxazole), les études précédemment citées présentent souvent également des données sur la toxoplasmose cérébrale. Les résultats recouvrent ceux des études intéressant uniquement la toxoplasmose ; par ailleurs, des études prospectives concernant plus de 250 patients sont toujours en cours. C'est pourquoi les directives de début et d'arrêt des prophylaxies primaires de la toxoplasmose suivent celles de la pneumocystose (tableau 2). A ce jour et à notre connaissance, il n'y a pas de données sur l'arrêt des prophylaxies secondaires (sulfadiazine plus pyriméthamine).11,12
Des études prospectives, dont certaines randomisées, englobant au total plus de 2000 patients, ont également démontré qu'il est possible de stopper la prophylaxie primaire (azithromycine, voire clarithromycine ou rifabutine) des mycobactérioses atypiques lorsque les lymphocytes CD4 sont supérieurs à 100/mm3. Il n'existe toutefois pas de données suffisantes concernant l'arrêt des prophylaxies secondaires (clarithromycine plus éthambutol plus ou moins rifabutine). Cependant, les directives suisses présentent un consensus d'experts, qui conclut à l'arrêt des prophylaxies secondaires lorsque les CD4 sont supérieurs à 100/mm3, et ce pendant plus de six à douze mois (tableau 2).13,14,15,16
En raison de la toxicité des traitements, une prophylaxie primaire de la rétinite à cytomégalovirus (CMV) n'a jamais été recommandée ; seul un suivi régulier du fond d'il est proposé lorsque les taux de lymphocytes CD4 sont inférieurs à 100/mm3. Concernant la prophylaxie secondaire (ganciclovir ou foscarnet ou cidofovir), des études prospectives incluant une centaine de patients ont permis de démontrer, avec une médiane de suivi de 5 à 16 mois, qu'il était possible d'arrêter les traitements suppressifs contre le cytomégalovirus, lorsque les lymphocytes CD4 s'élèvent à plus de 100/mm3, et ce, pendant trois à six mois. Il est intéressant de noter que certaines études ont démontré également que, sous HAART bien conduit, la virémie à CMV devient indétectable. La prudence reste de rigueur, car des cas de récidive de rétinite à CMV ont été rapportés chez des patients dont les lymphocytes CD4 ont atteint les 300/mm3 sous HAART. Par ailleurs, une rechute des CD4 au-dessous de 50/mm3 s'accompagne presque invariablement d'une récidive de rétinite.14,16,17,18,19,20
Il existe une reconstitution immune sous HAART qui permet le contrôle «naturel» des infections opportunistes. Certaines études ont pu montrer que l'on peut stopper les prophylaxies primaires pour le Pneumocystis carinii, les mycobactérioses atypiques, la toxoplasmose, ainsi que la prophylaxie secondaire pour le Pneumocystis carinii et le cytomégalovirus.
Les conditions requises à un quelconque arrêt des médications sont la montée progressive des lymphocytes CD4 atteignant ou dépassant la valeur seuil de l'indication à une prophylaxie spécifique et ce de façon stable et soutenue (minimum 3 à 6 mois), associée au contrôle de la virémie. En cas de nouvelle diminution des lymphocytes CD4, la reprise des prophylaxies doit être réenvisagée.