L'obésité en Suisse comme dans tous les pays industrialisés, prend des proportions véritablement épidémiques.Cet état est dû à de nombreux facteurs, à la fois génétiques, environnementaux, psychologiques, endocriniens, métaboliques, culturels et surtout socio-économiques.L'obésité sévère est fréquemment associée à des comorbidités qui affectent la survie de ces personnes.Le degré d'obésité est défini par l'indice de masse corporelle (IMC) qui correspond à la formule : poids en kg sur taille en m2. On parle d'obésité dès que l'IMC atteint les 30 kg/m2 et d'obésité morbide à partir de 40 kg/m2. C'est pour cette dernière catégorie, difficilement accessible aux seuls traitements diététiques ou médicamenteux que la chirurgie peut apporter une solution.
En Suisse nous n'avons pas de chiffres valables sur l'incidence exacte de l'obésité. Ces données restent très fragmentaires et les collectifs étudiés ne sont pas représentatifs de la population globale.1,2 On estime toutefois la prévalence de l'obésité (IMC >= 30 kg/m2) à environ 10%.
Cette affection est divisée en trois sous-groupes selon l'IMC. On parle d'obésité modérée pour un IMC de 30 à 34,9 kg/m2, d'obésité sévère de 35 à 39,9 kg/m2 et d'obésité morbide dès 40 kg/m2 (tableau 1). Quatre obèses morbides sur cinq vont développer une comorbidité. Il s'agit surtout d'atteintes cardiovasculaires, respiratoires et endocriniennes, sans oublier plusieurs pathologies tumorales (tableau 2). Aux Etats-Unis, où ce problème est particulièrement important et bien suivi, on estime que 280 000 décès par an sont imputables à l'obésité.3 Récemment, une très large étude prospective américaine a confirmé que l'obésité est associée à un risque élevé de décès augmentant exponentiellement pour les IMC atteignant les 30, toutes causes confondues.4
Le but du traitement est d'obtenir une perte de poids suffisante et durable pour diminuer l'apparition des comorbidités ou supprimer ces dernières avec pour corollaire, une diminution de la mortalité.
Les traitements médicaux axés sur les régimes, l'exercice, les modifications du comportement et les médicaments sont souvent insuffisants chez les obèses morbides et c'est principalement à cette catégorie que s'adresse la chirurgie dite bariatrique.
En 1996, une conférence de consensus du NIH (National Institute of Health) aux Etats-Unis sur le traitement de l'obésité5 a édicté plusieurs règles permettant de sélectionner les patients pouvant bénéficier d'un traitement chirurgical. Ils incluaient ceux ayant un IMC de 40 kg/m2 et ceux avec un IMC de 35 kg/m2 mais qui avaient déjà développé une complication. En janvier 2000, l'Office fédéral des assurances sociales (OFAS) a rédigé une nouvelle réglementation plus stricte, n'incluant que les patients ayant un IMC de 40 kg/m2 accompagné d'une comorbidité (tableau 3).
Le traitement chirurgical de l'obésité a débuté en 1956 avec l'introduction du bypass jéjuno-iléal préconisé par Payne et De Wind. Depuis de nombreuses techniques associées à diverses variantes ont vu le jour.6,7 On peut les regrouper en deux grandes catégories : celles «restrictives» créant une diminution de la poche gastrique (gastroplastie verticale cerclée de Mason, cerclage gastrique ajustable [gastric banding], bypass gastrique) et celles réduisant la longueur d'absorption du grêle (Scopinaro, bypass jéjuno-iléal) et appelées «malabsorptives». En raison des carences graves qu'elle peut provoquer, il est recommandé depuis 1983 de ne plus utiliser cette dernière catégorie comme intervention de premier choix.8
Dans notre Service nous avons choisi comme technique de référence le bypass gastrique proximal. Cette intervention, dont le principe fût décrit en 1967 par Mason et Ito, consistait à ne garder que 10% de la poche gastrique proximale qui allait se drainer dans la première anse jéjunale montée en oméga. Elle sera par la suite fortement modifiée jusqu'en 1992 par Sugerman et Brolin et c'est leur montage (fig. 1) que nous utilisons. Il permet de créer une néopoche gastrique d'un volume de 15 à 30 ml en plaçant des rangées d'agrafes de l'angle de His à la petite courbure. Ceci permet d'empêcher une ingestion alimentaire importante chez ces patients en créant une satiété précoce. On y associe en plus une gastrojéjunostomie sur une anse en Y de Roux de 150 cm à 75 cm de l'angle de Treitz. Ce montage court-circuite les aliments du reste de l'estomac et du cadre duodénal bloquant de ce fait le cycle entérohormonal de cette région. Il provoque également une discrète malabsorption et un effet de dumping (nausées, palpitations, diaphorèse, douleurs abdominales et diarrhées) en cas de prise élevée d'hydrate de carbone (augmentation de l'entéroglucagon).9 Ceci permet de contrôler aussi les patients de type «sweet-eaters» qui échappent souvent à des montages purement restrictifs de type cerclage gastrique ou gastroplastie verticale cerclée en consommant des aliments sucrés liquides (crèmes glacées).10
Cette intervention pratiquée sur des milliers de patients reste encore actuellement, aux Etats-Unis, la technique de choix pour la chirurgie bariatrique permettant, à long terme, une diminution de l'excès de poids de plus de 60%.11,12,13,14 L'anneau gastrique, très attractif, car posé par laparoscopie, n'a pas encore prouvé une telle efficacité avec seulement 56% de diminution de l'excès de poids à deux ans et surtout 35% de conversion en bypass gastrique. Cette technique est par ailleurs encore en voie d'évaluation aux Etats-Unis.14,15,16
Par ailleurs dans le même temps opératoire, nous effectuons une biopsie du foie et une cholécystectomie systématique en raison du taux élevé de cholélithiase concomitante et du risque élevé (> 36%) d'en développer une durant la phase d'amaigrissement rapide postopératoire.17
De juin 1997 à mars 2001, nous avons effectué 189 bypass gastriques chez 157 femmes et 32 hommes d'un âge moyen de 38 ans (extrêmes de 19 ans à 64 ans) avec un IMC médian de 44,7 kg/m2 (extrêmes de 36 à 89,9 kg/m2) représentant un excès de poids médian de 110%.
Tous ces obèses remplissaient bien sûr les critères de l'OFAS (pour ceux de 1997 à fin 1999 les anciens critères qui incluaient les IMC de 35 kg/m2 avec comorbidités). Tous ont été évalués par notre groupe multidisciplinaire comprenant un interniste spécialiste de l'obésité, un psychiatre aussi spécialisé aux problèmes de l'obésité, ainsi que trois chirurgiens, un interniste spécialiste de la nutrition, des diététiciennes et une infirmière tous formés spécialement pour cette pathologie.
Cette prise en charge globale des patients est indispensable et permet, entre autres, de préparer à cette chirurgie ceux ayant un caractère compulsif par plusieurs séances axées sur le comportement alimentaire. Ceci afin d'éviter des décompensations psychiatriques postopératoires et de pouvoir les maîtriser plus facilement au cas où elles surviendraient.
Tous nos patients sont hospitalisés 36 heures pour un bilan pré-opératoire comprenant : une évaluation biologique large avec, entre autres, des tests hépatiques, endocriniens et vitaminiques ; une évaluation anesthésiologique et selon les comorbidités d'autres consultations spécialisées (cardiologie, pneumologie, etc.). Une endoscopie haute est aussi effectuée à la recherche d'une pathologie gastroduodénale (maladie ulcéreuse ou néoplasie), cette région ne pouvant plus être aisément investiguée en postopératoire en raison de l'agrafage de l'estomac. La recherche d'Helicobacter pylori est aussi systématique ainsi que son éradication en cas de résultat positif. Une minéralométrie osseuse qui sera répétée deux ans après l'intervention nous permettra aussi de prévenir une possible ostéopénie. L'équipe d'enseignement thérapeutique pour maladies chroniques effectue une mesure du poids et de la composition corporelle par bioimpédance électrique, une mesure de la dépense énergétique par calorimétrie indirecte ainsi qu'une évaluation du comportement alimentaire, de l'anxiété, d'état dépressif et de la qualité de vie par différents questionnaires.
Si aucune contre-indication n'est présente (tableau 4) le patient est réhospitalisé pour l'intervention. Septante-deux pour cent de nos patients présentaient une ou plusieurs comorbidités (tableau 5).
Toutes nos anastomoses gastrojéjunales ont été contrôlées aux 2e ou 3e jour par un transit à la Gastrografin ® avant la réalimentation. Il n'y a eu aucune fuite. La durée moyenne du séjour a été de douze jours. Cette durée assez longue est en faite liée à la prise en charge diététique de l'opéré pour sa réalimentation qui se fait par paliers afin de l'habituer à la petite poche gastrique.
Les biopsies hépatiques systématiques nous ont permis de diagnostiquer dix stéatohépatites qui nécessiteront un contrôle histologique ultérieur, cette pathologie classiquement retrouvée en cas d'obésité pouvant évoluer vers une cirrhose.
En postopératoire immédiat la morbidité s'élevait à 7,4% avec : six abcès de paroi, quatre atélectasies pulmonaires, un hémopéritoine sur une plaie hépatique, une thrombose veineuse profonde chez un patient connu pour un déficit en protéine S.
Deux patientes ont eu une embolie pulmonaire dont une massive a été mortelle au 3ejour postopératoire.
Tous nos patients sont suivis systématiquement cliniquement et biologiquement à un mois postopératoire, trois mois, six mois, neuf mois, une année, dix-huit mois, deux ans puis une fois par an jusqu'à la cinquième année. Les diététiciennes évaluent aussi régulièrement l'apport nutritionnel de nos opérés et leurs dépenses énergétiques entre autres par calorimétrie indirecte.
Un suivi régulier a pu être effectué chez 92% de nos patients, seulement seize (8% de notre collectif) ont été perdus de vue ou sont venus irrégulièrement aux contrôles.
L'évolution pondérale a été tout à fait satisfaisante avec une diminution de l'IMC médian de 44,7 kg/m2 à 29 à une année, 28,5 à deux ans et 28 à trois ans (fig. 2). Le pourcentage d'excès de poids perdu a suivi la même évolution avec 66% perdus à une année, 70% à deux ans et 72% à trois ans (fig. 3).
Seuls quatre patients (2,1%) ont perdu moins de 50% de leur excès de poids à deux ans et peuvent donc être considérés comme des échecs. Un seul a été réopéré pour effectuer une opération cette fois malabsorptive en changeant son bypass gastrique «proximal» en «distal» avec une très longue anse en Y ne laissant qu'un segment commun de 70 cm d'iléon terminal pour l'absorption des aliments.18
Les comorbidités ont montré une diminution drastique avec une disparition de l'hypertension artérielle chez trente-cinq patients sur quarante six, une disparition du diabète chez dix-huit sur vingt-trois diabétiques non insulinodépendants et chez deux des huit insulinodépendants dont deux ne sont plus que sous antidiabétiques oraux. Enfin vingt-deux patients avec apnée du sommeil sur vingt-cinq sont guéris. Les lombalgies et arthralgies ont soit disparues soit ont été améliorées chez 50% des opérés. Les dyslipidémies ont été corrigées chez cinquante-trois opérés sur soixante-sept.
Pour les complications postopératoires tardives (tableau 6) nous avons eu trois ruptures des lignes d'agrafes qui ont nécessité une réintervention avec, cette fois, création d'un bypass dit déconnecté en séparant totalement la néopoche gastrique du reste de l'estomac. Une occlusion sur bride a motivé une laparotomie exploratrice avec adhésiolyse. Trois sténoses de l'anastomose gastrojéjunale ont été dilatées par voie endoscopique avec une bonne évolution. Une hémorragie digestive haute qui a pu être traitée conservativement. La complication classique la plus fréquente reste l'éventration avec vingt-neuf cas dans notre série (15,5%), ce pourcentage étant même plus bas que dans les grandes séries américaines en rapportant jusqu'à 20%.19
La moitié (51%) de nos patients, surtout chez les femmes encore réglées, ont eu besoin d'un traitement martial et 10% de vitamine B12, ce qui est classique après ce montage court-circuitant l'estomac et le cadre duodénal.20 Environ 50% ont pris pour de courtes périodes des complexes multivitaminés. Aucun patient n'a présenté de carence clinique.
Nous avons eu à déplorer le décès tardif d'une de nos patientes huit mois après l'intervention. Elle présentait un IMC à 60 kg/m2avec d'importantes comorbidités (diabète ID, HTA, apnée du sommeil, asthme) ainsi qu'un retard mental. Elle est décédée dans un tableau de sepsis sur un fond de décompensation psychiatrique compliqué d'une anorexie.
La chirurgie bariatrique est donc réservée aux patients présentant une obésité massive (pour la Suisse se situant dans le cadre des critères de l'OFAS) et dont le poids n'a pu être contrôlé par des mesures médicales, diététiques ou comportementales. Ce genre de patients, qui présentent de graves troubles dans leur comportement alimentaire, liés à des troubles psychologiques ou psychiatriques, doivent absolument être évalués et pris en charge avant le geste chirurgical par un groupe multidisciplinaire, formé à ce type de pathologie. Ceci permettra de préparer le malade et de le suivre régulièrement tant du point de vue clinique que diététique et parfois psychiatrique. C'est le seul garant du succès d'une telle entreprise.
Les résultats obtenus dans notre service nous confortent dans le choix du bypass gastrique, seule technique ayant obtenu des résultats reproductibles et stables à long terme, sur le critère de la perte de poids et ceci sur des milliers de patients. La morbidité et la mortalité de cette intervention restent tout à fait acceptables en regard du risque de décès très élevé de ces patients obèses à long terme.