La balance entre le bénéfice et le risque de la chirurgie du cancer du sein de la femme âgée doit être analysée de manière individuelle pour chaque patiente, au mieux au travers d'une prise en charge multidisciplinaire. L'âge est un facteur de risque indépendant de complications périopératoires graves, mais le facteur principal est l'existence d'affections associées, notamment cardiovasculaires ou respiratoires. Cette évaluation doit être réalisée au cours de la consultation pré-anesthésique. D'autre part, le risque propre de la chirurgie doit être considéré, la chirurgie du sein étant le plus souvent une chirurgie à risque relativement faible. La prise en charge anesthésique doit être adaptée aux modifications physiologiques du vieillissement, et aux pathologies associées, mais l'acte chirurgical comporte toujours un risque d'altération parfois prolongée des fonctions supérieures.
La prise en charge du cancer du sein chez la femme âgée nécessite une approche spécifique, prenant en compte les modifications physiologiques et psychologiques induites par le vieillissement ainsi qu'un nombre plus élevé de pathologies associées.1 La chirurgie est un traitement relativement lourd, dont la morbidité et le coût sont importants et qui n'est justifiée que si le bénéfice que l'on en attend est supérieur au risque prévisible de celle-ci. Une telle analyse de la balance bénéfice/risque est actuellement le mode de raisonnement normal pour tout acte qui génère un risque et qui comporte un coût. Cependant, cette analyse reste complexe car elle doit intégrer également l'espérance de vie du patient une fois l'intervention réalisée et l'évolution de la maladie en l'absence de traitement chirurgical réglé (en particulier la nécessité d'une intervention en urgence pour une complication aiguë).2Une approche multidisciplinaire, intégrant notamment l'équipe d'anesthésistes, peut être intéressante pour optimiser la prise de décision. Le bénéfice et les indications de la chirurgie du cancer du sein sont abordés ailleurs dans cette revue. Nous envisagerons ici les éléments de l'analyse du risque périopératoire et certains points spécifiques à la prise en charge anesthésique des personnes âgées.
Les patients de plus de 65 ans représentent 16% de la population française, et ce pourcentage est en constante augmentation, avec une nette surreprésentation des femmes à partir de 60 ans. L'âge à partir duquel on devient un «sujet âgé» avait été fixé par Medicair aux Etats-Unis à 65 ans. Cet âge constitue bien un tournant dans la vie, mais il apparaît de plus en plus pour la chirurgie ou la réanimation, que les vraies différences apparaissent à un âge plus élevé, de 75 ans environ. La prise en charge chirurgicale des patients âgés a augmenté de manière importante en deux décennies, et une enquête nationale de la Société française d'anesthésie et de réanimation a montré que 30% des huit millions d'anesthésies pratiquées en France en 1996 concernaient des patients de plus de 60 ans, et 3% d'entre elles étaient réalisées chez des patients de plus de 80 ans.3,4
Plusieurs études épidémiologiques ont évalué le risque périopératoire chez les sujets âgés. Dans une étude rétrospective déjà ancienne, portant sur 34 145 patients opérés en chirurgie générale, la mortalité périopératoire au 7e jour était de 1,4% dans la tranche d'âge 30-40 ans et de 6,6% chez les patients de plus de 70 ans.5 Des données similaires ont été rapportées sur un collectif de plus de 100 000 patients opérés en chirurgie générale, avec une mortalité au 30e jour passant de 2,5% pour les 45-64 ans à 6% pour les patients de plus de 65 ans.6 Un âge supérieur à 65 ou 70 ans est fréquemment, mais non constamment retrouvé comme facteur de risque indépendant de décès ou de complications graves périopératoires en chirurgie générale.7,8-11 En revanche, les données concernant les patients très âgés (âge supérieur à 85-90 ans) sont encore parcellaires. Plusieurs études non comparatives rapportent une mortalité périopératoire élevée, mais principalement pour les interventions réalisées en urgence.12 A la Mayo Clinic, la mortalité postopératoire au 30e jour, à la fin de la première et de la cinquième année des patients de plus de 90 ans était respectivement de 8%, 31% et 79%.7 Là encore on retrouve un moins bon pronostic à la 48e heure des interventions urgentes, d'une classe ASA plus élevée et d'une insuffisance rénale ou hépatique associées. Cependant, par rapport à des patients comparables qui n'ont pas été opérés, la survie à un an des opérés n'est que très légèrement inférieure et la survie à cinq ans est identique.
Ces études démontrent que la mortalité et la morbidité périopératoires peuvent être multipliées par trois ou quatre chez les personnes très âgées. L'âge en tant que tel est bien un facteur de risque indépendant de ces complications, mais il n'est pas le facteur le plus important.13Hatton et coll. avaient montré que l'incidence des accidents et le nombre de décès liés à l'anesthésie augmentaient rapidement avec l'âge des patients, mais surtout avec le nombre d'affections associées, la classe ASA, et le caractère urgent de la chirurgie. Ceci suggère que le risque périopératoire n'est pas plus élevé chez les sujets âgés ou très âgés en bonne condition physique que chez les adultes jeunes devant bénéficier du même type d'intervention chirurgicale.
Les travaux anciens avaient montré qu'une affection associée était fréquente chez les patients âgés opérés en chirurgie non cardiaque.13 Ces données ont peu évolué, puisque récemment, chez des patients âgés de plus de 80 ans opérés en chirurgie générale, une hypertension était présente dans 50% des cas, une insuffisance coronaire dans 30%, une insuffisance cardiaque dans 15%, un antécédent d'arythmie dans 17%, un diabète dans 12%, une pathologie pulmonaire dans 23% et une affection neurologique dans 29% des cas.14 Le nombre d'affections associées à la pathologie chirurgicale est bien corrélé à la mortalité périopératoire (fig. 1).13 La classification ASA (tableau 1) fournit une approche simplifiée et utile du risque, l'incidence des complications périopératoires étant respectivement de 3,1, 4,5 et 7% pour les scores ASA II, III et IV.7 Les facteurs prédictifs de complications cardiovasculaires et de mortalité chez des patients de plus de 80 ans opérés en chirurgie non cardiaque, rapportés par Liu et Leung sont présentés dans le tableau 2.14
L'importance de la nature de la chirurgie comme déterminant majeur de la morbidité ou de la mortalité opératoire est une constante retrouvée dans toutes les études épidémiologiques et n'est pas spécifique aux sujets âgés.7,12,13 Le risque lié à la chirurgie a été classé en trois niveaux par un groupe de travail de l'American College of Cardiology/American Heart Association. La chirurgie du sein appartient dans la plupart des cas à la chirurgie à risque faible, en raison de son caractère relativement superficiel, sans retentissement sur la fonction respiratoire, et peu hémorragique. Cette estimation peut être modulée pour certains actes pour lesquels une difficulté opératoire est prévisible (risque de saignement important par exemple).
L'âge utilisé comme argument décisionnel dans une indication thérapeutique pose un problème éthique, dont l'importance s'est véritablement révélée ces dernières années.2 Ce problème concerne non seulement le médecin mais aussi d'autres intervenants prenant part à la décision, comme la famille ou l'entourage proche du patient.
Le résultat d'un sondage effectué dans une population non médicalisée montre que 36% des personnes interrogées considèrent que l'âge doit être retenu comme un élément important d'une décision thérapeutique.15 Les fondements d'une telle opinion sont mal connus, mais reposent en fait sur une impression subjective de risque augmenté et/ou de bénéfice altéré pour le patient, impression qui diffère sensiblement selon le milieu culturel ou social de la personne interrogée.
L'âge en soi confère fréquemment une note négative à ces éléments, et plusieurs études ont montré, notamment pour le traitement du cancer du sein, qu'un âge élevé était un facteur de risque pour que le traitement proposé soit inadapté à la pathologie du patient.16
Le problème devrait être approché de façon plus rigoureuse, lorsque l'évaluation est faite par un médecin, que celui-ci soit le médecin traitant, le cancérologue, le chirurgien ou l'anesthésiste. En effet, plusieurs points importants sur le plan éthique devraient être analysés séparément : la qualité de vie après l'intervention, la durée prévisible du bénéfice de l'intervention et l'autonomie du patient vis-à-vis de la décision d'intervention.17
Le problème de l'altération de la qualité de vie est réglé lorsque l'intervention se propose de soulager les symptômes responsables de cette altération (remplacement valvulaire symptomatique ou la chirurgie de la hanche par exemple). La chirurgie du sein n'entre pas dans ce cadre, puisque le bénéfice principal est un allongement de la durée de vie, et le bénéfice secondaire une réduction des complications locales ou générales de la pathologie carcinologique. En revanche, il existe fréquemment un préjudice esthétique et une gêne fonctionnelle sur le membre supérieur qui risque d'altérer la qualité de vie du patient. Cet aspect doit être envisagé avec le patient et/ou sa famille. Cependant, plusieurs auteurs insistent sur la difficulté pour une tierce personne, surtout si elle est d'un âge différent, d'évaluer la qualité de vie d'un patient.15Ceci est également vrai pour les médecins, et il a été montré que la qualité de vie prévisible du patient pouvait être utilisée par des médecins différents comme argument principal de décisions contradictoires. Ce type de difficulté donne tout son intérêt à une confrontation multidisciplinaire.
Par définition, l'espérance de vie est plus courte chez les sujets âgés. Cependant, en dehors de l'existence de pathologies graves associées, dont le pronostic à terme est assez bien connu, il est impossible d'estimer avec précision le nombre d'années restant à vivre à un patient, en fonction de son âge chronologique.18 D'autre part, en chirurgie non carcinologique, le devenir à un an des patients de plus de 90 ans opérés est très proche de celui des patients comparables, non opérés et cette différence n'existe plus à cinq ans.12La plus courte durée du bénéfice de l'intervention chez le sujet âgé par rapport à un patient plus jeune ne peut donc pas être un argument recevable pour contre-indiquer certaines interventions chirurgicales.
L'autonomie du patient vis-à-vis de la décision médicale, qui est le droit dont dispose chacun de se faire son propre jugement sur l'attitude proposée, est un élément fondamental. Ce droit est inscrit dans la loi, sous la forme du consentement éclairé aux soins. Le risque que cette autonomie soit altérée augmente avec l'âge notamment en raison de perturbations plus fréquentes des fonctions supérieures. C'est une des difficultés de la médecine gériatrique, que d'estimer quel est le degré d'autonomie du patient pour juger de son problème et des solutions qui lui sont proposées.1 Le plus souvent, le médecin, qui possède la connaissance, se substitue au patient (concept de paternalisme), mais parfois un substitut est nommé dans l'entourage du patient. Il lui est fait obligation de respecter ce qui est connu des souhaits du patient et à défaut, de choisir ce qui est le plus favorable au patient.
Il apparaît que les caractéristiques négatives généralement attribuées aux patients les plus âgés ne sont pas justifiées et que l'âge chronologique est un argument faible pour le choix du traitement. Le problème ne peut être résolu simplement, ce que traduit la conclusion de l'éditorial de Wetle pour expliquer la fréquence des traitements inadaptés chez le sujet âgé : «...we must examine our own negative stereotype of elderly patients and more directly consider how we use age of the patient in clinical decision».19
La meilleure connaissance de la physiologie du vieillissement et l'évolution des concepts dans la prise en charge anesthésique des pathologies cardiovasculaires ou respiratoires ont permis de faire progresser de manière importante l'anesthésie des patients âgés. La description des points spécifiques de prise en charge anesthésique dépasse l'objectif de cet article, et le lecteur pourra se référer à la conférence d'actualisation récente présentée au congrès de la spécialité en 1999.20 Certains points particuliers sont décrits dans le tableau 3, mais plusieurs notions nous apparaissent importantes à partager avec les autres intervenants impliqués dans le traitement de la patiente âgée.
L'évaluation des pathologies associées, leur sévérité et leur équilibre sous traitement sont des éléments clés de l'évaluation préopératoire, tant pour la gestion de l'anesthésie que pour l'estimation du risque, qui doit être expliqué à la patiente (ou à son entourage). Ceci ne peut se faire qu'au travers d'une consultation préanesthésique effectuée suffisamment à distance de l'acte, avec une transmission la plus complète possible du dossier médical.
Les techniques d'anesthésie loco-régionale, théoriquement possibles, sont clairement mal adaptées à ce type de chirurgie. De plus, le bénéfice de la loco-régionale en termes de réduction de la mortalité ou de la morbidité grave (cardiovasculaire, respiratoire ou de fonctions supérieures) n'est pas démontré. Seules des interventions mineures sous anesthésie locale pure sont justifiées.
Une prise en charge de la douleur postopératoire de bonne qualité est possible chez les patientes âgées. Les modalités d'évaluation, les objectifs et les modalités de réalisation doivent être expliqués à la patiente.
La procédure chirurgicale dans son ensemble conduit fréquemment chez les patients âgés à la survenue d'une confusion postopératoire, et parfois à une altération prolongée des fonctions supérieures dont les caractéristiques cliniques sont données dans le tableau 4.21 Les principaux facteurs responsables de cette altération ne sont pas connus, et ne semblent liés ni à la technique anesthésique, lorsqu'elle est réalisée selon les standards de qualité, ni aux épisodes d'hypotension ou d'hypoxémie périopératoires.22
Une surveillance soutenue, pendant 24 ou 48 heures en salle de réveil ou en unité de soins intensifs est justifiée par l'existence de certaines pathologies, notamment coronariennes. Elle n'est pas contre-indiquée par l'âge avancé des patientes. Ceci doit être programmé, et le patient et sa famille doivent en être informés au moment de la consultation.
Un âge chronologique élevé est un facteur indépendant de surmortalité et de surmorbidité périopératoire pour toutes les chirurgies. Cependant, il n'apparaît pas en soi être le facteur le plus important, comparé notamment à l'association à d'autres pathologies, notamment cardiaques ou respiratoires. L'âge chronologique, qui n'apparaît pas être, en tant que tel, un élément prédictif utile du devenir d'un patient opéré, ne devrait donc pas être utilisé pour indiquer ou contre-indiquer un acte chirurgical.