Les causes d'anémie sont multiples chez le patient cancéreux (hémorragie, hémolyse, etc.). Cependant dans la majorité des cas, aucune cause n'est identifiable et l'anémie observée est une anémie inflammatoire liée à une stimulation chronique du système immunitaire avec libération de cytokines (IL-1, TNF, IFN-g).Cette réaction inflammatoire est responsable d'une production inadéquate d'EPO, une mauvaise utilisation du fer et une survie raccourcie des érythrocytes. Dans ces cas où la production d'EPO n'est pas optimale, l'administration exogène d'EPO peut souvent corriger l'anémie.
Le tissu hématopoïétique est constamment sollicité afin de produire et renouveler les éléments cellulaires du sang. L'érythropoïèse fait partie de ce processus hématopoïétique qui produit quotidiennement plus de 1011 érythrocytes.
La différenciation et la maturation des progéniteurs érythroïdes sont très finement régulées afin de maintenir un nombre constant de globules rouges circulant dans le sang. Les principales étapes de cette différenciation sont illustrées dans la figure 1.
Le stade le plus immature de la lignée érythroïde se compose de BFU-E (burst forming unit-erythroïd). Ces progéniteurs BFU-E nécessitent au minimum 14 jours pour se différencier en colonies d'érythroblastes matures. L'étape suivante de la différenciation d'érythroïde est le développement de CFU-E (colony forming unit-erythroïd). Les CFU-E humaines nécessitent 7 jours en culture pour former des colonies de 8 à 64 érythroblastes matures. Les cellules dérivant des CFU-E sont les précurseurs, érythroïdes des érythroblastes orthochromatiques qui vont perdre leur noyau et ainsi se transformer en réticulocytes qui ne se divisent plus.
La prolifération et la différenciation des progéniteurs érythroïdes nécessitent plusieurs nutriments essentiels comme le fer, l'acide folique, la vitamine B12... ainsi que des facteurs de croissance produits par le stroma cellulaire (stem cell factor) et par les cellules corticales rénales (érythropoïétine).
L'érythropoïétine (EPO) est une glycoprotéine ; elle agit comme une hormone via un récepteur et est produite essentiellement par le rein et le foie. L'EPO est généralement produite en réponse à une hypoxie qui est directement proportionnelle au nombre d'érythrocytes circulants. Dans une situation normale, toute perte de globules rouges (saignement, hémolyse) diminue l'oxygénation des tissus. Cette hypoxie est ressentie par des molécules intracellulaires qui interagissent avec le gène de l'érythropoïétine induisant la transcription du gène et ainsi la production d'érythropoïétine dans le plasma.1,2
Chez les individus normaux, la production d'érythropoïétine dans le plasma est directement proportionnelle à la diminution du taux d'hémoglobine circulante.
Dans la moelle, l'érythropoïétine fixe des récepteurs cellulaires spécifiques sur les CFU-E et les précurseurs érythroïdes.
Elle prévient leur apoptose, stimule la prolifération et induit la différenciation vers des réticulocytes matures. In vitro, l'effet de l'érythropoïétine se manifeste 2 à 24 heures après l'exposition des cellules.
Comme il a été établi chez la souris et ensuite chez les humains, la concentration en érythropoïétine augmente de manière exponentielle lorsque l'hémoglobine diminue.
Dans certaines situations, comme chez les patients cancéreux, la production d'érythropoïétine, en réponse à un certain niveau d'anémie, n'est pas optimale et dans ces cas l'administration exogène d'érythropoïétine peut alors se révéler très utile.3,4,5
Cependant chez les patients cancéreux, la physiopathologie de cette anémie, associée au cancer, peut être bien plus complexe et les multiples autres causes sont détaillées ci-dessous.
L'anémie est une complication fréquente du cancer : elle se manifeste chez plus de 50% des patients. Cette anémie peut s'expliquer à la fois par des pertes de sang, une infiltration médullaire, une hémolyse, une insuffisance rénale et des carences alimentaires... Toutefois, chez de nombreux patients cancéreux, on ne détecte aucune de ces causes évidentes et l'on se trouve alors face à ce que l'on appelle une «anémie associée au cancer» qui est principalement due à la présence des cellules malignes elles-mêmes.6,7
Les caractéristiques hématologiques et biologiques de cette anémie sont similaires à celles observées dans les maladies inflammatoires chroniques (un taux de réticulocytes, un taux bas de fer sérique, une saturation basse de la transferrine, un taux élevé de ferritine) et récemment plusieurs investigateurs ont démontré que cette anémie résulte d'une activation du système immunitaire par les cellules tumorales avec, pour conséquence, une augmentation de production des interférons (IFN), du facteur de nécrose tumorale (TNF) et de l'interleukine 1 (IL-1).8,9,10
L'effet inhibiteur de l'IL-1 nécessite la présence de lymphocytes car il agirait indirectement par la production de TNF et d'interféron gamma. La concentration en IFN-* comme on a pu le confirmer par une augmentation des taux en néoptérine circulante reflète l'activation des macrophages. Il peut expliquer en partie l'anémie de ces patients, car l'IFN-* est connu comme agent myélosuppresseur. Le TNF, une autre cytokine myélosuppressive, peut également être augmenté mais n'est sécrété que par certains types de tumeurs malignes. Le TNF nécessite la présence d'un stroma médullaire qui induirait une production d'interféron gamma.11,12
A côté de la diminution de production des globules rouges dans les anémies inflammatoires associées au cancer, on a observé également une survie raccourcie. Les érythrocytes circulants survivent 120 jours chez les patients sains alors que dans les maladies chroniques comme chez les patients cancéreux, il a été démontré que la survie des globules rouges varie entre 60 et 90 jours. Cette courte survie est en corrélation avec le taux d'IL-1 circulant et de TNF (également connu pour induire de la dysérythropoïèse et réduire l'espérance de vie des érythrocytes).
Une mauvaise utilisation du fer a été observée dans de nombreuses hémopathies malignes : les patients avec une leucémie lymphoïde chronique, un myélome multiple, un lymphome malin ou d'autres tumeurs solides ont généralement un taux de fer bas, une saturation basse de la transferrine alors que les taux de ferritine sont normaux, voire plus élevés. Les myélodysplasies et les syndromes myéloprolifératifs ont par contre un taux normal de fer et une saturation normale de la transferrine. Lorsqu'un patient est traité avec succès par l'EPO, le taux de ferritine diminue dès le début du traitement et c'est un facteur prédictif de la réponse à l'EPO. Ainsi, l'administration exogène d'EPO peut pallier cette mauvaise utilisation du fer par les progéniteurs érythropoïétiques des patients cancéreux.
Enfin, une production inadéquate d'EPO a été observée dans l'anémie inflammatoire associée au cancer.13 Les progéniteurs érythroïdes ont une réponse normale à l'EPO, mais celle-ci est produite en quantité suboptimale pour le niveau d'anémie. On a pu d'ailleurs exprimer un rapport entre la valeur observée (O) et la valeur prédite (P) qui est presque toujours anormale chez les patients cancéreux (tableau 1). Chez les patients avec myélodysplasie, ce rapport O/P est par contre souvent élevé ce qui explique aussi une moins bonne réponse à l'érythropoïétine dans ce groupe de patients par opposition aux myélomes, lymphomes ou autres tumeurs solides (fig. 2). Des données expérimentales suggèrent également le rôle de ces cytokines inflammatoires dans la production inadéquate d'érythropoïétine (fig. 3).14,15
Les patients avec un myélome multiple peuvent également présenter une insuffisance rénale ; ce rapport (O/P) est encore abaissé et la réponse à l'érythropoïétine est d'autant plus évidente (tableau 2).
Les causes d'anémie sont multiples chez les patients cancéreux. Une meilleure compréhension des mécanismes physiopathologiques impliqués dans l'anémie et l'hypoxie tissulaire qu'elle induit, nous aide à corriger cette anémie. Une option thérapeutique est l'administration d'érythropoïétine exogène qui permet lorsque la production est inadéquate d'augmenter le taux d'hémoglobine, de diminuer les besoins transfusionnels et d'améliorer la qualité de vie.