Au moins sur un plan, le public suisse se comporte comme partout ailleurs dans le monde industriel occidental : il croit aux vertus des sciences et des technologies, soutient massivement l'investissement de l'argent public dans la recherche, se méfie des dérives ou des déviances dont peuvent se rendre responsables, au niveau des applications possibles de «la science», les scientifiques eux-mêmes. Les Suisses pensent ainsi que leur pays a besoin de «la science» et de l'innovation qui en découle, mais que la vigilance s'impose à l'égard de la façon dont l'activité de recherche et développement est encadrée.Qualité du débat publicTels sont, en substance et en bref, les résultats centraux et sans surprise de la première enquête sur le comportement des Suisses à l'égard de «la science» et de «la technique» que publie l'Observatoire EPFL Science, Politique et Société. Principalement réalisée par Fabienne Crettaz de Roten et Jean-Philippe Leresche, cette enquête comble une lacune en Suisse dans ce secteur. Plus précisément, il s'agissait de collecter des informations sur l'attitude du public suisse envers «la science», de comparer ce comportement à ceux des publics européens et américains, et d'informer les décideurs sur ce thème. Sur un plan plus large, cette enquête s'inscrit dans la mission de l'Observatoire, qui est notamment de contribuer à l'amélioration de la qualité du débat public, en Suisse, sur le rapport qui existe entre l'activité scientifique et la société (cf. encadré ci-dessous).Intitulée «Les Suisses face à la science et à la technique», cette étude vise à comprendre quel regard les Suisses portent sur la recherche scientifique, sur ses applications et sur les chercheurs. Leur intérêt, leurs niveaux d'information subjectif et objectif, leurs comportements et leurs attitudes (soutien, méfiance, etc.) vis-à-vis de «la science» et de la recherche ont été passés au peigne fin. Le but étant de saisir comment l'intérêt, le niveau de connaissance et les comportements des Suisses sous-tendent leurs attitudes.Pour obtenir leurs données, les enquêteurs ont posé au téléphone, en avril 2000, soixante questions, durant 20 à 25 minutes, à un total de 1000 personnes vivant dans les trois régions linguistiques suisses et âgées de plus de 18 ans. Ces questions sont suffisamment proches de celles qui ont été posées lors d'enquêtes similaires réalisées en Europe et aux Etats-Unis où l'on pratique depuis longtemps ce type d'études pour pouvoir comparer les résultats de cette enquête aux résultats européens et américains.En bref, Fabienne Crettaz de Roten et Jean-Philippe Leresche jugent «élevé» l'intérêt des Suisses pour «la science» et «la technique» (contrairement à certains préjugés tenaces, en particulier dans les milieux scientifiques eux-mêmes et, curieusement, à l'OCDE). Cet intérêt est au moins égal sinon plus élevé encore à celui qui est observé en Europe et aux Etats-Unis. Les Suisses s'intéresseraient ainsi plus aux découvertes scientifiques récentes, ainsi qu'aux inventions et aux nouvelles technologies, qu'à l'actualité sportive !Les auteurs de l'étude estiment également «excellent» le niveau d'information des Suisses. Par rapport à ce qu'on trouve ailleurs, ils seraient même les meilleurs de la classe. Leurs comportements corroborent ces résultats, puisque notamment 68% d'entre eux lisent les nouvelles diffusées par la presse sur ces thèmes, 56% s'informent par la télévision et 50% par la radio.De très hautes attentesLes politologues de l'Observatoire notent tout de même un décalage entre l'intérêt que les sondés disent avoir pour «la science et la technique» et la fréquence de leurs comportements à l'égard de l'information et des événements liés aux sciences et aux techniques. Cette fréquence est en effet plus faible que ce que laissent entendre ces déclarations. Pour rendre compte de ce décalage, les auteurs du rapport avancent trois explications : un désir d'apparaître compétent sur le sujet lors de l'évaluation ; l'existence d'autres sources d'information que celles énumérées par les enquêteurs lors du questionnaire ; une fonction d'information scientifique que les médias suisses assureraient mal en dépit de l'importance de la demande que l'enquête identifie.Quoi qu'il en soit, l'étude révèle que les Suisses expriment de très hautes attentes à l'égard de la recherche scientifique : 81,3% d'entre eux la soutiennent, un chiffre élevé mais moindre qu'en France, où une étude réalisée par la Sofres pour le quotidien Le Monde, parue en novembre 2000, révèle que 90% des Français estiment que la recherche scientifique est une priorité nationale ! Cela ne signifie pas pour autant que les citoyens helvétiques (tout comme les Français, bien entendu) aient l'intention de donner un blanc-seing aux institutions qui encadrent l'activité scientifique. Car ils expriment maints soucis. Par exemple, 56% des Suisses s'inquiètent des changements du mode de vie qu'induit l'innovation (inquiétude plus marquée chez les personnes les moins formées) et 77% craignent la commercialisation prématurée des applications (inquiétude plus marquée chez les personnes les plus formées).Ainsi, pour affronter les difficultés que nos sociétés rencontrent, le public suisse «croit» au rôle salvateur de la recherche scientifique. Sa volonté de soutenir la recherche dans les registres de la santé (84,5%) et de l'environnement (84,2%) atteste à quel point il attend qu'il en émerge des solutions. Pour autant, ce même public est méfiant à l'égard des applications de la recherche (sans parler de l'influence des politiques, des marchands et des militaires, sur laquelle le rapport ne dit mot). D'où ce pseudo-paradoxe que l'enquête révèle très bien : Oui à «la science» et à la recherche ; Non à certaines applications qui sont perçues comme perturbatrices, prématurées ou carrément déplacées (que l'on songe à l'énergie nucléaire et aux organismes génétiquement modifiés).Janus à deux têtesIl est ainsi caractéristique que 85,6% des sondés estiment que «les connaissances scientifiques sont bonnes par elles-mêmes» et que «seule l'utilisation que l'on en fait pose problème». Cette séparation simpliste et malheureuse inclut la façon dont le public perçoit les scientifiques eux-mêmes, puisque 62% des sondés pensent que ce «sont des gens dévoués qui travaillent pour le bien de l'humanité» tout en étant 73,3% à juger que les connaissances qu'ils détiennent leur confèrent «un pouvoir qui peut les rendre dangereux».Le public suisse répercute ainsi ce profond cliché qui consiste à séparer l'activité de recherche (et les connaissances qu'elle met au jour) des responsabilités (politiques, économiques, éthiques, etc.) liées aux applications potentielles. Janus à deux têtes, le scientifique est tantôt idéalisé, à l'image du chercheur dévoué par passion désintéressée, tantôt craint, car perçu comme pouvant chuter, sans doute en versant dans les registres de la commercialisation des innovations (et des risques qui lui sont liées) et des applications militaires. Le mythe d'une «science neutre», où seuls les usages des connaissances sont susceptibles d'être mauvais, se dégage donc des résultats de cette enquête.Finalement, malgré un intérêt apparemment élevé pour la chose scientifique, malgré une bonne connaissance des contenus scientifiques et un comportement plutôt concordant, le public suisse reste naïf à l'égard de l'activité scientifique.
Commentaire
Deux visions de l'activité scientifiqueSi certains résultats de cette enquête étaient attendus, d'autres données, en revanche, sont difficiles à croire ! Lorsque le rapport révèle que les Suisses préfèrent l'actualité scientifique à l'actualité sportive, comment opiner du bonnet sans broncher ? En France, on recense environ 2000 journalistes sportifs pour 200 journalistes scientifiques ! En Suisse romande, même si les revues scientifiques françaises destinées au grand public sont disponibles en kiosque (Sciences et vie, Sciences et Avenir, etc.) et même si l'on peut noter une récente augmentation de l'offre en actualité scientifique dans la presse quotidienne, il reste que l'actualité sportive remplit un nombre bien plus considérable de pages de journal que ne le fait l'actualité scientifique. Et il est difficile de se dire que ces différences sont sans rapport avec la demande, voire contraire à elle.Science, technique et technologieCela dit, cette enquête apporte bien des données intéressantes et soulève bien des enjeux, ô combien importants, sur lesquels Fabienne Crettaz de Roten et Jean-Philippe Leresche ne sont pas avares en analyses. Ils fournissent une pléthore de détails sur l'influence des déterminants sociaux âge, sexe, situations géographique et linguistique, origine socio-économique, etc. sur les réponses. Toutefois, leur rapport aurait sûrement gagné en richesse s'ils s'étaient penchés sur les contenus sur lesquels leur enquête porte de façon aussi poussée qu'ils le font à propos de l'influence des déterminants sociaux sur les réponses obtenues.Car jamais le rapport ne définit les termes «science», «technique» ou «technologie». On ne sait donc pas pourquoi les sous-chapitres de la partie «Résultats» font successivement référence à la science et à la technique, à la science et à la technologie, à nouveau à la science et à la technique puis, finalement, à la science seule, soudainement détachée de ses pendants technique ou technologique.En principe, les chercheurs en sciences humaines n'ont pas à dévoiler leur opinion sur leur objet d'étude. Pour autant, avant de saisir comment le public perçoit «la science», il aurait été appréciable de connaître ce que les auteurs de l'étude entendent par ce terme. Et lorsqu'ils qualifient de «complexe» la situation à laquelle les confrontent leurs résultats autrement dit, de difficiles à interpréter on peut se demander comment il aurait pu en être autrement dès lors que leur point de vue sur l'objet qui est au cur de leurs investigations l'activité scientifique n'est pas clarifié.Les auteurs de l'étude constatent ainsi avec surprise qu'en dépit de leurs réserves à l'égard des applications technologiques, les Suisses soutiennent massivement la recherche scientifique. Or, ce résultat ne devrait pas surprendre. Car en plus de créer des richesses et d'apporter des bienfaits nouveaux à la société, la recherche n'a-t-elle pas aussi pour mission de trouver des solutions aux problèmes contemporains, y compris des façons de corriger les erreurs du passé, en particulier celles que la technologie a elle-même généré ?De même, Fabienne Crettaz de Roten et Jean-Philippe Leresche écrivent : «avec un haut niveau d'intérêt et d'information sur les thèmes scientifiques, on pouvait s'attendre à une attitude globalement positive envers la science ; or, poursuivent-ils, elle s'avère plutôt contrastée». Pourtant, les études d'opinion publique en Europe battent depuis longtemps en brèche l'idée qui est au cur du modèle diffusionniste anglo-saxon du Public Understanding of Science (PUS) que la connaissance des sciences et des technologies influence l'acceptation du public. L'enquête redécouvre ainsi ce que ce type d'étude a déjà abondamment montré, à savoir que le degré de connaissance des contenus scientifiques n'affecte pas l'opinion des personnes mais tend à conforter la force de leurs convictions.Au vrai, il apparaît que tant que la séparation entre une science fondamentale intrinsèquement bonne et des applications potentiellement délétères perdurera, tant que le clivage entre une science forcément associée au progrès et au bien et une innovation qui seule serait susceptible d'être associée au mal persistera, l'attention du public et des décideurs se portera de façon quasi exclusive sur le contrôle des risques et des incertitudes liées aux applications.A l'écart de cette conception classique, une réflexion approfondie serait nécessaire sur les liens qui se tissent entre les contenus des programmes de recherche, les systèmes d'incitations qui encadrent ces programmes et les applications que les recherches ainsi induites sous-tendent. En attendant une telle réflexion, l'attitude des Suisses envers l'activité scientifique n'est donc en rien «contrastée». Elle est déterminée par une vision simpliste de l'activité scientifique. Et elle est très cohérente avec cette vision.Depuis plus de vingt ans, un courant d'anthropologie et de sociologie des sciences et des techniques met en avant l'hétérogénéité extrême des réseaux d'acteurs et des institutions qui s'articulent autour des savoirs qui émergent et diffusent à partir des laboratoires de recherche. Ce faisant, ce courant va à l'encontre de la croyance, très forte dans les milieux scientifiques, qu'une entité particulière, «la science», peut être identifiée et détachée du reste de la société.Cette croyance, qui s'enracine dans l'épistémologie d'Auguste Comte, au XIXe siècle, a connu son heure de gloire au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et durant les trois décennies qui ont suivi. Les sociétés industrielles ont alors créé en masse une nouvelle catégorie d'acteurs : des milliers de scientifiques travaillant pour le bien de l'humanité en mettant au jour des connaissances fondamentales grâce à des financements publics dans des centres de recherche spécifiquement conçus pour garantir la liberté de la recherche. La figure héroïque du scientifique s'adonnant à la recherche fondamentale ne date évidemment pas de cette époque (Galilée, Newton, Pasteur, etc.). En revanche, que des milliers de scientifiques payés sur fonds publics incarnent cette figure, voilà qui était nouveau.De façon très schématique, deux visions de l'activité scientifique se déploient au cur de nos sociétés. La première, héritée du XIXe siècle, est celle d'une science qu'il serait possible d'isoler au sein de la société. La seconde, plus contemporaine et plus proche de la réalité quotidienne, est celle d'une activité hautement hétérogène et inextricablement mêlée à l'ensemble des institutions sociales.Science citoyenneEn choisissant de reprendre à leur compte des questions largement inspirées du PUS, en se référant constamment à «la science» et en éprouvant de grandes difficultés à interpréter une situation qu'ils jugent «complexe», les auteurs de «Les Suisses face à la science et à la technique» laissent fortement penser qu'ils continuent de croire qu'il est possible d'isoler cette science.Cette réserve n'enlève de loin pas tout intérêt à cette enquête. Le rapport est riche en données factuelles, et l'on est tenté d'adhérer au vu que ses auteurs formulent en conclusion : il est temps qu'émerge en Suisse une «science citoyenne», dont les contenus et les orientations seraient au moins partiellement déterminés par les citoyens, pressés de dire leur mot sur cet enjeu si décisif pour l'avenir.Malheureusement, comme l'a révélé le festival Science & Cité qui a eu lieu du 5 au 11 mai 2001, les institutions démocratiques sont loin d'être prêtes à favoriser cette évolution. Même si la démocratisation des choix scientifiques et technologiques progresse, les élus et les responsables politiques qui ont compris l'importance d'intégrer la recherche à la démocratie délibérative se font toujours rares. Pourquoi ? Sans doute parce que «la science» n'a pas encore laissé la place aux sciences, parmi lesquelles il est plus facile de comprendre que l'on peut choisir, en fonction de ses objectifs politiques.
L'Observatoire Science, Politique et SociétéRattaché à l'Institut de recherche sur l'environnement construit (IREC) du département d'architecture de l'EPFL, l'Observatoire Science, Politique et Société a été créé en septembre 1999. Son but est de comprendre l'évolution des hautes écoles suisses et leurs relations avec les instances politiques et la société.L'Observatoire s'intéresse aux politiques publiques de la formation supérieure et de la recherche, analyse la manière dont les connaissances diffusent en Suisse et étudie l'articulation entre science et politique. Cette institution soumet des analyses sur l'enseignement supérieur et la recherche aux universitaires, aux politiques et aux acteurs économiques et sociaux. Ces thèmes nécessitent des solutions pratiques et des réflexions à long terme. L'Observatoire voudrait favoriser le débat public autour de ces questions dans une perspective interdisciplinaire, comparative et prospective.Outre «Les Suisses face à la science et à la technique», l'Observatoire a simultanément publié une étude intitulée «Le public et les hautes écoles en Suisse» avec comme auteurs Jean-Philippe Antonietti, Fabienne Crettaz de Roten et Jean-Philippe Leresche. W