Si j'en crois les médias et un certain nombre de mes collègues, l'informatique devrait être à la médecine l'équivalent de la 8e merveille du monde. Plus un rendez-vous sans agenda électronique ou sans e-mail, plus une facture ou un rapport médical sans numérisation électronique. A l'ère des transfections, les croisements de nos vieux agendas, de l'ordinateur et des banques de données ont de beaux jours devant eux.L'homo medicus qui se sert de ces machines, lui, devrait être toujours plus joyeux et libéré puisque, nous dit-on, il est ainsi servi dans l'instant par la magie des commutations électroniques et des mémoires virtuelles. Rassuré, armé de technologies et de sciences, le médecin peut optimaliser ses prises en charge, «up-dater» régulièrement ses connaissances, améliorer encore son efficience.Par salve épisodique, par paroxysme, parce que je me rends compte par intermittence combien ces machines font de plus en plus partie de nous, mais aussi que nous faisons de plus en plus partie de ces machines, j'enrage, je désespère, impuissant. Je ne sais pas bien comment l'écrire mais cette idée me dérange, et puisque je me retrouve aussi à confier à mon clavier jusqu'à mes états d'âme, je me révolte, je fulmine, je peste contre ceux qui nous promettent un avenir radieux où l'informatique se conjugue avec liberté !Reconnaissez d'abord que la panne figure en bonne place dans la liste des effets secondaires trop peu souvent rapportés par les concepteurs et les rubriques spécialisées. A qui feindrait de ne pas l'avoir vécue, rappelons la panique de l'utilisateur lorsque l'ordinateur rechigne à obtempérer, lorsque le modem ou le Palm Pilot® tombent en panne. Le manque devient angoisse car la panne est une souffrance
et la crainte de la panne un véritable cauchemar ! A y regarder de plus près, cette dernière est d'ailleurs peut-être un peu comme la maladie de nos patients : c'est elle, qui nous tenaille, donnant vie à un système qui en est singulièrement dépourvu. Comme pour certaines maladies de nos patients, c'est peut-être aussi justement cette peur de la défaillance qui nous tient encore en vie. Mais au prix de quels tourments et quels sacrifices sur l'autel de l'efficacité ! Il s'agit là sans doute d'un effet secondaire suffisamment sérieux pour être dénoncé !Dépassons maintenant les problèmes de la technique et des interfaces, enjambons les soucis relatifs à la confidentialité des données, parlons-en de cette efficacité justement. Faites pour assurer la productivité des systèmes, n'est-il pas troublant de constater que ces machines ont (parfois) davantage tendance à avachir nos cerveaux qu'à leur injecter une dose critique de doutes ou d'imagination ? Logique, puisqu'elles mémorisent pour nous, calculent plus vite que nous, rattrapent un certain nombre de nos erreurs, nous informent et éduquent déjà nos malades, pour quelles raisons tenterions-nous encore de nous opposer à une supériorité aussi évidente ? Conséquence «paradoxale», parce que ces machines dépassent régulièrement ce que nous faisons gauchement ou avec hésitations, certains n'hésitent plus à présenter nos cerveaux que comme des applications appauvries de l'ordinateur. Ceux-ci ne se rendent pas compte qu'ils s'asservissent ainsi autant qu'ils se servent de ces outils. Le prix de cette «efficacité» a-t-il réellement été bien calculé ? Je vous le dis, tout ceci n'est qu'artifices, un complot maléfique où l'on ne nous laisse aucun choix : dans le silence de l'électronique, le médecin-utilisateur doit obtempérer et subir ou mourir. Mais pourquoi prendrait-il le risque de mourir puisque une fois «formaté» il reçoit la promesse d'être bordé de toutes parts, d'être protégé puisqu'il a fait ce qu'on attendait de lui ? Belle victoire pour ceux qui doutent car ils se sentent rassurés dans ce monde où l'on trouve (presque) réponse à tout. Le passage au TarMed achèvera d'ailleurs de convaincre les derniers irréductibles ! Je reconnais qu'il faut être un peu fou ou de bien mauvaise foi pour renoncer aux formidables apports de l'informatique. Je milite néanmoins pour une attention plus soutenue face aux conséquences de l'usage intempestif de l'informatique. Je suggère d'ailleurs qu'à la fin de tout article sur le sujet et sur tous les modes d'emploi de ces objets à la mode, on insère prudemment la notice suivante : «à ne consommer qu'avec méfiance, peut nuire gravement à la santé». Tout cela, l'homo modernicus ne le réalise pas toujours ; moderne et positif, il croit pouvoir gagner à tous les coups, il ne sait pas que pour gagner il faut perdre
il ne sait pas ce qu'il perd !