Par l'hypergastrinémie chronique, qui est leur seul point commun, le syndrome de Zollinger-Ellison (SZE) est, à côté de l'atrophie gastrique fundique autoimmune de l'anémie pernicieuse (maladie de Biermer), la condition clinique favorisant le risque de développement d'anomalies de prolifération des cellules endocrines fundiques entérochromaffines-like (EC-L). Celles-ci sont surtout le fait des SZE intégrés dans le cadre d'une néoplasie endocrine multiple de type I (NEM1). Bien que leur potentiel malin soit faible, les EC-Lomes (ex-carcinoïdes fundiques) posent des problèmes thérapeutiques majeurs quand ils sont nombreux ou de grosse taille, c'est pourquoi une stratégie de dépistage régulière est nécessaire, développée dans cet article.
Les cellules «entérochromaffines-like» ou EC-L sont des cellules endocrines strictement localisées au niveau de la zone acido-sécrétrice de l'estomac (schématiquement appelée le fundus). Elles représentent la majorité des cellules argyrophiles présentes dans cette région et sont disséminées le long des tubes glandulaires, surtout dans leurs parties moyenne et profonde, intercalées entre les cellules pariétales sur lesquelles elles exercent un rôle de contrôle physiologique essentiel puisqu'elles sécrètent de l'histamine,1 voie finale commune ou voie essentielle de l'excitation des cellules pariétales. La gastrine exerce un rôle majeur sur ces cellules EC-L contrôlant ainsi à la fois leur fonction (sécrétion et libération d'histamine) mais aussi leur prolifération.2 Les cellules EC-L se renouvellent par division d'autres cellules EC-L.
Les populations endocrines fundiques (dont les cellules EC-L) peuvent être appréciées de façon qualitative par la classification de Solcia et coll.3 figurant dans le tableau 1 ou de façon quantitative par la mesure des densités cellulaires numérique ou volumique.4
Chez l'homme, deux situations cliniques s'accompagnent d'EC-Lomes :eeeeeeeee
A. L'atrophie de la muqueuse gastrique associée ou non à des anomalies hématologiques réalisant alors la maladie de Biermer.5,6
B. Le syndrome de Zollinger-Ellison (SZE ou gastrinome) associé à une néoplasie endocrine multiple de type I (NEM1).7,8
Ces deux situations cliniques ont en commun, en effet, la présence d'une hypergastrinémie chronique. Cependant, dans le cas du syndrome de Zollinger-Ellison, les EC-Lomes se développent presque exclusivement dans les formes avec NEM1 (25% des SZE) et exceptionnellement dans les cas sporadiques bien que le niveau de gastrine circulante puisse être identique. Dans les autres cas de NEM1, sans gastrinome associé, aucun cas d'EC-Lomes ne semble avoir jamais été rapporté.8
La NEM1, rappelons-le, se caractérise sur le plan génotypique par l'altération du gène suppresseur de tumeurs ménine (cf. article d'Alain Calender dans ce même numéro) et sur le plan phénotypique par le développement de proliférations endocrines allant de la simple hyperplasie aux tumeurs caractérisées, dans les glandes endocrines suivantes : parathyroïdes (près de 100% des cas), le duodéno-pancréas, l'antéhypophyse, les surrénales ainsi, donc, qu'au niveau de la muqueuse fundique (les EC-Lomes).
L'inclusion d'un SZE dans le cadre d'une NEM1 (SZE-NEM1) modifie, on le sait, de façon majeure la prise en charge thérapeutique des malades : les gastrinomes, en effet, y sont habituellement multiples, de petite taille, localisés de façon diffuse dans le duodénum (où ils prédomineraient) et le pancréas, les ganglions lymphatiques voisins, voire le foie.
La chirurgie n'y est qu'exceptionnellement curatrice ; lorsqu'elle est envisagée c'est d'abord une chirurgie du cou pour traiter l'hyperparathyroïdie primaire associée ; la chirurgie abdominale ne sera envisagée que lorsque le SZE est associé à une autre variété de tumeur endocrine engageant le pronostic vital, tel un insulinome, par exemple (13% des cas dans notre expérience) ou éventuellement pour faire la prévention de métastases hépatiques métachrones lorsque les gastrinomes sont de grosse taille (supérieure à 3 cm), de siège pancréatique, spécialement lorsqu'ils siègent à gauche des vaisseaux mésentériques supérieurs (mais cette situation est rare dans les SZE-NEM1).
A ces caractéristiques de prise en charge spécifique des SZE-NEM1, s'ajoute la nécessité d'une surveillance régulière de la muqueuse fundique.
Dans la série de Bichat et celle de l'équipe américaine du NIH, respectivement 29% et 13% des malades atteints d'un SZE-NEM1 étaient porteurs d'EC-Lomes. Dans la NEM1, la formation des tumeurs endocrines, quel qu'en soit le type, passe par l'altération des deux copies du gène de la NEM1. Un mécanisme identique a été montré dans un EC-Lomes de l'un de nos malades SZE-NEM1.9
A notre connaissance, en l'absence de NEM1, des tumeurs carcinoïdes argyrophiles fundiques n'ont été observées que chez trois malades atteints d'un SZE sporadique (fréquence dans ce groupe estimée entre moins de l et 3%) : dans les deux cas publiés, les EC-Lomes étaient uniques et microscopiques. Aucun cas de carcinoïde n'a été rapporté chez les malades atteints d'une NEM1 sans SZE. En cas de NEM1, la première copie du gène est altérée de façon constitutionnelle, l'anomalie étant transmise par l'un des parents, et la deuxième copie est altérée de façon acquise. L'acquisition de cette deuxième anomalie pourrait être favorisée par l'hyperprolifération cellulaire induite par l'hypergastrinémie. En l'absence du facteur favorisant qu'est la NEM1, l'acquisition d'anomalies sur les deux copies du gène serait nécessaire. Cela expliquerait la moindre fréquence et l'apparition plus tardive des carcinoïdes chez les malades atteints d'un SZE sans NEM1 que chez les malades atteints d'un SZE avec NEM1. Chez les malades sans carcinoïde, les aspects de dysplasie n'ont été observés qu'en cas de SZE avec NEM1, suggérant l'existence d'anomalies génétiques dès le stade de dysplasie. De plus, d'après nos observations, si la filiation hyperplasie-dysplasie n'a pas été démontrée, la filiation dysplasie-carcinoïde est très probable. Enfin, chez les malades atteints de SZE et d'une NEM1, aucun facteur autre que la NEM1 ne semble associé à l'apparition des carcinoïdes, qu'il s'agisse du sexe, de l'âge, de la durée de la maladie, du type de traitement antisécrétoire, des doses d'antisécrétoires, du niveau d'hypergastrinémie (parfois faible) ou de la densité des cellules argyrophiles en muqueuse non tumorale.10,11
Même si les EC-Lomes sont très majoritairement observés dans les SZE-NEM1, une prolifération exagérée des cellules EC-L existe aussi dans les SZE sporadiques : c'est quasi exclusivement une hyperplasie diffuse ou linéaire (voir tableau 1 pour définition). C'est pourquoi, compte tenu de l'existence, chez les SZE sporadiques, d'une corrélation statistiquement significative entre la densité des cellules EC-L et le taux de gastrinémie, la durée du traitement et l'accroissement du volume tumoral (quand il n'y a pas eu d'ablation satisfaisante du (des) gastrinome(s)), la surveillance de la muqueuse fundique même chez les SZE sporadiques est recommandée. N'oublions pas qu'à dix ans, même chez les SZE sporadiques, 34% seulement des patients sont guéris de leur(s) gastrinome(s).12
La surveillance est d'abord endoscopique : à Bichat, nous exerçons une surveillance annuelle de tous les SZE-NEM1 ; elle est le plus souvent bi-annuelle dans les SZE sporadiques, sauf en cas de niveau élevé de la gastrinémie.
Les EC-Lomes apparaissent endoscopiquement comme de petites surélévations de la muqueuse (un peu comme de petits mamelons) variant en taille de 0,5 cm à 3 à 4 cm (75% ont une taille inférieure à 1,5 cm) ; ils peuvent être solitaires mais sont le plus souvent multiples et multicentriques, pouvant dépasser la centaine de tumeurs, ce qui réalise des syndromes de Carney5 dont nous avons rapporté une observation et observé deux cas obligeant à une gastrectomie totale. Ces lésions tumorales peuvent être ulcérées en surface et infiltrer en profondeur la musculaire muqueuse et la sous-muqueuse.
En l'absence de lésions visibles, il faut systématiquement biopsier la muqueuse fundique : nous faisons quatre biopsies, une sur chaque face et une sur chaque courbure de l'estomac selon une ligne horizontale partant à 6-7 cm environ de la jonction so-gastrique (un peu au-dessus de l'angle de la petite courbure). Il convient de mentionner très précisément pour l'anatomo-pathologiste qu'il s'agit d'analyser le comportement des cellules EC-L fundiques afin que les caractérisations immuno-histochimiques appropriées (Grimelius-chromogranine A) soient entreprises : tous les intermédiaires entre dysplasie et EC-Lomes vrais (diamètre supérieur à 0,5 mm) peuvent être notés (tableau 1). Ce bilan gastrique est habituellement accompagné chez les malades non opérés ou non guéris de leur(s) gastrinome(s) d'un bilan plus complet, notamment de leur status hormonal et tumoral (Octréoscan pour commencer).
Le très petit nombre de SZE-NEM1 avec EC-Lomes rapportés (peut-être 30-35) ne permet pas de décrire de façon définitive et précise l'histoire naturelle des EC-Lomes et d'en définir le traitement.
Selon la littérature analysée par Guido Rindi et coll. en 1993,13 trois patients seulement sur 27 avaient des métastases lymphatiques et un seul, parmi eux, des métastases hépatiques, dont il est d'ailleurs décédé.
Trois éléments nous semblent devoir rester présents à l'esprit dans la décision thérapeutique :10
A. L'origine des métastases ganglionnaires et/ou hépatiques chez ces malades est difficile à préciser : le(s) gastrinome(s) ou l'EC-Lomes s'il est gros (plus de 2 à 3 cm) (rejoignant ici des valeurs prédictives carcinologiques générales) et envahit en profondeur la muqueuse gastrique. Peut-être ici l'écho-endoscopie de la muqueuse gastrique apportera-t-elle des éléments utiles ?
B. L'évolution de ces EC-Lomes est lente mais ils ont une tendance, avec le temps, à augmenter en nombre et en taille, soumis qu'ils sont, de façon continue, à la stimulation gastrinique : chez trois de nos patients non gastrectomisés, le nombre et la taille des EC-Lomes se sont accrus régulièrement pour atteindre chez l'un plus de l0014 et 3 à 4 cm respectivement. Il faut souligner aussi la difficulté de dépister les petits EC-Lomes dans ces muqueuses aux plis hypertrophiés.
C. Le pronostic de ces SZE-NEM1 est excellent : 92% de survie à dix ans dans notre plus récente analyse portant sur 77 patients avec, pour ceux sans métastase hépatique synchrone (les plus fréquents), un risque de ne pas développer de métastases ultérieurement (métachrones) de 100% à 5 ans et 95,8% à 15 ans.15
C'est précisément de ces métastases hépatiques que dépend la survie de ces malades encore que ces patients semblent, même avec des métastases hépatiques, avoir un cours de leur maladie plus indolent.16
On pourrait, semble-t-il, proposer le schéma thérapeutique suivant en fonction des conditions locales (fundiques) :
A. Exérèse endoscopique à l'anse diathermique pour tous les EC-Lomes visibles, uniques ou multiples, mais de petite taille ne s'étendant probablement pas au-delà de la sous-muqueuse à l'écho-endoscopie (situation usuelle).
B. Gastrectomie totale lorsque les EC-Lomes sont très nombreux (plus de 100 pour deux de nos cas) et de grosse taille ou s'étendent au-delà de la sous-muqueuse ou s'accompagnent de métastases ganglionnaires contemporaines du développement des EC-Lomes.
Il est évident qu'il faut poser l'indication d'un tel geste avec parcimonie en gardant présent à l'esprit :
A. Que la gastrectomie totale comporte une morbidité et une mortalité (même très réduite) pouvant être supérieures à celles des EC-Lomes eux-mêmes.
B. Qu'elle empêcherait une éventuelle duodéno-pancréatectomie ultérieure, toujours possible chez ces SZE-NEM1, soit à cause d'un insulinome associé, soit en cas de large tumeur pancréatique.
Si une décision de gastrectomie totale est prise, il faut veiller à ce que le chirurgien traite les tumeurs duodéno-pancréatiques : résection des tumeurs duodénales, énucléation des tumeurs pancréatiques, voire pancréatectomie gauche, à condition toutefois que ces gestes n'entraînent pas de mortalité et n'accroissent pas de façon prohibitive la morbidité de la gastrectomie totale.
En conclusion, le risque d'EC-Lomes est réel chez les patients porteurs d'un SZE et surtout chez ceux dont le SZE s'intègre à une NEM1. Il justifie une surveillance régulière de la muqueuse fundique de l'estomac endoscopiquement et histologiquement. La mesure du niveau de chromogranine A, marqueur, semble-t-il, plus spécifique de la masse de cellules EC-L que de la masse tumorale gastrino-sécrétante17 pourrait peut-être aider, mais les seuils à valeurs diagnostique et pronostique (passage de l'hyperplasie quel qu'en soit le type à la dysplasie et à l'EC-Lome) restent à établir.
La stratégie thérapeutique des EC-Lomes est difficile à dégager vu le faible nombre d'observations : la gastrectomie totale ne doit être réservée qu'aux EC-Lomes multiples (syndrome de Carney) ou de grande taille ou invasifs.