Résumé
Tout le monde en parle, de ce mardi noir, barbare, absurde. A chaque téléphone, chaque rencontre, nous échangeons nos sentiments. Même les relations professionnelles sont colorées par ce besoin de parler. Nos interrogations se ressemblent, rassurantes au moins en cela. Nos pistes de compréhension partent ici et là, mais sont moins superficielles que nos discours habituels. Comme si chacun était capable du meilleur de lui-même, amélioré par ce sentiment de vivre un moment crucial de l'Histoire. Il y a aussi notre besoin de débriefing. Car nous sommes des «victimes secondaires». A cause de la télévision ? Peut-être. Mais pas seulement. Confusément, nous sentons que, pour ce siècle, la terreur des tours jumelles de Manhattan sera notre compagne. D'une insouciance qui nous manque déjà, nous comprenons qu'il nous faut faire le deuil. Alors, pour nous rassurer, nous parlons de ces choses si taboues, d'ordinaire : nos convictions, la foi, la vision du monde, ce qui compte ou non, l'avenir, l'angoisse du futur.Et puis, à la fin, cette question : que va faire Bush ? Il parle d'un «Combat monumental du Bien contre le Mal». Certes, ce qui vient de se passer est le mal. Mais le mal s'observe aussi ailleurs. Et où se trouve le bien ? Entre nos mains seulement ? L'Occident n'a-t-il rien à se reprocher ?...Les Etats-Unis fomentent leur riposte. Difficile de ne pas les comprendre. Mais nous savons bien c'est l'une de nos seules certitudes qu'il n'y a pas de solution militaire à des problèmes humains. Que la technique ne peut rien contre les attentats suicides. Que la meilleure défense contre le terrorisme n'est pas la guerre ou le sécuritarisme mais la justice, la civilisation, l'espoir partagé....Une nouvelle époque s'est ouverte le 11 septembre, sans doute. Mais en quoi est-elle nouvelle ? Rien dans le comportement humain des terroristes impliqués n'est sans précédent. La volonté barbare, le non-humain revêtu des habits de la cause sacrée, le sacrifice exalté de quelques individus pris dans une vision complètement hermétique du monde, tout cela s'observe depuis que des témoignages historiques sont disponibles. Ce qui change, en revanche, ce sont les pouvoirs mis entre les mains de chaque homme ou groupe d'hommes. C'est la fragilité accrue de l'ensemble du système de civilisation. Dans ces domaines, un saut qualitatif a eu lieu. A ce niveau, celui du pouvoir de destruction, nous sommes entrés dans un monde nouveau. Il n'est pas si loin, on le sent bien, le moment où chaque homme, chaque «liberté» individuelle aura le pouvoir de tout détruire. L'humanité pourra-t-elle survivre à ce progrès ? N'est-ce pas là, exactement là, à ce moment précis, que, si des civilisations extraterrestres ont une fois existé, elles ont disparu ? D'où cette interrogation fondamentale : cette évolution tragique, au sens le plus fort du terme, est-elle évitable ? La violence et l'agressivité sont-elles, en chacun de nous, des reliquats profondément enfouis (inaccessibles ?) de l'évolution biologique et des mécanismes de complexification de la matière ?...Nous nous persuadons que nous vivons dans une culture clean, où la violence se résume à quelques débordements pour lesquels, d'ailleurs, les politiciens prêchent de plus en plus une tolérance zéro. On entend : «il faut éradiquer le terrorisme». Bien sûr. Mais comment faire ? La tendance à l'agression est de partout et pour tous. En fait, notre époque se montre terriblement pudique à propos de la violence, bien davantage que d'autres ont pu l'être à propos de la sexualité. Comme le dit très bien Jean Bergeret, seuls quelques individus nous apparaissent saisis par une violence foncière, individus que l'on s'empresse de déclarer «dénaturés». Notre erreur consiste à les croire différents de nous. Tous, en réalité, nous sommes sujets d'une violence naturelle, primitive. Mais elle ne se manifeste de façon insupportable, dénaturée, justement, que lorsqu'elle «ne parvient plus à trouver des voies spontanées d'intégration dans le cadre d'une économie affective apparaissant comme naturelle au niveau des sociocultures»....Quantité de stratèges et d'intellectuels s'agitent, ces jours, à propos de l'idéologie qui sous-tend le terrorisme, du rationalisme qui peut motiver ses commanditaires. Facile, il s'agit d'un monde isolable, «extérieur» à la civilisation. Le comprendre, se dit-on, nous en protégera. Des solutions se feront jour. Seulement voilà : les choses ne sont pas si simples. Nous ne comprendrons rien au terrorisme sans nous intéresser aux vieux rouages de la psyché humaine, toujours en place, et qui noyautent obscurément chacun d'entre nous.Le XXe siècle a vécu l'extraordinaire découverte de l'inconscient et que cet inconscient est le moteur caché d'une grande partie de nos actes. Le XXIe siècle ne peut plus éviter de se pencher sérieusement sur la façon dont la conscience collective pourrait maîtriser le pire de l'inconscient. Comment civiliser cette auto-agression perpétuelle qui fait que, comme le disait cyniquement Hobbes, «l'homme est un loup pour l'homme» ? Comment terminer cette guerre des hommes contre eux-mêmes, alors que toute la logique consciente du monde montre que l'intérêt de tous se trouve dans la coopération et la paix ? Non seulement l'intérêt, d'ailleurs, mais la survie.La violence, l'instinct de mort que Freud appelait Thanatos (l'une des deux «puissances célestes», écrivait-il) ne concernent plus les seuls psychiatres et leurs cabinets feutrés. L'enjeu de leur maîtrise, on le sent tous avec un certain effroi, c'est la survie de la civilisation humaine d'abord, puis, très vite, de façon probablement indissociable, de l'humanité....En conclusion de «Malaise dans la civilisation», le livre-testament écrit par Freud, cette interrogation qui résonne au cur du moment présent : «La question du sort de l'espèce humaine me semble se poser ainsi : le progrès de la civilisation saura-t-il, et dans quelle mesure, dominer les perturbations apportées à la vie en commun par les pulsions humaines d'agression et d'autodestruction ? Les hommes d'aujourd'hui ont poussé si loin la maîtrise des forces de la nature qu'avec leur aide il leur est devenu facile de s'exterminer mutuellement jusqu'au dernier. Ils le savent bien, et c'est ce qui explique une bonne part de leur agitation présente, de leur malheur et de leur angoisse.»