Trois termes relativement nouveaux, même si les réalités qu'ils désignent sont de tous les temps : encore faut-il s'entendre sur leur signification, et surtout essayer de comprendre leurs liens. L'hypothèse de travail est que la résilience dont font preuve certains enfants maltraités est susceptible d'éviter la répétition transgénérationnelle de la maltraitance : hypothèse séduisante, mais difficile à démontrer ! Tout en nécessitant des recherches longues et délicates, cette piste prometteuse nous convie à porter un autre regard sur les enfants et les familles confiés à nos soins et à modifier nos pratiques en capitalisant davantage sur leurs ressources.
Trois mots nouveaux, même s'ils désignent des réalités de tous les temps ; trois mots à la mode, bien que tous ceux qui les emploient ne s'accordent pas sur leur sens. Mais peut-être une ouverture si l'on veut bien observer, suivre, réfléchir, donner force et contenu à ces mots et étudier les faits qu'ils recouvrent, les liens qui les unissent.
La maltraitance a fait récemment son entrée dans le dictionnaire : c'est «le fait de maltraiter quelqu'un dans la famille, la société».1 La résilience, quant à elle, désignait initialement la capacité de résistance des matériaux au choc et le mot, longtemps réservé à la physique, n'est que depuis peu utilisé en sciences humaines, avec d'ailleurs une signification plus large : «la capacité d'une personne ou d'un groupe à se développer bien, à continuer à se projeter dans l'avenir, en présence d'événements déstabilisants, de conditions de vie difficiles, de traumatismes sévères et/ou répétés».2 Mais alors que malfaisance et malveillance ont leur antonyme positif, ce n'est pas le cas pour maltraitance : bientraitance n'est pas cité dans les dictionnaires français et on ne lui connaît pas d'équivalent en anglais, alors que maltreatment est admis. «Quand des termes font défaut dans un secteur précis de recherche, on peut supposer que les pratiques sociales correspondantes non encore dénommées restent peu ou mal analysées...» :3c'est probablement le cas pour la bientraitance !
Même si maltraitance est définitivement entré dans les jargons professionnels et administratifs, connaît-on bien ce dont on parle ? Beaucoup de professionnels ont tendance à le croire. Mais cette connaissance est souvent anecdotique, parcellaire, biaisée par des a priori idéologiques, des jugements hâtifs, sans nuances. D'autre part, la maltraitance est désormais bien connue sous certaines de ses formes : sévices physiques, négligences graves ; mais les violences psychologiques, les abus sexuels recèlent encore bien des mystères. Des modalités nouvelles viennent ajouter à la complexité : c'est le cas, par exemple, des allégations d'abus sexuels :4 la maltraitance est évolutive ! Elle est bien connue quand elle s'exerce en famille, mais les mauvais traitements institutionnels, administratifs, sociaux restent largement ignorés. Elle est bien connue par les cas émergents : mais ceux-ci ne sont que la pointe d'un énorme iceberg.
Est-elle mieux prise en charge ? Oui, si l'on compare à la situation qui prévalait il y a dix ou vingt ans. Les professionnels sont plus conscients, mieux formés ; l'arsenal législatif, réglementaire leur offre une gamme de mesures graduées ; l'interdisciplinarité fonctionne, mais pas partout. Cependant, les services sociaux, éducatifs, judiciaires sont débordés, la durée moyenne de traitement des dossiers s'allonge. L'enfant maltraité peut-il attendre ?
L'évaluation laisse grandement à désirer. Quel est le devenir des enfants maltraités ? Que dire de la répétition, vis-à-vis du même enfant, d'un autre enfant de la fratrie ou au niveau de l'institution ? C'est une question cruciale, où résilience et bientraitance peuvent être impliquées. On y reviendra.
Qu'en est-il de la résilience ? Certes, nous connaissons tous, à titre personnel ou professionnel, des enfants, des personnes, des groupes minorités ethniques par exemple qui, soumis à des traumatismes extrêmes ou à des souffrances ordinaires, assument, réagissent et parviennent à se bâtir une vie qui en vaut la peine. Parfois même, ils reconnaissent que leur malheur a été source de progrès dans leur existence. Les médecins pédiatres en particulier observent souvent de telles réactions. Cette double démarche : résister et se construire, définit justement la résilience. Mais l'observation qu'elle soit clinique ou littéraire (romans et nouvelles utilisent largement ce paradigme, de même que beaucoup d'autobiographies) n'a pas encore trouvé de solides références scientifiques, et certains auteurs parlent d'effet de mode, voire d'habits neufs pour de l'ancien. «La résilience, mythe ou réalité ?».5 Réalité sans doute, mais qui est loin d'avoir livré tous les éléments du processus en cause et leur enchaînement.
Bientraitance : ce néologisme, tout comme le concept dont il s'inspire, n'est ni facile à cerner, ni dépourvu d'ambiguïté. Alors, pourquoi en parler ? Paul Durning répond qu'une telle démarche «contribue à éviter une polarisation sur les seuls mauvais traitements en ouvrant le champ à l'étude des conditions d'une éducation familiale réussie». Mais il serait simpliste, dit-il, de considérer que «ce qui ne serait pas bientraitance serait maltraitance». Outre le fait que maltraiter un enfant est «fortement marqué par sa référence juridique», on ne saurait «fonder une problématique de recherche sur l'opposition morale fondamentale entre le bien et le mal».6 Reste à donner au mot et au concept une traduction concrète. La meilleure, à notre avis, est cette phrase d'un travailleur social de terrain, lors d'une séance de formation sur la maltraitance : «Lorsque je rédige un signalement à propos d'un enfant maltraité dans sa famille, je m'astreins à passer autant de temps, à prendre autant de place pour décrire ce qui ne va pas, et qui nécessite et justifie le signalement, que pour lister ce qui paraît, au moins potentiellement, positif et sur quoi on va pouvoir s'appuyer pour tenter d'améliorer la situation».Voilà, à partir d'une situation de mauvais traitements avérés, une analyse pertinente, ni naïve : les faits ne sont ni occultés ni minimisés ; ni négative : les ressources, même latentes, des protagonistes, sont évoquées et convoquées. Et, dans le même temps, voilà une démarche éthique remarquable dans sa simplicité.
Un problème majeur, en matière de maltraitance, est bien celui de sa répétition génération après génération. On a longtemps vécu avec ce dogme : «enfants battus, parents battants», enfermant les enfants maltraités dans la fatalité de la répétition du comportement de leurs parents. Comment, disait-on, pourraient-ils donner de l'amour, eux qui n'en ont pas reçu ? En fait, les choses sont plus complexes.
Le suivi longitudinal, à vingt-quatre ans de distance, de dix-huit jeunes provenant d'un groupe initial de cinquante-quatre enfants maltraités a permis à C. Mignot et coll.7 de montrer que, dans ce lot, certes biaisé pour avoir accepté de répondre, seules deux filles ont un enfant. Les auteurs en concluent que ces jeunes adultes «n'ont pas besoin d'un enfant pour se réparer et même qu'ils redoutent que cela ne représente un obstacle supplémentaire, voire un risque de répétition». A ce biais de recrutement s'ajoute un biais de visibilité : les anciens enfants maltraités devenus des parents suffisamment bons sont inconnus des services sociaux, médicaux, juridiques. En d'autres termes, les enquêtes rétrospectives ignorent celles et ceux qui évoluent bien. Seules les recherches prospectives peuvent éclairer cette difficile question ; mais on en sait les difficultés. Une des rares qui soit disponible, citée par Lecomte,8 chiffre à 18% le risque de répétition, alors que l'incidence de la part des parents non maltraités dans leur enfance s'établit à 0,4% : «le temps est [donc] venu de mettre de côté le mythe intergénérationnel».9 Cependant, le risque relatif, 45 fois plus élevé dans le cas des anciens enfants maltraités accédant à la parentalité, montre bien la nécessité, pour eux, d'un accompagnement, d'un soutien renforcé à cette période cruciale.
Mais pourquoi ces évolutions positives qui font d'anciens enfants maltraités des parents bientraitants ? La résilience y joue-t-elle un rôle ?
Maltraitance et résilience ont, fort probablement, partie liée. Mais comment ? Dans une récente revue de la littérature, Magali Dufour et coll.10 ont examiné les facteurs de résilience chez les victimes d'abus sexuels dans l'enfance. Il en ressort que la révélation, la recherche de soutien de proximité, le fait de donner sens à ce qui s'est passé constituent des facteurs de résilience. Plus largement, le soutien social joue également un rôle positif. Par contre, le déni, l'évitement, le refoulement sont nuisibles à terme, même s'ils semblent une stratégie de résistance dans l'immédiat. Mais les auteurs mentionnent les biais méthodologiques qui disqualifient la plupart des études : celles qui fournissent des résultats valides se comptent, disent-elles, sur les doigts d'une main ! Cependant, selon différentes enquêtes, «20 à 44% des victimes d'abus sexuels ne présentent pas d'effets délétères». Savoir pourquoi, mieux connaître les processus en cause dans ces réactions résilientes pourrait permettre d'affiner nos pratiques en pareils cas : il y a là un difficile, mais incontournable chantier de recherche.
L'aptitude à parler d'un passé douloureux en prenant suffisamment de distance est fréquemment observée chez les enfants résilients. Par exemple, Herrenkohl et coll.11 ont revu des enfants maltraités, initialement âgés de dix-huit mois à six ans, avec un recul de six, puis de seize ans. Ils notent quelques éléments particulièrement importants : le fait de réagir positivement aux influences de la famille élargie et des proches, tout comme la décision d'être différents de leurs parents. Ils citent le cas de trois surs pour lesquelles les facteurs essentiels de résilience étaient l'acceptation de la capacité limitée de leurs parents d'aimer et d'exprimer des émotions, ainsi que leur volonté d'agir différemment d'eux quand elles seraient adultes. Cette forme de réalisme des enfants résilients est constatée dans différents contextes difficiles et cette capacité d'analyse se retrouve à l'âge adulte. Les travaux menés par Main et coll.12 sont à cet égard particulièrement éclairants. Ils montrent, grâce à l'utilisation d'une méthode intitulée «entretien d'attachement adulte», l'importance des représentations que l'adulte se fait de ses expériences enfantines d'attachement. Les mères dont les enfants manifestent un comportement d'attachement sûr (secure)envers elles accordent de la valeur aux relations intimes et peuvent parler de façon cohérente de leur passé difficile qu'elles ne renient pas, mais dont elles veulent qu'il n'entraîne pas de conséquences nocives pour leurs enfants.
L'insistance actuelle sur la résilience et la bientraitance ne doit rien au hasard. Elle s'inscrit dans un double courant de recherche et de pratique qui se sont mutuellement enrichies et potentialisées. La découverte des compétences précoces du bébé et de l'importance des interactions mère-enfant, parents-enfant a, de ce point de vue, joué un rôle essentiel, bien relayée qu'elle a été par une vulgarisation médiatique de qualité. La réhabilitation, au sens fort du terme, des familles du quart-monde, la mise en évidence de leur savoir, de leur recherche de reconnaissance sociale, de dignité y ont aussi contribué. Et l'accent mis aujourd'hui sur l'accompagnement de la parentalité va dans le même sens.
Il en est résulté, pour les professionnels, mais aussi pour les pouvoirs publics responsables des politiques de l'enfance, une triple inflexion qui, si elle n'est pas toujours traduite dans les pratiques, semble du moins largement admise. C'est d'abord l'importance, désormais reconnue, de la prévention précoce des difficultés et des problèmes auxquels sont confrontés tant de parents dans leur tâche d'éducation, rendue plus difficile de nos jours par l'instabilité familiale ambiante, par les messages ambivalents que véhiculent les moyens modernes de communication, par la précarité qui touche tant de foyers. C'est ensuite l'accent mis sur les capacités, les compétences individuelles, familiales, communautaires, associatives : autant de ressources, au moins potentielles, longtemps inexploitées, et que les professionnels essayent aujourd'hui de faire émerger, s'appuyant sur elles pour accompagner dans la durée enfants et familles en difficultés, en souffrance. C'est enfin la prise de conscience que les problématiques sociales la maltraitance entre autres sont complexes et d'origine plurifactorielle : en conséquence, seules des interventions plurisectorielles peuvent y répondre.
Il reste toutefois à inscrire ces progrès des idées dans la pratique quotidienne, à compléter la prévention des mauvais traitements envers les enfants par la promotion de la bientraitance à l'égard des enfants, des familles... et des professionnels, tout en précisant les liens entre bientraitance et résilience. Bien que différentes, ces deux notions procèdent du même esprit et partagent des points communs. Si la bientraitance se situe davantage du côté collectif et apparaît comme un style de comportement bienveillant, empathique, basé à la fois sur une déontologie professionnelle et sur une éthique personnelle, la résilience est plus au niveau de l'accompagnement du sujet affecté par un traumatisme plus ou moins grave, par une souffrance ou un malheur plus ou moins sérieux. La personne ainsi aidée dans un esprit de partenariat peut parvenir à surmonter l'épreuve et à se projeter dans une dynamique de développement.
Au total, les relations entre ces deux concepts semblent claires : une attitude bientraitante envers un enfant, un adolescent, un adulte, une famille en graves difficultés constitue un facteur de protection, et le professionnel qui agit ainsi est un promoteur, un tuteur de résilience. La bientraitance, regard positif, confiant mais pas naïf porté sur celui qui souffre, aide à reconnaître sa dignité d'être humain, à recréer ou tout au moins à augmenter son estime de soi, élément essentiel de la résilience. Et l'enfant maltraité ainsi rendu résilient peut, à son tour, devenir un adulte bientraitant, en particulier envers ses propres enfants, brisant le cercle vicieux de la répétition transgénérationnelle. Si cette dernière n'est pas une fatalité loin s'en faut c'est en partie parce que bientraitance et résilience sont passées par là... De telles réalités sont là pour nous montrer le chemin de bonnes pratiques, bientraitantes, génératrices de résilience, de progrès.