Chez le petit enfant, l'invagination est une cause classique de douleurs abdominales. Elle représente l'étiologie la plus fréquente d'obstruction intestinale de l'enfant de moins de cinq ans. Cette pathologie, considérée à tort comme facile à diagnostiquer, se manifeste classiquement par la triade douleurs abdominales, vomissements et selles muco-sanglantes non diarrhéiques. Toutefois, une part importante des patients présente un tableau clinique incomplet, voire atypique. Le seul signe de présentation peut être une apathie, parfois sévère, isolée ou associée à des phases d'irritabilité, une léthargie, voire un coma. C'est en y pensant qu'un traitement précoce préviendra un état de choc ou une ischémie intestinale prolongée nécessitant une éventuelle résection. L'invagination doit donc être incluse dans le diagnostic différentiel de tout petit enfant se présentant aux urgences avec une léthargie ou un coma, et ceci même en l'absence de plaintes abdominales. Ces éléments sont détaillés à partir d'une présentation clinique.
Lorsqu'un enfant se présente avec des douleurs abdominales en coliques associées à des épisodes de vomissements après avoir émis des selles «gelée de groseille» (fig. 1), il est facile de poser le diagnostic d'invagination. Toutefois, seuls 20% des invaginations vont se manifester par cette triade classique ; le plus souvent, seule une partie des symptômes est présente, ou, plus difficile encore, le mode de présentation est totalement atypique. Il n'est en effet pas inhabituel que les premiers signes d'une invagination soient une apathie, pouvant alterner avec des phases d'irritabilité, voire une obnubilation ou un coma, sans aucun signe ou symptôme digestif.
Le but de cet article est de passer en revue quelques aspects épidémiologiques et cliniques, les méthodes diagnostiques et les traitements de l'invagination après avoir présenté le cas d'un enfant s'étant présenté aux urgences avec un tableau d'apathie.
Un enfant de quatre mois et demi est amené par ses parents dans notre Centre d'urgence en raison de pleurs inhabituels et d'un épisode de pâleur subite suivi d'un état d'apathie. Il s'agit d'un nourrisson né à terme avec une bonne adaptation néonatale, qui avait déjà consulté à trois mois de vie pour des pleurs inhabituels et prolongés ayant cessé spontanément après quatre heures, sans qu'aucun diagnostic précis ne soit posé.
La consultation du jour est motivée par des pleurs incoercibles durant la nuit, suivis le matin d'un accès brusque de pâleur persistante, sans vomissements. L'enfant est alimenté au lait maternel et vacciné selon le schéma recommandé. Les parents avaient déjà consulté trois jours auparavant pour un état fébrile, une inappétence et une légère irritabilité mis sur le compte d'une virose d'évolution favorable sans traitement particulier.
Aux urgences, l'enfant est très apathique, peu réactif, afébrile et gémit par intermittence ; une pâleur importante est notée, le temps de recoloration est de deux à trois secondes. Il est tachycarde (160/min), légèrement tachypnéique (40/min), avec une TA normale et une saturation transcutanée à 95% sous air. L'abdomen est souple, les bruits conservés de tonalité normale. A l'examen neurologique, le personnel soignant est frappé par la présence d'un myosis, les pupilles réagissant toutefois à la lumière. Le reste de l'examen clinique est normal.
L'enfant est hospitalisé avec un diagnostic différentiel mentionnant un état septique, une encéphalite, une maladie métabolique ou une intoxication. Après mise en place d'une voie veineuse et un bilan sanguin, l'enfant reçoit 20 ml/kg de NaCl 0,9% suivis d'une perfusion d'entretien. Tous les examens pratiqués (formule sanguine, CRP, gazométrie, glycémie en particulier) sont normaux. Trois heures plus tard, l'état clinique est stable ; l'enfant est toujours apathique, mais il réagit à la palpation abdominale, en particulier dans l'hypochondre droit. Une radiographie de l'abdomen montre une aérogrêlie avec deux anses intestinales dilatées (fig. 2), reflet possible d'un iléus proximal. Des selles sont présentes dans les côlons transverse et descendant et aucun signe de pneumopéritoine n'est visible. Une invagination intestinale est alors fortement suspectée ; on pratique un ultrason abdominal (fig. 3) qui confirme ce diagnostic. Une réduction par lavement (fig. 4) échoue après 45 minutes d'essai dans de bonnes conditions, et l'enfant est opéré pour une réduction manuelle d'une invagination iléo-cæcale. Le status opératoire montre un épaississement iléal terminal sans autre anomalie intestinale. Les suites opératoires sont simples, l'enfant recouvrant immédiatement un état neurologique normal. Il rentre à domicile au cinquième jour postopératoire après reprise d'un transit normal.
L'invagination est classiquement une pathologie du nourrisson dès l'âge de trois mois et du petit enfant jusqu'à trois ans, bien qu'elle puisse parfois être vue également chez l'enfant plus âgé ou même chez l'adulte. Une prédominance masculine est connue, avec un ratio de 4 : 1, quel que soit l'âge du patient. Deux pics saisonniers de fréquence sont classiquement décrits et peuvent être expliqués par la relation existant entre l'établissement d'une gastro-entérite et le risque d'invagination :1 le premier en hiver lorsque l'endémie de rotavirus est la plus élevée ou lors des épidémies, le deuxième en été, où la prévalence des entérovirus est forte. La très grande majorité des cas d'invagination, soit plus de 90%, sont idiopathiques et aucun facteur favorisant n'est retrouvé, bien que souvent une association à un péristaltisme augmenté et à une hyperplasie des plaques de Peyer dans le cadre d'une gastro-entérite virale ou d'une infection à adénovirus ait été suggérée. Dix pour cent des cas sont liés à une atteinte digestive locale qui favorise le repli d'une anse intestinale dans le segment intestinal qui lui est distal ; il s'agit alors et de manière non exhaustive d'un diverticule de Meckel, d'un polype, de lésions d'un purpura de Henoch-Schönlein, d'une duplication intestinale, d'une lésion tumorale ou encore d'un status adhérentiel après une intervention de chirurgie abdominale.1 Chez l'enfant, l'invagination, qu'elle soit idiopathique ou liée à une atteinte digestive pré-existante, est très importante à connaître, car elle représente (contrairement à l'adulte) la cause principale d'obstruction intestinale.
Classiquement, l'invagination se manifeste par une triade de symptômes2 associant des douleurs abdominales d'apparition brutale («dans un ciel bleu») et sous forme de coliques, des épisodes de vomissements et des selles muco-sanglantes («gelée de groseille») mais non diarrhéiques. Parfois, la souffrance intestinale est assez sévère pour que le patient se présente d'emblée en iléus, voire en choc septique. L'abdomen est ballonné, tendu et sensible, et un tympanisme est mis en évidence. Un renflement intestinal plus ferme que les anses intestinales normales correspondant à l'invaginat est parfois palpé (signe tardif, comme les selles muco-sanglantes). La rectorragie est un signe de grande valeur diagnostique et lorsqu'elle n'est pas extériorisée, il faut la rechercher au toucher rectal. Outre les symptômes et signes digestifs, l'enfant présente des pleurs cycliques durant lesquels il est inconsolable. Entre les crises, l'état général est conservé, l'enfant restant souvent légèrement hypotonique, rose, mais refusant le biberon.
Toutefois, la majorité des patients souffrant d'une invagination ne présentent qu'un tableau clinique incomplet, voire atypique ; le seul signe de présentation peut être une atteinte du status neurologique, isolée ou associée aux signes digestifs classiques. L'atteinte neurologique peut les précéder ou les suivre.3,4Un nombre important de patients présentent une irritabilité qui alterne avec des phases d'apathie et de léthargie plus ou moins sévères. Une altération de l'état de conscience peut s'installer rapidement, pouvant aller jusqu'à l'obnubilation, voire le coma. Parallèlement, un myosis, parfois extrême, peut être observé ; ce signe, qui s'explique par une libération massive d'endorphines en réponse à la douleur abdominale intense, doit faire suspecter une invagination lorsqu'il est présent. Le tonus musculaire peut lui aussi être légèrement altéré dans le sens d'une hypotonie, de même que les réflexes ostéo-tendineux. Par contre, des signes de méningisme ou de latéralisation n'ont jamais été décrits, ce qui permet d'orienter le diagnostic vers une étiologie non cérébrale. L'apathie ou le coma comme mode de présentation d'une invagination est avant tout retrouvé chez le petit enfant. Il est important à connaître pour que le traitement soit assez rapide et permette une réduction non chirurgicale, évitant ainsi une souffrance intestinale ou un état de choc.
Lorsque l'anamnèse et l'examen clinique évoquent une invagination chez un patient et que celui-ci est hémodynamiquement stable, ce sont les examens radiologiques qui vont confirmer le diagnostic. Aucun examen sanguin n'est spécifique ; leur pratique et l'attente des résultats ne doivent pas retarder la démarche clinique. Lorsque la présentation est atypique et/ou que le patient est en état de choc ou en coma, les diagnostics différentiels doivent évidemment être évoqués et les examens nécessaires pratiqués.
Elle ne permet pas à elle seule de poser le diagnostic d'invagination, mais elle reste la première étape diagnostique ; l'absence de pneumatisation et de matières fécales au niveau du bas-fond cæcal (fig. 2) et du côlon ou la présence d'une masse tissulaire sont des signes suggestifs,6mais leur valeur prédictive positive est trop faible pour permettre à eux seuls de poser le diagnostic ou de l'exclure lors de suspicion clinique ; elle permet par contre d'exclure un pneumopéritoine, reflet d'une perforation intestinale, qui poserait l'indication à une prise en charge chirurgicale immédiate.
L'ultrasonographie abdominale permet, lorsqu'elle est pratiquée par un radiologue expérimenté et avec un bon appareillage, de visualiser directement l'invagination, ce qui lui confère un rôle diagnostique primordial, avec selon certaines études une valeur prédictive positive de 100% et négative de presque 85%.7,8Si elle ne peut toutefois pas exclure totalement une invagination, elle a par contre l'avantage de pouvoir révéler d'autres pathologies (éventuellement concomitantes : adénopathie, masse). Le signe cardinal d'une invagination à l'ultrason est une image en cocarde (fig. 3) qui doit toujours être recherchée, de même que certains signes de gravité qui diffèrent de ceux mis en évidence sur les radiographies de l'abdomen sans préparation. La présence de liquide libre par exemple est le reflet d'une souffrance intestinale sévère ou de longue durée ; elle doit faire évaluer la nécessité d'une prise en charge chirurgicale immédiate et induire une surveillance hémodynamique étroite du patient.
Malgré le développement de l'ultrasonographie abdominale, le lavement reste l'examen de référence pour poser le diagnostic d'invagination (image en pince de crabe fig. 4) et plus encore pour l'exclure lors de suspicion clinique. Il devrait toujours être effectué chez l'enfant avec un produit de contraste iodé hydrosoluble non hyper-osmolaire, afin de prévenir la formation d'un troisième secteur et d'un état de choc. Certains centres effectuent également des lavements à l'air, ce qui permet de diminuer la dose d'irradiation et les coûts, mais nécessite un contrôle strict de la pression d'insufflation au moyen d'un manomètre. Cette technique est très dépendante de l'expérience du radiologue, les images diagnostiques et de réduction pouvant être plus difficiles à analyser, notamment lors de présence d'air au niveau du grêle. Les complications de ces deux techniques sont excessivement rares, mais suffisamment graves (choc vagal, perforations)10 pour que chaque examen soit effectué après pose d'une voie veineuse et sous contrôle du chirurgien dans un centre disposant d'un anesthésiste capable d'intervenir rapidement. De même, il ne devrait être effectué que lorsqu'un pneumopéritoine a été formellement exclu à la radiographie standard. Il permet alors non seulement de poser le diagnostic,8 mais également de réduire l'invagination dans la majorité des cas, ce qui évite une opération.
On doit considérer un lavement comme ayant échoué si la réduction n'a pas été complète (reflux de contraste dans l'intestin grêle) après 30-45 minutes de tentative dans de bonnes conditions (enfant calme ou sous sédatifs et éventuellement essai de relaxation de la musculature lisse par du glucagon).
L'invagination est définie par le repli d'une anse intestinale proximale dans un segment distal, repli qui concerne autant le mésentère que la paroi intestinale elle-même. Elle peut se produire au niveau du grêle ou du côlon. Un «effet garrot» s'établit entraînant un dème pariétal, responsable des difficultés de réduction s'il est prolongé, et une obstruction au retour veineux mésentérique, avec une hypertension veineuse segmentaire responsable de la rectorragie. Si l'atteinte se prolonge, une ischémie artérielle apparaît, conduisant à une nécrose intestinale, pouvant alors obliger le chirurgien à pratiquer une résection du segment nécrosé.
Une hypothèse intéressante, souvent avancée dans la littérature pour expliquer la pathogenèse de l'encéphalopathie liée à l'invagination, suggère le rôle prépondérant des endorphines comme cause de cette atteinte de l'état de conscience.8,9Tenenbein et Wiseman ont suggéré en 1987 déjà que la douleur paroxystique provoquée par l'invagination lors de son installation provoque une libération massive d'endorphines. Celles-ci induiraient secondairement tout un cortège de manifestations, parmi lesquelles une dépression corticale, un myosis, une hypotonie et une hyporéflexie. La dépression corticale s'exprime cliniquement par une diminution de l'état d'éveil, voire un état comateux dans les cas les plus sévères.
Bien qu'étant classiquement une pathologie pédiatrique, l'invagination peut parfois survenir à l'âge adulte. Mais curieusement, l'encéphalopathie secondaire à une invagination n'a été décrite que chez des nourrissons ou des enfants en bas âge, et aucune atteinte de l'état d'éveil n'est relevée chez les patients plus âgés. Ceci a conduit certains auteurs à suggérer que la pathogenèse de l'altération de l'état d'éveil lors d'une invagination est dépendante soit d'une immaturité de la barrière intestinale ou cérébrale, soit d'une sécrétion d'endorphines ou de neurotoxines intestinales plus importante chez les sujets jeunes.3Là encore, seules des hypothèses sont actuellement émises.
L'invagination du grêle peut se réduire spontanément, mais des examens sont toujours nécessaires pour exclure une réduction incomplète et ne doivent en aucun cas être différés, afin d'éviter une nécrose toujours irréversible de l'anse intestinale intéressée (fig. 5). Le traitement le plus simple est de pratiquer un lavement au produit de contraste iodé hydrosoluble ou éventuellement à l'air (quelle que soit la méthode, il ne faut en aucun cas utiliser une sonde rectale occlusive, afin de limiter les risques de surpression, et respecter une pression conseillée de 60-100 mmHg et maximale de 120 mmHg).10 Lorsque la réduction échoue, une seconde tentative peut être faite sous sédation légère de benzodiazépines par exemple ou après une injection de glucagon. Le lavement est bien toléré chez l'ensemble des patients et seuls quelques rares cas de perforation ont été décrits, principalement lorsque l'invagination datait de plus de 48 heures. En cas de réussite, seule une courte hospitalisation est nécessaire, la plupart des récidives (4-10% des cas) intervenant durant les 24 heures après la réduction ; la plupart des études estiment qu'une observation d'une journée est suffisante. Si une cause locale est suspectée, tel un diverticule de Meckel par exemple, ou lorsque l'invagination survient à un âge inhabituel (nouveau-né, nourrisson de moins de trois mois ou enfant de plus de 3-5 ans), des investigations complémentaires doivent être pratiquées (CT-scanner, scintigraphie, etc.) et déboucher sur une thérapeutique médicale ou chirurgicale appropriée. Lorsque la réduction radiologique échoue, une intervention chirurgicale est alors effectuée en urgence, afin de pratiquer une réduction manuelle. Une intervention par laparoscopie est tout à fait possible en respectant les critères stricts de sélection (fermeture du foramen ovale, pas d'état de choc avec instabilité hémodynamique, instrumentation et expertise pédiatrique, etc.) et permet une diminution significative de la taille de la cicatrice avec les mêmes gains thérapeutiques. Rappelons enfin que lors de toute invagination, un troisième secteur peut s'établir rapidement et provoquer une hypovolémie engendrant une instabilité hémodynamique qui sera potentialisée par les tentatives de réduction.
L'invagination reste une urgence pédiatrique réelle, parfois difficile à différencier d'une gastro-entérite banale, puisque ces pathologies se manifestent toutes deux par des douleurs abdominales et des vomissements et que l'une peut précéder l'autre. Dans cette situation, l'intensité de la douleur est probablement un signe important, parlant en faveur d'une possible invagination et celle-ci doit alors être formellement exclue par les examens appropriés. Tout délai dans le diagnostic et la prise en charge représente un risque augmenté de morbidité, notamment de souffrance intestinale. Chaque praticien doit garder en mémoire qu'une invagination se présente rarement par l'ensemble des signes classiques, et qu'une apathie voire un coma isolé peut en être la seule et première manifestation.