On ne voit bien qu'avec son cur.A. de Saint-ExupéryPlusieurs arrêts récents de la Cour de cassation ont concerné le préjudice résultant de malformations constatées à la naissance, d'importance variable, méconnues lors des échographies prénatales, du moins en temps utile pour éventuellement procéder à une interruption de grossesse. La loi française prévoit la possibilité d'une interruption volontaire à la demande de la femme en début de grossesse ou, quelle qu'en soit la date, une interruption pour motif thérapeutique, notamment s'«il existe une forte probabilité que l'enfant à naître soit atteint d'une affection d'une particulière gravité reconnue comme incurable au moment du diagnostic».Je m'interrogeai sur la signification d'une «particulière gravité» lorsque je fis une rencontre mémorable. Arrivant dans un restaurant, je fus placé près d'une table où, malgré la discrétion de rigueur, je remarquais vite les parents et trois enfants dont l'un, placé en face de moi m'impressionna. Il avait un visage particulièrement mobile, l'air intelligent, parlait avec douceur et souriait agréablement. Sa grâce était accentuée par une discrète asymétrie à laquelle je ne prêtais guère, sur l'instant, attention. Ses parents et ses frère et sur partageaient son rayonnement avec un plaisir contagieux. Une belle famille vraiment ! Ils se retirèrent avant moi et conduisirent l'enfant heureux
sur son fauteuil roulant. Congénital ou accidentel, le handicap majeur de la moitié inférieure du corps était avéré mais, à ce moment, nullement contradictoire avec une joie de vivre manifeste pour l'enfant comme pour ses proches.Je n'ai bien sûr pas l'intention à travers cette anecdote marquante de faire l'éloge du handicap. Cependant un des principes forts de la médecine est de ne faire aucune discrimination entre les personnes, quels que soient leur état ou leur qualité. Il n'y a pas pour nous de vie qui ne vaille pas d'être vécue ou d'autre plus digne qu'une autre.Il y a deux ou trois décennies (en France par une circulaire ministérielle du 24 avril 1968), la médecine et la loi ont fait un progrès décisif en décidant que la mort ne serait plus définie par l'arrêt d'une pompe le cur mais par l'interruption d'une pensée le cerveau. Les handicaps dont on parle aujourd'hui sont le plus souvent mécaniques.Les affaires visées par la Cour de cassation concernaient des anomalies anatomiques en principe détectables par une échographie prénatale : spina bifida, défaut d'un membre ou d'un segment de membre. La trisomie 21 est aussi détectable, autrement, et peut faire l'objet d'une recherche systématique lorsque la grossesse survient au-delà d'un certain âge de la mère. Cependant, il est bien des anomalies de la personnalité, du comportement, de l'intelligence qui, pour le moment, échappent à toute détection ou même à toute prévision, ce que l'on peut parfois douloureusement regretter, trop tard.Une probabilité doit même être prise avec réserve. On sait que le contexte familial et génétique de celui qui allait devenir Ludwig van Beethoven était tel qu'il aurait de fortes chances aujourd'hui d'inciter à un avortement. Et que dire du diagnostic prédictif, s'il avait été possible de prévoir que cet enfant deviendrait sourd un jour ? La précaution la plus élémentaire aurait été de le détourner de la musique
L'appréciation du handicap a l'intérêt de confirmer que le médecin ne peut substituer son jugement à celui des parents, au moins de la mère. Il revient au médecin de la prévenir, en général en même temps que le père, de l'anomalie détectée, certaine ou probable, de répondre aux questions posées dans la mesure du possible, de conseiller sans doute aussi, mais pas de décider à la place de celle ou de ceux qui auront la charge éventuelle d'élever l'enfant. Il y a des parents qui préfèrent avoir un enfant trisomique 21 que de l'éviter par une interruption volontaire de grossesse. D'autres refusent la venue au monde d'un enfant qui aurait six doigts à une main.Avant la limite légale variant avec les pays, l'interruption de grossesse sera faite à la seule demande de la mère. Au-delà il faudra déterminer si une «gravité particulière» et un caractère incurable la justifient.Qu'est-ce qui fait la gravité particulière d'une affection ? Il existe une gamme continue dans l'intensité du handicap sinon dans sa nature. Il peut se manifester dès la naissance, un peu ou beaucoup plus tard. Le caractère incurable enfin joue pour une atteinte pathologique susceptible de se manifester vers 40 ou 50 ans, dans 40 ou 50 ans lorsqu'une décision doit être prise, sans savoir si elle sera alors toujours incurable.Qui est-ce qui dit qu'une vie vaut ou non d'être vécue ? Le premier intéressé, s'il vient au monde et atteint l'âge de raison ? Ses parents ou d'autres proches ? Une autorité sociale ? Et à quel moment ?Un handicap n'est pas nécessaire pour que la question soit posée. Les misères et épreuves de la vie ont fait que déjà des auteurs grecs de l'Antiquité répondaient : «Mieux eût valu ne jamais naître».1 De nos jours certains en sont assez convaincus pour se refuser à engendrer. D'autres en tirent des conclusions extrêmes pour eux-mêmes en se suicidant.Diogène soutenait que la vie n'a d'autre but que d'exploiter le mieux possible notre condition d'homme en sachant s'adapter aux circonstances au lieu de vouloir les changer. Nos sociétés contemporaines n'ont bien sûr pas à suivre la philosophie des Cyniques, mais elles ne sont pas forcées non plus de l'oublier.1 Lacarrière J. Dictionnaire amoureux de la Grèce. Paris : Plon, 2001.