Contexte : Les études épidémiologiques montrent que de nombreuses adolescentes sont concernées (18,6% des filles de 15-20 ans en Suisse) mais n'osent pas en parler. Objectifs : L'association Familles solidaires propose, depuis 1994, des groupes de soutien aux adolescent(e)s dont l'article présente le rôle et les méthodes de travail. Résultats : Les jeunes filles s'adressant à l'associations entre 14 à 22 ans ont toutes été victimes d'agression sexuelle avec contact, dans l'enfance pour la moitié d'entre elles, et par plusieurs personnes pour un quart d'entre elles. La proportion des jeunes filles en foyer ou en famille d'accueil et des jeunes filles d'origine étrangère est importante. Conclusion : Le groupe de soutien permet de rompre l'isolement que vivent les jeunes filles victimes d'agression sexuelle et de réduire les conséquence de l'abus sexuel en les accompagnant au cours de leur adolescence. Ce service participe à la prévention des revictimisations chez des jeunes déjà traumatisées.
Les victimes d'agression sexuelle ont beaucoup de difficultés à parler de ce qu'elles ont vécu, ce problème est donc longtemps resté un tabou dans nos sociétés occidentales parce qu'il concerne la sexualité, touche les enfants, concerne principalement les femmes, et révèle souvent des relations incestueuses. Les études épidémiologiques n'ont que récemment révélé l'ampleur du problème en le mesurant dans la population générale : en Suisse, environ 19% des adolescentes et 4% des adolescents déclarent avoir été victimes d'agression sexuelle avec contact physique.1-3
La collaboration entre les services de santé, les services psychiatriques et les services sociaux permet actuellement d'améliorer l'accueil, le dépistage et les soins aux victimes et à leurs familles, en tentant un travail en réseau avec les services judiciaires. La création du service de la LAVI en Suisse apporte, dans ce sens, une aide indispensable aux victimes. A côté de soins individuels et de thérapies familiales, se sont développés d'abord en Amérique du Nord puis en Europe, des groupes d'entraide, de soutien et de thérapie, en référence au travail de «Parents United» créé à l'initiative du Giaretto Institute en Californie (Etats-Unis) dans les années 80.4 L'association Familles solidaires à Lausanne, en 1993 a ainsi adapté le modèle de référence et les méthodes en fonction des compétences et des sensibilités des animateurs des groupes, ainsi que des valeurs culturelles locales, conduisant à la modélisation d'un «groupe de soutien psychosocial à visée thérapeutique». Les échanges avec d'autres groupes fonctionnant de façon similaire, en particulier au Québec, en France ou en Belgique permettent d'évaluer et de développer les méthodes de travail de ce type d'accompagnement ou de thérapie.6
L'association, pour venir en aide aux familles concernées par la problématique de l'inceste et de l'agression sexuelle, propose des groupes de soutien psycho-social animés par des professionnels (psychologues, psychothérapeutes, art-thérapeutes, médecins, assistants sociaux, etc.) : aux enfants victimes d'agression ; aux adolescent(e)s victimes d'agression ; aux parents d'enfants ou adolescent(e)s abusés ; aux conjoints d'auteurs d'agression sexuelle ; aux adolescents auteurs d'agression et aux adultes auteurs d'agression. Ces groupes ont pour but de soulager les victimes du poids de leur traumatisme, de permettre aux parents d'apporter un soutien approprié à leurs enfants, d'encadrer les familles concernées afin qu'elles puissent retrouver un fonctionnement adéquat, et enfin de prévenir les récidives.
Cet article présente le travail du groupe destiné aux adolescentes et adolescents victimes ainsi que les résultats d'une recherche évaluative menée auprès des quarante premières jeunes filles qui ont adressé une demande à Familles solidaires entre juin 1994 et juin 1997. La seconde partie de cette étude portant sur le devenir des vingt premières participantes qui ont pu être interviewées un à trois ans après leur sortie du groupe sera présentée dans une publication ultérieure.
Familles solidaires propose à toute adolescente qui demande à participer à un groupe un entretien préliminaire. Cet entretien permet d'informer la jeune fille sur le rôle de l'association et sur le fonctionnement du groupe, et d'évaluer sa demande et sa situation. On peut alors poser l'indication et fixer des objectifs de prise en charge. Toute situation d'agression sexuelle intra- ou extra-familiale, avec viol ou attouchement, ou toute autre situation abusive à connotation sexuelle est prise en considération pour des jeunes filles ou garçons entre 14 et 20 ans (les quarante premières participantes étant des filles, nous utiliserons le féminin pour désigner les participantes dans cet article). Il va sans dire que, au moment d'entrer dans le groupe, les jeunes filles ne sont plus victimes d'agression.
Les séances du groupe (quatre à huit personnes et deux animateurs) ont lieu une fois par semaine pendant 1 h 30 dans un local situé au centre ville de Lausanne, et sont groupées par cycles de dix séances pour formaliser l'accueil des nouvelles en début de cycle et les départs à chaque fin de cycle. Un financement symbolique est demandé aux participantes.
Le tableau 1 résume le déroulement d'une séance qui comprend cinq parties. Les deux premières séances d'une série sont consacrées à l'accueil et à l'énoncé des règles du groupe et de la confidentialité qui doit y régner. Des techniques non verbales, comme le collage, la peinture ou le photo-langage, sont utilisées dans le but d'une prise de contact des jeunes filles entre elles. Les six séances suivantes sont destinées au travail sur des thèmes en relation avec l'agression sexuelle. Les thèmes abordés au cours d'un cycle de dix séances sont présentés dans le tableau 2. Les deux dernières séances sont réservées à une évaluation (auto-évaluation, évaluation par le groupe et les animatrices) dans le but de fixer de nouveaux objectifs individuels ou de formaliser le départ d'une participante. Le groupe est co-animé par deux professionnels sur un mode peu directif et non interprétatif, au sein du cadre énoncé plus haut, dans le sens où les thèmes de travail sont issus des préoccupations des adolescentes au fur et à mesure des séances. Le quotidien évoqué permet d'avoir accès aux conséquences du traumatisme causé par l'agression sexuelle et de le réexaminer. L'attitude des animatrices vise surtout à proposer des pistes de travail, à maintenir le cadre et à favoriser les interactions entre les participantes.
Les animateurs rencontrent tous les jeunes qui sollicitent l'association pour participer à un groupe. A l'issu de cet entretien préliminaire, ils remplissent un formulaire standardisé, comprenant des renseignements socio-démographiques, des informations sur les agressions dont la jeune fille a été victime, l'aide qu'elle reçoit au moment de l'entretien, et sa motivation à participer à un groupe ou les raisons qui expliquent qu'elle ne soit pas entrée dans le groupe. Ces informations nous ont permis de décrire la situation des jeunes filles qui ont fait l'objet d'un entretien entre juin 1994 et juin 1997.
Entre juin 1994 et juin 1997, quarante jeunes filles ont été vues en entretien préliminaire. Quelques garçons ont contacté l'association, mais ces démarches n'ont jamais abouti à une entrevue.
Les jeunes participantes avaient entre 14 et 22 ans, comme le montre le tableau 3. La moitié des jeunes filles (21/40) vivaient avec leurs parents biologiques ou beaux-parents, et la plupart des jeunes filles étaient en cours de formation (tableau 3). Parmi les quarante jeunes filles, trente-cinq habitaient le canton de Vaud, cinq un autre canton romand, certaines venant de loin : douze habitaient à une distance de 10 à 40 kilomètres et sept habitaient à plus de 40 kilomètres du lieu de réunion.
La nationalité ne figurait pas sur les fiches initiales de premier entretien, elle n'est donc pas connue pour cinq jeunes filles. Parmi les autres, seize étaient d'origine suisse, deux étaient double-nationales (Etats-Unis et Italie), dix-sept étaient de nationalité étrangère (asiatique, Portugal, Italie, Turquie, Inde, Allemagne,
Jordanie, Chili, Israël).
Les situations d'abus intra-familial sont fréquentes (tableau 4). L'auteur de l'agression peut aussi être un proche, ami de la famille ou ami de la jeune fille. Six jeunes filles ont été victimes d'un inconnu. Le nombre de jeunes filles qui ont été abusées par plusieurs personnes à différents moments de leur existence paraît important : onze jeunes filles, parmi les quarante, ont vécu deux ou trois situations d'agression perpétrée par des auteurs différents.
La moitié des agressions (22 sur 51 agressions concernant les quarante jeunes filles vues en entretien préliminaire) ont eu lieu dans l'enfance, entre 4 et 8 ans. Onze ont eu lieu entre 9 et 12 ans et dix-huit après 12 ans. Parmi les dix jeunes filles qui ont subi plusieurs agressions, sept ont été abusées dans l'enfance puis à l'adolescence, par exemple à 6 ans, puis à 15 ans ou à 7 ans, puis à 16 ans. Concernant ces 51 situations (tableau 4), les durées d'agression les plus longues correspondaient à une agression par le père.
Les jeunes filles vues en entretien ont toutes été victimes de gestes sexuels avec contact (le plus souvent il s'agit d'attouchements ou de viols). Les attouchements pouvaient être associés à des paroles obscènes ou à des demandes de masturbation de la part de l'abuseur. Quelques jeunes filles, abusées par des inconnus ou par des amis du même âge qu'elles, ont décrit des violences physiques lors de l'agression : coups, menaces ou contraintes par la force.
Les jeunes filles ont été principalement adressées à l'association par le centre LAVI (7/40), par les institutions ou foyers (6/40) où elles résidaient, par les services sociaux (6/40), par un professionnel du milieu scolaire (6/40), par leur médecin ou psychothérapeute (4/40), ou encore par un proche parent ou ami.
Au moment de l'entretien, une jeune fille sur deux a déposé plainte pour l'agression ou pour les agressions subies (19 sur 40 jeunes filles). Parmi les vingt et une jeunes filles qui n'ont pas déposé plainte, seules deux n'en ont parlé à personne et s'ouvrent pour la première fois en contactant Familles solidaires ; dix-sept en ont parlé à leur mère, à leurs parents ou à quelqu'un de leur famille. Plusieurs en ont parlé à un intervenant d'un service social (9/40), de l'école (6/40), mais peu ont eu l'occasion d'en parler à un médecin ou à une conseillère du planning familial (2/40). Les signalements qui devaient être effectués ont été faits par les services qui suivaient l'adolescente ou qui ont reçu sa déclaration. Pour les deux jeunes filles qui en parlaient pour la première fois, les démarches ont été faites par Familles solidaires avant leur entrée dans le groupe.
Les réactions et les séquelles après une agression sexuelle varient quantitativement et qualitativement, d'un individu à l'autre. Les difficultés vécues par ces adolescentes sont parfois attribuables aux bouleversements de l'adolescence autant qu'aux antécédents traumatiques. Cependant, la plupart des adolescentes présentent, lors de l'entretien, des difficultés personnelles, somatiques et relationnelles qui peuvent être mises en lien avec le traumatisme de l'agression. On peut décrire deux tableaux : une forme extravertie avec agressivité, fugues, refus de l'autorité, abus de drogue, promiscuité sexuelle, etc. et une forme introvertie avec dépressivité, symptômes psychosomatiques, autodestruction, etc. Ces troubles correspondent aux tableaux cliniques présentés dans d'autres études sur les victimes d'agression sexuelle.1,8
Il convient également de distinguer les situations de traumatisme récent et le traumatisme plus ancien. Dans le premier cas, les jeunes filles sont dans un état de choc post-traumatique où le plus important est d'y voir clair et de comprendre ce qui se passe, alors que dans la deuxième situation il est plutôt question de chercher un soutien pour entreprendre des démarches et de travailler sur les conséquences de l'agression. L'entretien avec les jeunes filles permet d'aborder l'ensemble des soins et de la prise en charge qui leur a quelquefois déjà été proposé. Les jeunes filles qui participent au groupe, par exemple, ont souvent une prise en charge psychiatrique ou psychologique individuelle en parallèle (7 sur 12) qui se révèle la plupart du temps très complémentaire. L'indication d'une participation à un groupe d'entraide doit souvent être différée en cas de choc post-traumatique après une agression récente (un viol avec menace de mort par exemple) comme cela a été le cas pour deux jeunes filles qui se sont adressées à Familles solidaires et ont été orientées vers des psychothérapeutes pour un travail individuel.
La majorité des jeunes filles ont une demande : elles veulent participer à un groupe pour rencontrer d'autres jeunes filles et échanger leurs perceptions ou parler de la situation qu'elles
vivent à la suite de l'agression sexuelle. On peut mettre en évidence trois situations assez typiques qui illustrent la majorité des demandes : 1) la jeune fille a des difficultés qui peuvent être mises en rapport avec les conséquences de l'agression sexuelle : le groupe favorise la prise de conscience de cette situation et lui permettra d'en parler ; 2) la jeune fille entre dans le groupe pour dévoiler l'agression à l'entourage (famille, proches) : le groupe lui apporte un soutien dans cette démarche ; 3) la jeune fille souhaite dénoncer l'agression en justice : le groupe l'appuie psychologiquement et la prépare aux différentes démarches (police, avocat, justice, confrontation avec l'abuseur, etc.) en fonction de ses besoins. Plusieurs jeunes filles, après avoir quitté le groupe à la suite d'une participation de plusieurs mois, sont revenues au moment où la procédure judiciaire aboutissait en demandant au groupe un soutien spécifique pour la période du procès.
La majorité des demandes d'aide concernant une agression sexuelle s'expriment à l'adolescence. Les jeunes filles commencent à percevoir leurs besoins, à pouvoir les exprimer et à prendre une certaine autonomie par rapport à leurs parents sur le plan de leur vie sociale et affective. La situation familiale de certaines jeunes filles explique que le groupe accueille une proportion assez importante de jeunes filles vivant en foyer ou en famille d'accueil. Le nombre élevé des jeunes filles d'origine étrangère parmi les participantes au groupe est plus surprenant, quand on sait que la fréquence des agressions sexuelles ne paraît pas influencée par le statut social de la famille et que le taux est plutôt plus bas dans la population étrangère parmi les adolescents en Suisse.2,3 Leur statut d'étrangère et quelquefois d'enfant adopté leur permet-il de dévoiler plus facilement ce qu'elles ont vécu alors qu'elles vivent loin du cercle familial ? Ont-elles moins de réserve pour participer à un groupe ? Ou bien, sont-elles plus souvent en contact avec les services médico-sociaux (foyer, famille d'accueil, planning familial, services sociaux) permettant le dépistage des agressions sexuelles et l'orientation vers les services adaptés ?
Plusieurs des jeunes filles qui participent à un groupe à Familles solidaires ont été victimes d'inceste dans l'enfance ou d'agression par un membre de la famille proche, puis ont à nouveau vécu une situation d'agression sexuelle à l'adolescence, quelquefois des rapports sexuels sous contrainte ou des agressions violentes par un ami de leur âge. Des études ont montré la fréquence des répétitions d'agressions chez les jeunes filles victimes dans l'enfance.9,10Un des objectifs importants de la prise en charge est donc de renforcer leur aptitude de se faire respecter tant au plan physique que psychologique. La rencontre d'autres victimes, le partage d'expérience et l'entraide sont d'autant plus utiles que ces jeunes de même âge leur permettent de sortir de leur isolement tout en vivant, comme les autres, leur adolescence.
Les groupes d'entraide ont leur place dans l'ensemble des moyens d'aide et de traitement qui peuvent être proposés aux adolescent(e)s qui ont été victimes d'agression sexuelle. Les résultats de cette étude montrent que les demandes n'émanent que d'une partie des victimes, mais que le travail d'accompagnement et d'orientation de la part de l'ensemble de la communauté et en particulier des services socio-sanitaires est utile aux jeunes qui acceptent de participer à un groupe. Dans un but préventif et curatif, notre société devrait donc encourager les victimes d'agression sexuelle et leurs familles à demander de l'aide. La possibilité de soins spécifiques et adaptés ainsi que le rôle des groupes d'entraide et des groupes thérapeutiques devraient être mieux connus et plus utilisés par les professionnels et les jeunes concernés.