Jamais dans l'histoire de la francophonie et des maladies transmissibles, il n'y eut un tel forum, de tels échanges. Parmi tous les sites Internet consacrés à la maladie de la vache folle, les amateurs éclairés retiennent avant tout «la liste ESB». Créé par Pierre Lepape, cet espace de communication réunit quelques centaines de passionnés de divers horizons. Familles de malades, vétérinaires et biologistes, éleveurs de bovins, consommateurs de viandes et végétariens, journalistes et hauts fonctionnaires des ministères, farfelus et riverains des sites de stockage des farines devenues tabou, tous s'y retrouvent même si tous ne s'expriment pas. On débat, on s'inquiète, on s'indigne. On glane toutes les informations disponibles de la planète médiatique. On phosphore, on projette, on rêve aussi. Et à échéance régulière, on découvre, sous la mystérieuse plume de Karin Irgens, des commentaires éloquents ou acidulés, fruits d'une réflexion et d'une rigueur jamais prises en défaut.En cet automne meurtri, alors que débutent les vendanges ligériennes et que l'Afghanistan et le monde attendent le pire, Karin Irgens revient avec méthode sur quelques déclarations de scientifiques britanniques publiées par différents titres d'outre-Manche. «Le Pr Robert Will a indiqué que parmi les 100 victimes de vMCJ au Royaume Uni, 41 ont subi des interventions chirurgicales banales avant qu'elles ne présentent les premiers signes cliniques. Aucune précaution particulière n'a été prise lors de la stérilisation des instruments chirurgicaux. Par ailleurs, 22 individus ont reçu du sang de donneurs qui ont plus tard fait une maladie vMCJ» écrit Mme Irgens. Elle nous indique aussi que dans The Telegraph, le Pr Roy Anderson s'inquiète du fait que les cas d'ESB sont en augmentation en France et en Allemagne, et dit que, pour sa part, il ne mangerait pas certains produits français, car, en France, on utilise beaucoup de cerveaux dans l'alimentation, Anderson cite notamment les saucisses.«Je ne sais pas, mais si c'est le cas, il ne peut s'agir (légalement) depuis 1996 que de cerveaux de veaux : chez les bovins très jeunes, le cerveau devrait être l'organe le moins dangereux, estime notre correspondante. Le même Pr Anderson prétend que les produits d'origine bovine sont sans danger au Royaume Uni et aux Etats-Unis
Bizarre
Les Etats-Unis n'ont toujours pas interdit les matériaux à risque spécifié, leur risque ESB est évalué en catégorie 2, donc non négligeable, et on sait que d'autres encéphalopathies spongiformes transmissibles existent aux Etats-Unis (la chronic wasting disease des cervidés et les fameuses downer cows qui auraient provoqué l'encéphalopathie TME du vison).» Dans The Times, le Pr Anderson ajoute l'Espagne, l'Italie et la Grèce à sa liste de pays dangereux. «Il aurait pu signaler que l'Espagne est actuellement le pays le plus inquiétant par le pourcentage de positifs parmi les animaux testés, rétorque Mme Irgens. Il aurait pu rajouter aussi que l'ESB augmente nettement en Irlande
mais pas un mot sur l'Irlande. Le même jour, un article irlandais nous signale 125 cas d'ESB dans ce pays pour cette année ; une forte augmentation depuis qu'ils ont commencé récemment les programmes systématiques sur animaux à risque : 41 cas découverts en août en Irlande contre une moyenne de 6,5 cas par mois jusqu'en juillet. L'Irlande et l'Espagne ont une population bovine âgée de plus de 24 mois du même ordre de grandeur (3,4 millions) et l'Espagne n'a jusqu'à présent cette année découvert «que» 60 cas, donc moitié moins que l'Irlande.»Le Pr Anderson, expert de renommée internationale pour ses travaux de modélisation mathématique et d'épidémiologie prospective, précise encore aux flegmatiques lecteurs du Times que le nombre de cas en Allemagne a augmenté de 7 en 2000 à 95 pour cette année ils sont déjà passé à 102 à l'heure où nous écrivons ces lignes. Or, le premier cas allemand ne fut découvert qu'à la fin du mois de novembre 2000, le chiffre avancé ne peut donc pas être considéré comme représentatif de l'année 2000 dans sa totalité. Anderson cite encore l'augmentation en France de 30 cas en 1999 à 162 en 2000, sans préciser qu'une grande partie de l'augmentation est due aux programmes de tests mis en place l'été 2000 ; sans rappeler surtout que le Royaume Uni n'a toujours pas un an après la France et trois ans après la Suisse effectué de tests. «Enfin, on nous dit que 152 bovins sont morts d'ESB'' en France cette année, ce qui est faux puisqu'un grand nombre de cas ont été trouvés par tests sur des animaux à risque et d'autres, cliniquement normaux et âgés de moins de 30 mois» accuse Mme Irgens.«Anderson met en doute l'interdiction des MRS de ruminants en France : The more suspect side is mechanically recovered meat used in sausages. You can never rely on people being honest, so you might need some spot testing'' continue-t-elle. Ainsi donc, les Français seraient suspects d'être malhonnêtes''
ceci alors que le même jour le Times publie un article sur un éleveur britannique qui a falsifié l'identité de bovins de plus de 30 mois afin de pouvoir les vendre pour consommation humaine. On nous signale que le nombre de cas ESB a diminué au Royaume Uni de 1355 en 2000 à 468 cette année. On oublie de signaler que depuis 1996, près de 5 millions de bovins de plus de 30 mois ont été détruits dans ce pays sans être testés. On ignore donc quel est le pourcentage réel d'ESB dans cette population.» Comment ignorer que les Britanniques se sont toujours refusés à pratiquer des tests systématiques à partir de 1999 lorsque les tests étaient validés et disponibles ? Pourquoi ne pas rappeler que ce sont l'Allemagne et la France qui ont fait le plus de tests, dépassant largement le million de tests dès fin juin 2001.«Les pays les plus inquiétants pour l'épidémiologiste Anderson sont donc ceux qui ont cherché beaucoup et trouvé beaucoup. En Angleterre, aucune raison de s'inquiéter puisque les 345 tests sur bovins cliniquement normaux sont négatifs
Evidemment, ces attaques contre la France coïncident avec l'avis de l'avocat général Jean Mischo sur le refus de la France de lever l'embargo contre les viandes bovines britanniques, ajoute Mme Irgens. Il est malgré tout surprenant de voir un expert épidémiologiste s'exprimer de manière aussi peu objective, à moins que ses propos n'aient été dénaturés par des journalistes.» Dénaturer ? A cette nuance près, merci Karin Irgens pour avoir mis en évidence ce qui, de ce côté-ci de la Manche, ne peut pas ne pas apparaître comme la réémergence de cette solide et franche mauvaise foi anglaise, détestable bourgeon pathologique du pragmatisme de nos chers amis insulaires.