A partir des enquêtes suisses sur la santé 1992-93 et 1997, l'analyse de la consommation de médicaments psychotropes dans la population générale en Suisse révèle de grandes disparités selon le sexe et l'âge. A l'instar de la plupart des sociétés occidentales, les femmes, et notamment les plus âgées d'entre elles, sont de grandes consommatrices de ce type de médicaments, alors qu'après 75 ans, les problèmes psychiques et la dépression traitée tendent à diminuer. La perspective de genre met en évidence le rapport entre consommation de médicaments psychotropes et certaines vulnérabilités psychosociales des femmes âgées (faible niveau d'éducation, isolement, etc.) liées à des problèmes de santé physique. Ces prescriptions constituent une réponse médicale au mal-être de cette population, réponse dont on peut se demander si elle est bien adaptée aux problèmes de détresse physique, mentale et sociale de cette population.
La consommation de médicaments psychotropes concerne 8% de la population âgée de 15 ans et plus vivant en Suisse, soit près de 500 000 personnes consommant au moins une fois par semaine des somnifères et/ou des calmants, le plus souvent sur prescription médicale, l'automédication étant peu répandue.1 Ces chiffres issus des enquêtes suisses sur la santé concernent l'ensemble de la population générale vivant en Suisse, ils ne proviennent pas des données des compagnies pharmaceutiques, ni de celles des institutions psychiatriques.
Comme dans toutes les enquêtes nationales de santé de ce type, les femmes, quel que soit leur âge, en utilisent davantage que les hommes et l'écart entre les sexes se creuse considérablement avec l'avancée en âge. Cette surconsommation chez les femmes âgées, déjà relevée dans l'ESS-92-93,2 pose le problème de l'usage social des psychotropes selon le genre, c'est-à-dire les raisons manifestes ou latentes guidant le jugement et la décision médicale à prescrire ce type de traitement.
En résumant les éléments du débat international qui a eu lieu sur ce thème depuis les années 70, puis en mettant en perspective certains résultats des deux enquêtes suisses sur la santé (ESS-92-93 et ESS-97) et en dégageant les facteurs qui expliquent le mieux la consommation des femmes âgées, il sera possible de réfléchir à quelques déterminants de la consommation des psychotropes au féminin et au masculin.
Depuis l'article de Cooperstock3 dressant l'état des résultats de recherche et des méthodes sur l'utilisation des psychotropes, le débat s'est centré sur des données épidémiologiques portant sur des populations générales d'âges divers. Alors que les femmes sont des consommatrices assidues de psychotropes, les hommes, qui en consomment deux fois moins, usent davantage des drogues illicites et de l'alcool. L'explication plus ancienne fournie par Cooperstock4 et reprise dans cet état des travaux est liée aux caractéristiques des rôles sociaux disponibles dans les sociétés occidentales, les femmes plus expressives, c'est-à-dire sensibles, émotionnelles, les hommes plus instrumentaux, davantage portés vers l'action et l'activité. Nathanson5 avait étendu ces explications en les généralisant aux différences attribuables au rôle de malade. L'alcool associé à la virilité, à la force physique, serait une forme d'automédication de l'humeur dans la vie quotidienne des hommes, alors que les femmes, déclarant davantage de troubles, seraient plus vulnérables et instables sur le plan émotionnel en consultant davantage. Comme l'a montré Verbrugge,6,7 les femmes souffriraient plus souvent d'insomnie, d'irritabilité et de détresse dans l'exercice de leurs activités habituelles. Smith,8 dans une revue plutôt socio-anthropologique de la littérature, relève sept fonctions manifestes à la consommation de psychotropes, c'est-à-dire des usages produisant des effets physiques particuliers, et vingt-sept fonctions latentes avec des significations différentes de celles affichées. Bien entendu, l'usage des psychotropes est multiple, très diversifié selon les milieux sociaux et les cultures, chargé de nombreuses représentations symboliques.9 Depuis les années 90, les recherches se sont orientées dans deux directions différentes pouvant devenir complémentaires et s'articuler entre elles :
I Celle liée aux caractéristiques sociales et médicales des prescripteurs de psychotropes et à l'ensemble des facteurs de la communication médecin-malade.
I Celle liée au genre, c'est-à-dire les principes régissant la construction sociale de la partition mâle-femelle, principes produisant une hiérarchie de classement des pouvoirs détenus, matériels ou symboliques, variables à chaque échelon de la hiérarchie mais aussi selon les différents groupes sociaux (jeune/vieux, caucasien/
non-caucasien, indigène/étranger, etc.).
L'analyse des comportements face à la maladie a été longtemps la prérogative des sciences de la nature10 et des approches fonctionnalistes du rôle de malade. Talcott Parsons par exemple, s'est interrogé sur les facteurs structurels orientant l'usage des psychotropes (spécificité de la relation médecin-patient, caractéristiques sociales des troubles et des problèmes de la vie quotidienne en lien avec l'âge, l'ethnie, la classe sociale, etc.). Ces travaux ont critiqué les résultats de la décennie précédente en invoquant l'aveuglement du genre (gender blindness) et ont insisté sur l'usage des psychotropes comme moyen de contrôle social, en particulier de médicalisation des problèmes de la vie quotidienne (tensions, mal-être, difficultés, etc.) et d'accompagnement des symptômes physiques lourds et invalidants.11 Dans la lignée des travaux de Friedson concernant les rapports dissymétriques de pouvoir de la rencontre et de la relation médecin-malade, la prescription de psychotropes reconnaît les plaintes psychosociales et la détresse du (de la) patient(e) tout en justifiant l'autorité du médecin. De plus, les compagnies pharmaceutiques, souvent seules sources d'information sur les médicaments, véhiculent des représentations stéréotypées de la population féminine, le plus souvent femmes au foyer et mères de famille, encourageant les comportements de dépendance, d'absence de pouvoir et de contrôle pour faire face aux problèmes de la vie quotidienne. Dans une revue récente de la littérature, Le Moigne12 reprend une grande partie de ces travaux en analysant trois types d'explications, toutes liées au genre :
I Celle des définitions culturelles du soin selon le sexe.
I Celle de la surexposition féminine aux événements stressants.
I Celle des carences de soutien social chez les femmes.
Il introduit ainsi, parallèlement aux explications habituelles de la biologie, de la chimie et de la médecine, une logique d'action propre à la relation médecin-malade largement dépendante de l'augmentation des femmes médecins, des changements dans les pratiques médicales et des effets de renforcement de l'industrie pharmaceutique.
En valorisant un certain nombre de données des enquêtes suisses sur la santé, nous allons illustrer quelques-uns de ces arguments en les conservant dans une perspective de genre.
Comme dans toutes les enquêtes de population générale, la consommation de médicaments psychotropes est relativement faible, 8% de la population vivant en Suisse, soit près de 500 000 personnes consomment au moins une fois par semaine calmants, tranquillisants et/ou somnifères. Le tableau 1 montre dans les deux enquêtes suisses celle effectuée en 1992-93 et celle effectuée en 1997 que cette consommation est plus répandue chez les femmes et chez les plus âgés.
Ces prévalences sont similaires à l'ensemble des résultats internationaux, avec une augmentation entre les deux enquêtes (+ 0,5% pour les hommes ; + 2,5% pour les femmes). Comme l'a remarqué Gmel,14 ces prévalences sont plus élevées dans les régions latines qu'en Suisse alémanique. Par ailleurs, comme cela est confirmé par l'ensemble de la littérature, la consommation d'un médicament psychotrope ne représente qu'une dimension de la toxicomanie selon le genre. Si les femmes prennent plus de médicaments que les hommes, ceux-ci ont un risque plus élevé d'abus alcoolique ou de consommation de drogues illicites.15
Comme l'indique le tableau 2, chaque produit est utilisé différemment selon le sexe. Les hommes d'âge moyen ont davantage d'abus alcoolique et d'usage de drogues illicites pour les plus jeunes d'entre eux ; les femmes, surtout les plus âgées consomment davantage de médicaments psychotropes.
Aussi, pour comprendre la consommation de psychotropes selon le genre, il est indispensable d'en étudier l'usage au féminin et au masculin pour conclure sur les facteurs de similarité et de différentiation, en particulier pour les plus âgés.
Comme cela a été décrit dans le deuxième rapport de l'enquête suisse sur la santé,1 en comparant la prévalence des traitements pour des causes psychiques, celle de la dépression traitée ainsi que la consommation régulière de calmants, on remarque de grandes variations selon l'âge. Alors que chez les plus jeunes les traitements pour des causes psychiques et pour dépression sont importants, la prise régulière de calmants est moins fréquente. A l'inverse, pour les plus âgés, si la dépression et les traitements pour causes psychiques s'atténuent, la consommation de calmants augmente deux fois plus rapidement. C'est autour de 55-64 ans pour les deux sexes que les trois indicateurs se rapprochent (fig. 1 et 2).
Pour la population masculine, la consommation de calmants comme de somnifères est très liée à l'âge élevé (fig. 1 et 2) ; au-delà de 74 ans les problèmes psychiques diminuent alors qu'augmente la consommation.
Les problèmes psychiques sont nettement plus importants parmi la population féminine (fig. 3 et 4) ; bien que la dépression et les traitements diminuent après 75 ans, la consommation de calmants s'accroît massivement avec l'avancée en âge. Il est donc important de comprendre, indépendamment des problèmes de maladie mentale, les facteurs qui conditionnent la consommation de psychotropes pour les personnes les plus âgées. Selon les termes de Le Moigne,12 comment dissocier au-delà des catégories de la biologie, de la chimie, de la médecine, les facteurs qui conditionnent le recours à des médicaments psychotropes lors de la relation médecin-malade.
Comme nous l'indiquions dans un premier travail concernant le genre et la santé des personnes âgées,16 la population féminine après 75 ans vit le plus souvent seule et représente un des groupes les plus paupérisés économiquement. C'est l'aboutissement des parcours de vie différentiels, présents dans toutes les sociétés industrielles soulignant les situations d'exclusion dans lesquelles se trouvent nombre d'entre elles. Cette insuffisance de ressources économiques comme le fait de vivre le plus souvent seule influencent l'ensemble de la santé, en particulier lorsque se posent des problèmes d'incapacité et de grands troubles physiques invalidants.11
Comme le montre le tableau 3, un faible niveau de scolarité, pour les femmes seulement, un plus grand sentiment de solitude et davantage d'aide reçue pour les deux sexes, contribuent à une augmentation des vulnérabilités psychosociales. Parmi les consommateurs et surtout parmi les consommatrices de psychotropes, ces vulnérabilités augmentent la mauvaise évaluation subjective de l'état de santé, le mauvais sentiment de bien-être psychique, le nombre de symptômes physiques et les problèmes d'incapacité à la marche.
Lors des deux enquêtes suisses sur la santé, ont été retrouvés les résultats connus dans l'ensemble de la littérature internationale concernant la consommation de médicaments psychotropes dans des populations générales.
Le point de vue du genre éclaire et explique ce que Le Moigne12 appelle les données sociales du recours. L'illustration par la population des plus âgés est d'autant plus saisissante qu'elle souligne les définitions culturelles du mal-être et les formes de recevabilité par la médecine. Plus que de soins concernant les maladies mentales ou les troubles psychiques, cette surconsommation des femmes et des personnes âgées engage une alternative médicale au mal-être, forme de thérapeutique et d'aide par les seuls médicaments en particulier pour celles qui cumulent symptômes physiques douloureux, incapacité et isolement. Comme l'avait déjà évoqué Helman,9 est-ce une réponse adaptée aux problèmes psychosociaux de détresse autant physique que mentale que rencontrent ces populations ?