Résumé
Dans le cadre des 125 ans de la Faculté de médecine de Genève, conférence de Philippe Kourilsky, directeur de l'Institut Pasteur, sur les risques infectieux. Non, on ne gagnera jamais la bataille contre les microbes. Ça n'aurait d'ailleurs pas de sens, de gagner. Il faut apprendre à vivre avec. Il y a eu l'époque de la grande confiance en la science : «nous vaincrons les maladies infectieuses». Juste avant l'apparition du sida, c'était la pensée dominante. Maintenant, on se contente de l'interrogation : «notre vitesse d'innovation va-t-elle dépasser la vitesse de l'évolution ?» Autrement dit : «les micro-organismes vont-ils l'emporter sur nous, et la fatalité revenir, ou garderons-nous une longueur d'avance» ? Ce n'est plus la victoire qui est cherchée, mais la survie, l'équilibre. La longueur d'avance, tout est là. Question orgueil et suprématie de notre science, en quelques décennies nous en avons passablement rabattu....Difficile, après avoir écouté Kourilsky, de ne pas évoquer cette étrange analogie : microbes et terroristes ont le même genre de tactique. Récupérer ce que l'adversaire sait faire de mieux. Détourner ce mieux pour infecter ou détruire. Si l'on prend l'ensemble des génomes des rétrovirus connus pour infecter l'homme, disait Kourilsky, on trouve, disséminé par petits morceaux, à peu près tout le génome codant pour les défenses immunitaires. Nos gènes, voilà les chevaux de Troie des rétrovirus. De leur côté, les terroristes sont les champions de la reprise des technologies de l'information et de la biologie (et de la chimie ou de la physique) pour pénétrer dans l'intime de la société.D'où cette possibilité : il nous faudra garder une longueur d'avance non seulement sur les microbes laissés à leur propre génie d'évolution mais aussi sur les terroristes utilisant ces microbes à leurs fins. La grande «compétition darwinienne» nous attaque maintenant de l'intérieur aussi. Ça complique sérieusement le jeu. Voilà probablement la nouveauté de l'époque....Bruno Latour, dans son bouquin «Pasteur : guerre et paix des microbes» qui vient d'être réédité, rappelle que l'enjeu du XXIe siècle n'est plus la lutte raisonnée contre les microbes du XIXe siècle. Depuis l'épopée pasteurienne, dans la foulée de laquelle était découvert le bacille de l'anthrax, le chemin parcouru est immense. «Nous n'avons plus à nous battre contre les microbes, mais contre les infortunes de la raison ... Nous ne sommes plus, hélas, à la fin du XIXe siècle, le plus beau des siècles, mais à la fin du XXe, et la source majeure de pathologie de mortalité est la raison elle-même, ses pompes, uvres et armements. C'était imprévisible, comme l'était, en 1870, le pullulement des microbes»....Fidèle à sa tradition d'explorateur de concepts nouveaux, le BMJ vient de publier une série de quatre articles sur la complexité en médecine. Elle change tout, cette complexité, expliquent P. Plsek et T. Greenhalgh dans le premier article de la série.1 Il y a 30 ans, un généraliste typique avait son propre cabinet, un personnel minimum, n'était abonné qu'à une seule revue, téléphonait à un spécialiste quand il avait besoin de conseil. Le spécialiste, lui, s'intéressait à un système particulier du corps et était le chef de sa propre «entreprise». Maintenant, tous deux sont devenus des «nuds» du réseau de santé (remarquez, peut-être vaut-il mieux être un «nud de réseau» qu'un «fournisseur de prestations»). Leur principale occupation consiste à gérer la complexité. Pour cela, ils doivent «abandonner les modèles, accepter l'imprévisibilité, respecter (et utiliser) l'autonomie et la créativité, et répondre avec flexibilité à des schémas et des modèles qui émergent sans cesse».Impossible de n'être pas d'accord avec Plsek et Greenhalgh. La vieille médecine se transforme en réseau. Il est temps les auteurs ont raison d'arrêter avec le modèle de «l'univers-horloge» ou du «corps-machine», selon lequel «les grands problèmes peuvent être simplement scindés en petits», puis «analysés et résolus de façon rationnelle».Apparaît pourtant un malaise, à lire l'article de Plsek et Greenhalgh. On dirait que la complexité débarque en médecine comme la Bonne nouvelle chez les sauvages. On à l'impression que les médecins ont à une époque fait autre chose que se passionner pour la complexité. Certes, cette complexité n'était pas celle de l'organisation, elle était celle des individus. Mais jamais aucun médecin respectant ses patients ne les a soignés selon la métaphore du corps-machine. C'était pour les théoriciens, cette métaphore....Au fond, non, nous ne nous dirigeons pas vers un progrès de la vision du complexe, mais vers un déplacement. Prenez ce que prépare le système de santé suisse comme gestion de la complexité. Un contrôle par des assureurs dont le principal «attracteur» (pour employer un mot de la théorie du chaos) est la rentabilité. Des soignants réduits à «fonctionner» selon des directives qui ont toutes les chances d'être de moins en moins complexes. Seule complexification à attendre : un foisonnement administratif. Organisation complexe pour humains simplifiés....Dans un autre numéro du BMJ, celui de la semaine passée, le débat sur Evidence-based medicine sort du ronron. Il faut dire qu'EBM est à son heure de vérité. On ne la méprise plus, on ne l'idolâtre plus. Donc, la véritable évaluation peut commencer. Et que trouve-t-on, quand on évalue ? On trouve qu'un tiers des revues (reviews) faites par le groupe de Cochrane présente des «problèmes méthodologiques majeurs». Un tiers, ce n'est pas rien....Les revues du groupe Cochrane sont en moyenne plus systématiques et exigeantes que celles publiées dans les journaux médicaux. La méthode y est pensée au mieux, sans cesse débattue et améliorée. Certes, mais cela ne suffit pas à éradiquer les biais et les erreurs. Comme le montre très bien l'étude du BMJ2, les reviewers ont une fâcheuse propension à surévaluer les bénéfices des nouvelles thérapies. Leur défaut : ils prennent pour argent comptant les conclusions enthousiastes des responsables des études. Or ces conclusions sont quasi toujours en faveur de ce qui est nouveau : non seulement parce que le nouveau semble toujours plus prometteur que l'ancien, mais aussi parce qu'une grande partie du système médical recherche, industrie et revues en particulier vit de la promotion de la nouveauté et du progrès.Etablir de la preuve reste une entreprise incertaine et complexe. Mais c'est surtout, y compris pour les esprits purs de la «Cochrane collaboration», un exercice d'indépendance face aux institutions et au pouvoir.