Au moment où la presse à sensation anglaise a évoqué des risques graves encourus par les utilisateurs du bupropion comme aide au sevrage tabagique, il est apparu intéressant de faire le point de la littérature internationale sur ce médicament, présenté au troisième millénaire comme le moyen le plus efficace pour arrêter de fumer. Dans cette revue succincte seront envisagés, à l'attention du praticien, les preuves d'efficacité du médicament, les indications de prescription et surtout le choix des patients. Des effets indésirables, surtout liés aux propriétés convulsivantes, sont clairement reconnus et les contre-indications absolues et relatives qui en découlent sont rappelées. L'attention est également attirée sur les interactions médicamenteuses à éviter. Moyennant une bonne connaissance de ces différents points, le bupropion apporte certainement une contribution majeure à l'arsenal des médicaments utilisables pour aider les fumeurs à ne pas contribuer à l'hécatombe mondiale résultant de l'utilisation du tabac.
L'histoire du bupropion (Zyban®) n'est pas exceptionnelle dans la mesure où ce n'est pas la première fois qu'un médicament voit soudain ses indications s'étendre vers un domaine inattendu. Songeons en effet à l'acide acétylsalicylique, au dipyridamole ou plus récemment au sildénafil.
Ce médicament commercialisé depuis longtemps comme antidépresseur aux Etats-Unis a montré à un médecin, qui a eu le mérite d'y prêter une attention particulière, un effet jusqu'alors non remarqué : un certain nombre de patients dépressifs qui recevaient du chlorhydrate de bupropion, signalent un soudain manque de goût pour leur cigarette, voire un arrêt spontané du tabagisme.
Une première étude ouverte confirme que quelque chose se passe effectivement quant à la consommation de tabac et des études randomisées et en double insu mais de petite envergure, respectant les normes les plus strictes, sont alors réalisées chez des patients non déprimés.1,2
A notre connaissance, les mécanismes précis du mode d'action du bupropion dans cette indication ne sont pas encore complètement élucidés, bien qu'on ait établi son interaction avec des médiateurs cérébraux tels que la noradrénaline et la dopamine,3 dont la modulation au niveau du noyau accumbens pourrait interférer avec des mécanismes d'addiction.
Une autre hypothèse soulevée par Fryer4 invoque le blocage de récepteurs cholinergiques nicotiniques (nAChR) par le bupropion, du moins pour deux des seize types de nAChR connus à l'époque, soit les types musculaire humain et ganglionnaire.
Dans les grandes études publiées, un taux de réussite du sevrage, évalué un an après le début du traitement, de l'ordre de 30% a été observé (cf. ci-après).
Si cela se confirme dans des études sur des populations non sélectionnées (Real Life Study), le bupropion devrait être classé comme le traitement le plus efficace de la dépendance tabagique connu à ce jour.
Des inquiétudes très récentes ont été déclenchées par la presse à sensation en Angleterre, attribuant des décès par dizaines à la suite d'un traitement par bupropion.
Il nous est apparu intéressant, dans le cadre d'un fléau de santé publique comme le tabagisme, de rapporter les faits les plus récents concernant ce médicament.
On se rappellera qu'après le lancement des timbres transdermiques à la nicotine, autre moyen reconnu par des experts comme efficace dans le sevrage tabagique, la presse à sensation a également attribué à cette substitution nicotinique des décès multiples, le plus souvent liés à des infarctus. Les études épidémiologiques réalisées alors n'ont pu confirmer cette suspicion lancée par cette presse.
L'idée d'utiliser un antidépresseur dans l'aide au sevrage tabagique n'est pas neuve puisqu'on sait depuis de nombreuses années que la dépression est un trait plus répandu chez les fumeurs que chez les non-fumeurs.5 Le tabagisme est d'ailleurs considéré dans certains cas comme une automédication de la dépression.6
Des antidépresseurs comme la doxépine ont été envisagés et paraissaient prometteurs7 mais n'ont pas fait l'objet de larges études systématiques.
Ferry et coll.2 ont utilisé la forme ordinaire du bupropion à raison de 300 mg par jour pendant douze semaines. Devant les résultats positifs de cette étude, une forme à libération prolongée (sustained release bupropion S-R bupropion), fut développée et utilisée dans une étude multicentrique portant sur 615 sujets divisés en quatre bras :8
1. S-R bupropion 100 mg en deux prises ;
2. S-R bupropion 150 mg en deux prises (l'une réelle, l'autre placebo) ;
3. S-R bupropion 150 mg pendant trois jours suivis de 300 mg par jour ;
4. placebo.
Dans le bras le plus efficace (groupe 3), le taux d'abstinence à un an était de 23,1% contre 12,4% dans le groupe placebo.
Signalons que le contrôle de l'abstinence était fourni par une mesure du CO dans l'air expiré, inférieure à 10 ppm.
Une autre étude par Jorenby et coll.9 a porté sur 893 fumeurs répartis en quatre bras, comparant le S-R bupropion 300 mg par jour à un timbre transdermique à la nicotine, au S-R bupropion + timbre et au placebo. Dans le groupe S-R bupropion, 30,3% étaient non fumeurs à un an, dans le groupe timbre à la nicotine, 16,4% étaient non fumeurs à un an et dans le groupe placebo 15,6% étaient non fumeurs à un an. Une tendance à un effet un peu plus important de l'association bupropion-timbre n'atteignait pas la signification statistique.
Cette étude a fait l'objet de quelques critiques puisqu'elle ne montrait pas de différence significative entre le groupe placebo et le groupe timbre à la nicotine, ce qui est en opposition avec d'autres études, nombreuses, sur la substitution nicotinique et notamment avec la grande étude multicentrique CEASE10 qui montrait un résultat placebo de l'ordre de 9,9% et de plus de 15,9% pour le timbre transdermique à la nicotine. La valeur élevée du succès dans le groupe placebo suscite également un certain étonnement.11 L'auteur relève en effet que l'étude de Jorenby a été réalisée dans un contexte de soutien psychologique assez intense. Quoi qu'il en soit, les études publiées ne laissent pas de doute quant à l'efficacité du S-R bupropion dans cette indication.12
A partir des mêmes sujets déjà décrits par Hurt et coll.,8 ce même groupe a étudié les facteurs prédictifs d'une réponse favorable à un tel traitement.13
Dans l'étude de Hurt,8 les dépressions majeures en cours et un alcoolisme avéré étaient des facteurs d'exclusion mais la présence d'une histoire ancienne d'alcoolisme ou de dépression n'apparurent pas comme des facteurs de mauvais pronostic dans l'arrêt du tabagisme. Signalons toutefois que selon Hayford et coll., l'apparition d'une dépression sous traitement par bupropion est prédictive de résultats médiocres.14 Selon le groupe de Hurt,13 les facteurs prédictifs d'un bon résultat de traitement sont :
I Une dose administrée élevée.
I Un âge plus avancé.
I Un nombre moins élevé de cigarettes fumées chaque jour.
I Un indice bas au test de dépendance de Fagerström.
I La durée de l'abstinence lors d'une tentative préalable d'arrêt, différenciant clairement ceux qui avaient réussi plus de quatre semaines de ceux qui avaient réussi moins de 24 h.
I L'absence d'autres fumeurs à la maison.
I Un plus grand nombre d'essais préalables d'arrêt du tabagisme.
I Le sexe masculin.
I ... ainsi que le site de cette étude multicentrique.
Il est apparu par ailleurs que les sujets qui continuaient à fumer lors de la deuxième semaine, soit les jours 8 à 14 après la date fixée pour l'arrêt du tabac, étaient plus fréquemment en échec de traitement que ceux qui étaient abstinents à ce moment.
On peut donc déjà, comme le signale Dale et coll.,13 tirer de ces observations quelques conclusions pour le praticien : les fumeurs qui ont peu de facteurs prédictifs de succès pourraient bénéficier d'un soutien psychologique et d'encouragement plus intense, de l'association avec d'autres agents pharmacologiques de même que d'un suivi plus étroit.
Cette étude confirme par ailleurs que l'arrêt du tabagisme semble plus difficile dans le sexe féminin, ce qui est corroboré par d'autres études,15,16 probablement à cause de l'importance de la crainte de la prise de poids chez les femmes,17 ce qui est également notre observation à l'occasion d'une longue pratique de la cessation tabagique (résultats non publiés).
Il faut toutefois noter que cette difficulté particulière chez la femme n'est pas retrouvée par l'AHCPR (Agency for Health Care Policy and Research) des Etats-Unis,18 ni par Jorenby.9
La presse à sensation anglaise a lancé de graves inquiétudes dans le public et même chez les médecins sur le danger du bupropion et les risques graves liés, selon elle, à la prise de cette médication. On se souviendra également que le même genre de campagne a suivi la mise sur le marché des timbres transdermiques à la nicotine responsables, selon la même presse, de nombreux décès par infarctus du myocarde notamment. Nous constatons qu'il reste des traces de ces «révélations» non seulement dans le public mais chez certains médecins de première ligne, alors que les études épidémiologiques de l'époque n'ont démontré aucun excès de risque lors de la prise de la substitution nicotinique par rapport au risque normal de mortalité dans la population à plus haut risque de décès que constitue le groupe des grands fumeurs comparé au groupe des non-fumeurs.
Si on ne doit pas s'attendre, en cas de traitement de substitution nicotinique, à des effets différents entre la nicotine administrée et celle contenue dans le tabac, il en va cependant tout autrement du bupropion qui présente des contre-indications bien établies.
I Hypersensibilité au produit.
I Maladie épileptique.
I Boulimie.
I Anorexie mentale.
I Cirrhose hépatique sévère.
I Trouble bipolaire.
I Utilisation concomitante d'IMAO.
I Tumeur du système nerveux central.
I Sevrage en alcool ou en benzodiazépine récent et brusque.
I Histoire ancienne de convulsions
I Traitement en cours par des médications qui peuvent abaisser le seuil convulsivant :
antipsychotiques ;
antidépresseurs ;
théophylline ;
corticoïdes systémiques.
A cette liste ont été ajoutés d'autres médicaments :
antimalariques ;
tramadol ;
quinolones.
I 150 mg/jour pendant 6 jours en une prise (autrefois 3 jours) avec passage à 2 fois 150 mg en deux prises au 7e jour au lieu du 4e jour.
I Pour les patients avec des contre-indications relatives, il est envisagé de recommander, pendant toute la durée du traitement, de maintenir la dose à 150 mg/jour.
I Urticaire.
I Rash.
I Insomnie.
I Céphalées.
I Vertiges.
I Nausées.
I Angio-dème.
I Dépression.
Rappelons que beaucoup de ces symptômes fonctionnels peuvent être attribués au sevrage tabagique lui-même.
Le tableau 1 compare placebo et S-R bupropion pour quelques effets secondaires couramment rapportés et paraissant faire l'objet d'une relation dose-effet.
I Crise d'épilepsie :
à la dose de 300 mg 1/1000 ;
à la dose de 450 mg 4/1000.19
Dans la série de 615 patients inclus dans l'étude de Hurt,8 un décès a été observé. Il s'agissait d'une patiente souffrant d'hypertension artérielle et de cardiomyopathie qui a présenté un arrêt cardio-respiratoire quatre jours après la fin du traitement dans le groupe actif.
La presse anglaise a rapporté, en avril 2001, trente-cinq décès chez des patients sous S-R bupropion. L'ensemble des personnes prenant ou ayant pris du bupropion depuis son lancement au Royaume-Uni en juin 2000 est évalué à 390 000.
Fin avril 2001, 5593 rapports de réactions indésirables suspectées étaient recensés par le système de pharmacovigilance britannique, dont 118 accès épileptiques.
Devant l'émotion suscitée dans la population, le «Committee on Safety of Medicines» (CSM du Royaume-Uni) a conclu qu'il n'y avait pas de risque particulier dans le cas du bupropion qui ne différerait pas de toute autre statistique sur la mortalité couramment enregistrée pour un traitement médicamenteux quelconque.20
En effet, il est reconnu que parmi les effets indésirables rapportés pour un médicament en général, on observe 2% d'effets indésirables à caractère mortel. Pour le bupropion, la valeur enregistrée actuellement est largement inférieure à 1%.
Nous citons ci-dessous une partie des conclusions du CSM «le Zyban® est utilisé dans une population de patients à risque en raison de leur tabagisme et il est donc prévisible de recevoir des communications de décès chez les patients recevant du Zyban®. Quand l'information est disponible, la majorité des patients qui sont décédés était affectée par des conditions sous-jacentes qui apportent une explication plausible. Chez huit des cas mortels rapportés, les patients ne recevaient pas de Zyban®au moment du décès».
Devant l'épidémie mondiale du tabagisme, principale cause de mortalité évitable dans le monde, la possibilité pour les médecins de recourir à des traitements efficaces dans le sevrage tabagique représente un progrès indéniable. Comme dans toute addiction, les traitements pharmacologiques et non pharmacologiques doivent être utilisés et associés.
Le S-R bupropion possède une activité pharmacologique indéniable. Même dans le groupe réputé le plus difficile, en l'occurrence les patients atteints de bronchopneumopathie chronique obstructive, des résultats positifs ont été enregistrés21 puisqu'à six mois l'abstinence continue était observée chez 16% des patients contre 9% dans le groupe placebo.
Ce médicament présente des contre-indications qu'il convient de respecter scrupuleusement.
Le bupropion interfère avec certains cytochromes notamment le CYP 2D6 ; il convient donc d'être prudent en cas d'association avec d'autres produits médicamenteux à marge thérapeutique étroite également métabolisés par cette enzyme, comme certains antidépresseurs, antipsychotiques, ß-bloquants et antiarythmiques de type 1C.
Le bupropion est par ailleurs métabolisé par le cytochrome P450 CYP 2B6 et il convient d'être prudent lors de l'association avec des médicaments agissant sur cette enzyme (orphénadrine, cyclophosphamide et ifosfamide). La notice scientifique du produit mise à jour en juin 2001 est très explicite et détaillée à ce propos.
Malgré toutes ces recommandations, il faut rappeler que le bupropion n'est pas un traitement grevé de risques particuliers comparé à d'autres médicaments en général. Il n'y a pas de recommandations concernant la prolongation du traitement au-delà de neuf semaines, bien que le groupe traité par Tashkin21 ait reçu douze semaines de traitement. La prescription d'une dose réduite (150 mg/jour) au-delà de cette date n'a pas été jusqu'à présent validée, bien que nous soyons de temps à autre confrontés à une certaine angoisse de la rechute chez les patients ayant arrêté de fumer grâce au bupropion et qui se trouvent à la fin du traitement standard de sept semaines dans notre pays.
Il nous est arrivé de préconiser une thérapie de maintenance à 150 mg, mais cette attitude de prévention de la rechute n'a pas encore fait l'objet d'études publiées à notre connaissance.