L'évaluation de la probabilité clinique de thrombose veineuse profonde (TVP) ou d'embolie pulmonaire (EP) fait partie intégrante de tous les algorithmes diagnostiques de la maladie thromboembolique récemment validés dans des études pragmatiques. Cette évaluation est désormais facilitée par l'emploi de règles de prédiction qui permettent de stratifier les patients en trois catégories de probabilité clinique de maladie thromboembolique (faible, moyenne et forte), qui correspondent à des prévalences de TVP et d'EP croissantes. En particulier, elles assurent l'identification d'un sous-groupe de patients dont la prévalence de TVP ou d'EP est inférieure à 10% (faible probabilité clinique), et chez lesquels la démarche diagnostique peut être simplifiée par la diminution du nombre de tests nécessaires et du recours aux examens invasifs. Cet article décrit les scores existants et en discute l'utilité et les limites.
La maladie thromboembolique veineuse a été l'un des premiers problèmes diagnostiques à bénéficier de l'apport de règles de prédiction. En effet, de nombreux travaux ont souligné la médiocre sensibilité et spécificité des symptômes et signes de ces affections,1 lorsqu'ils sont considérés isolément. En revanche, l'utilité de leur combinaison, que ce soit de façon empirique ou par l'emploi de règles de prédiction, a été démontrée dès la fin des années 80.2-4Dans cet article, on tentera de présenter ces scores et d'en préciser l'utilité et les limites.
Une jeune femme de 34 ans vous consulte en raison de l'apparition depuis deux jours d'une douleur au mollet gauche persistant actuellement au repos. Elle ne signale pas de traumatisme ou d'effort inhabituel et n'a pas d'antécédents de thrombose ou d'autre facteur de risque de thrombose veineuse. L'examen physique est normal en dehors du déclenchement d'une douleur à la palpation du trajet des veines profondes du mollet.
Quelle est la probabilité que cette patiente ait une TVP ?
On peut répondre à cette question de façon implicite (ou empirique) ou au moyen d'un score clinique explicite. Dans la démarche implicite, on valorise habituellement les facteurs de risque de maladie thromboembolique, les anomalies de l'examen physique et l'existence d'un diagnostic de rechange. Dans ce cas, il n'y a pas de facteur de risque connu, mais 30% environ des thromboses surviennent sans facteur déclenchant évident. Il n'y a pas non plus de diagnostic alternatif évident, mais cela ne signifie pas pour autant que la TVP soit le diagnostic le plus probable. L'évaluation va donc dépendre beaucoup du poids que l'on accorde à l'anomalie découverte à l'examen et à un éventuel diagnostic différentiel. Dans une évaluation implicite, ce jugement reposera sur l'expérience personnelle, qui est sujette à des biais bien connus.5 Mais ce problème n'est résolu qu'imparfaitement par l'application du score de Wells et coll. (tableau 1),6 car il repose également sur la vraisemblance d'un diagnostic alternatif. Si on le considère comme plus probable qu'une TVP, cette patiente aura une probabilité clinique de TVP faible, correspondant à une prévalence de la TVP de 3% seulement. En revanche, si l'on estime que la TVP est le diagnostic le plus vraisemblable, la probabilité clinique devient moyenne, ce qui correspond à une prévalence de TVP notablement plus élevée (17%). On voit donc que la reproductibilité du score de Wells n'est pas parfaite.7
Un homme de 65 ans consulte les urgences en raison de l'apparition pendant la nuit d'une douleur thoracique droite respiro-dépendante, accompagnée d'une discrète dyspnée. Il est en bonne santé habituelle, mais a subi une intervention pour une hernie inguinale bilatérale il y a quinze jours. Il n'a pas d'autre facteur de risque d'EP. A l'examen, il a une fréquence cardiaque à 88/min et une fréquence respiratoire à 20/min. Il n'a pas de signe de TVP et le reste de l'examen est strictement normal. La radiographie du thorax montre une bande d'atélectasie à la base droite, et la gazométrie démontre une PaO2 à 8,8 kPa et une PaCO2 à 4,7 kPa.
Quelle est la probabilité d'EP chez ce patient ?
Le tableau 2 décrit les deux scores qui ont été établis pour l'évaluation des patients chez lesquels on suspecte une EP. S'ils ont tous deux été dérivés par une analyse multivariée réalisée sur deux banques de données comprenant plus de 1000 patients, ils se distinguent par plusieurs caractéristiques. Comme pour celui appliqué à la TVP, le score de Wells et coll.8 accorde un poids important à la probabilité d'un autre diagnostic, élément dont on a déjà souligné la subjectivité, tandis que le score de Wicki et coll.9 ne repose que sur des éléments objectifs. En revanche, le score de l'équipe genevoise fait intervenir des examens qui ne sont le plus souvent pas disponibles au cabinet médical, en particulier l'analyse des gaz du sang, et il ne doit être employé que chez les patients ambulatoires et des urgences, tandis que le score canadien peut s'appliquer également aux patients hospitalisés. Enfin, ce dernier a fait l'objet d'une validation externe prospective et a démontré son utilité clinique,10 étapes qui sont encore en cours pour la règle de prédiction genevoise. Et notre patient ? Selon les deux règles de prédiction, sa probabilité clinique d'EP est moyenne, ce qui correspond à une prévalence de l'EP d'environ 30 à 40% (fig. 1).9,10 Là encore, on peut être surpris par cette classification, là où le jugement du clinicien lui aurait probablement attribué une probabilité élevée. Ceci souligne la tendance à donner par l'évaluation implicite un poids excessif à certains éléments, en l'occurrence la chirurgie.
La principale utilité de ces scores est de permettre l'identification d'un sous-groupe de patients dont le risque de maladie thromboembolique est faible ou modéré, et qui peuvent donc bénéficier d'une démarche diagnostique allégée. La démonstration en a été faite de façon convaincante dans des études dites pragmatiques (management ou outcome studies).
Le score de Wells pour la TVP6 a été appliqué avec succès à une cohorte de 593 patients consécutifs. Sa valeur prédictive était bonne, avec une prévalence de TVP croissante en fonction de la catégorie de probabilité clinique (faible, 3% ; moyenne, 17% ; et forte, 75%). De plus, l'utilisation du score a permis de surseoir à la répétition de l'échographie veineuse par compression chez les 329 patients dont la probabilité clinique de TVP était faible, contrairement à l'usage alors en vigueur au Canada. On notera néanmoins que l'estimation implicite de la probabilité clinique11 a une valeur prédictive équivalente à celle obtenue par le score de Wells, et qu'elle permet également de surseoir le plus souvent à la phlébographie, réservée aux patients qui ont une échographie négative malgré une probabilité clinique élevée.12
En ce qui concerne l'EP, la probabilité clinique implicite a également fait ses preuves tant en ce qui concerne sa valeur de prédiction (fig. 1) que sa capacité à limiter le recours à l'angiographie pulmonaire.12 En effet, le risque thromboembolique à trois mois est très faible (environ 1%) chez les patients dont la scintigraphie pulmonaire est non diagnostique et la probabilité clinique faible, pour peu que l'échographie ne montre pas de TVP.13,14 La fiabilité du score de Genève ainsi que son utilité clinique sont en cours d'évaluation dans une étude multicentrique. Enfin, le score canadien pour l'EP10vient d'être validé dans une cohorte de 930 patients. La prévalence d'EP est de 1%, 16% et 38% dans les catégories de faible, moyenne et forte probabilité clinique. Ces performances sont significativement moins bonnes que celles de l'estimation empirique (fig. 1). Toutefois, elles semblent suffisantes pour en permettre l'utilisation clinique. On est toutefois frappé dans cette série par la très faible prévalence de l'EP (13%), et il n'est pas certain que ce score soit applicable dans des populations dont la prévalence d'EP est généralement autour de 20 à 30%.
Les scores ont leurs talons d'Achille. Nous avons déjà mentionné la subjectivité de certains des éléments qui les composent et qui en limitent donc la reproductibilité.7 La généralisation d'un score, soit son application à une population dont les caractéristiques peuvent être différentes de celle dans laquelle le score a été établi, est également un problème important. De plus, les propriétés de l'analyse multivariée font que des éléments qui devraient avoir un poids important dans l'évaluation mais qui ne sont présents que chez un faible nombre de patients dans l'échantillon de dérivation ne se retrouvent pas dans les scores. Par exemple, l'existence d'antécédents familiaux de maladie thromboembolique veineuse augmenterait considérablement la probabilité d'une TVP dans notre premier exemple, mais cette variable n'est pas prise en compte dans le score de Wells. Enfin, il arrive occasionnellement (dans environ 10% des cas dans notre expérience) que l'estimation implicite du clinicien soit en désaccord avec celle du score utilisé, situation dans laquelle le médecin choisit pratiquement toujours son évaluation subjective. Alors, que choisir entre l'estimation empirique de la probabilité clinique, exercice quotidien du médecin, et l'utilisation de règles de prédiction souvent ressenties comme des carcans ? Il nous paraît que l'emploi de scores diagnostiques est didactique et permet d'affiner l'expérience du jeune médecin par la confrontation de son intuition et d'une évaluation plus standardisée. Toutefois, en cas de désaccord entre l'évaluation empirique d'un médecin expérimenté et celle d'un score, on préférera à l'application dogmatique de la règle une discussion au cas par cas, rendue plus facile par le caractère explicite des éléments qui composent une règle de prédiction.
En conclusion, l'emploi de scores diagnostiques est un complément utile à l'estimation empirique de la probabilité de TVP ou d'EP sur des bases cliniques, car ils permettent une plus grande standardisation de cette estimation. Ainsi, les scores devraient permettre la généralisation de l'intégration de la probabilité clinique dans les algorithmes diagnostiques de la maladie thromboembolique, dont ils sont devenus un élément indispensable. Toutefois, ils ont leurs limites et doivent être vus plutôt comme un complément qu'un substitut à l'évaluation implicite, qui conserve toute sa valeur.