La fièvre charbonneuse, en nuages, plane sur le territoire américain. A l'heure où nous écrivons ces lignes, on continue de tuer (de s'entretuer ?) sur le sol afghan, de jour comme de nuit. Moins que jamais les règles antiques, sinon les lois, de la guerre ne sont respectées. Terrorisme, bioterrorisme, dégâts «collatéraux», guerre contre un ennemi que l'on dit invisible et qui s'affiche omniprésent sur nos écrans individuels ou familiaux
En parler ? Se taire durablement ? Citoyen du monde informé ou militant du silence et de l'aveuglement volontaire ? Comment savoir et comment faire ?Car on continue aussi de mourir dans cet Occident honni, de mort violente et, plus souvent, de mort naturelle ou presque. Et on continue, comme c'est le cas depuis des siècles, à réfléchir aux meilleures façons d'humaniser nos souffrances, nos questionnements devant nos tombes, face à un indicible qui nous dépasse plus qu'il ne nous glace. Un petit ouvrage, tonique et provocateur du Pr Jean-François Mattei généticien devenu éthicien avant de prendre plaisir aux sphères politiciennes vient rappeler cette vérité. Ne pas se fier au titre «Santé sociale : ces absurdités qui nous entourent» mais s'intéresser au chapitre premier : «Ftus : pour une vraie reconnaissance». L'auteur y traite, rapidement mais savamment, de l'une des questions les moins abordées dans la sphère médicale autant que dans la médiatique : celle des conditions d'inhumation des ftus humains dont la communauté des hommes a jugé qu'ils n'avaient pas assez vécu pour justifier de véritables obsèques.L'affaire, on s'en doute, n'est pas neuve. Née avec les progrès de la réanimation néonatale, ceux de l'échographie obstétricale et de la médecine ftale, elle est aujourd'hui devenue essentielle et peut être proposée sous diverses formes que l'on jugera d'autant plus provocatrices que l'on se refuse à les aborder avec l'importance qui convient. Soyons donc, pour la clarté du propos, provocateur. Faut-il, au terme d'une interruption volontaire de grossesse, procéder à une inhumation ? Convient-il de parler de «cadavre» ou, comme le veut l'usage dans les milieux médicaux, de «produit d'avortement» ? Ces questions avaient été soulevées il y a quelques années en France avec la découverte fortuite dans le sud-ouest du pays d'une vingtaine de cadavres de ftus prêts à être incinérés. Une nouvelle fois était alors posée l'impossible équation de la législation autorisant l'avortement, confrontée au statut de l'enfant à naître. Les termes de cette équation à de multiples inconnues n'ont guère varié.On sait que le problème ne se pose pas véritablement lors des IVG pratiquées (par aspiration ou après administration de RU 486 associé à des prostaglandines) avant la douzième semaine d'absence de règles. Il en va différemment pour les interruptions plus tardi-ves, celles quel'on qualifie, dans une incroyable dérive de langage, de «thérapeutiques». Après six mois in utero, le code civil prévoit un acte de reconnaissance du ftus, disposition qui n'est pas toujours respectée. En d'autres termes, avant cette période et quels que soient le stade de la gestation et le degré d'évolution embryologique le ftus, une fois l'avortement pratiqué, n'existe plus aux yeux de la société. Corollaire : aucun acte d'état civil n'est accompli et pour la loi, le cadavre ftal est considéré comme un res nullius, un simple déchet opératoire.Dans sa grande son infinie sagesse, l'administration française n'est certes pas restée muette ; un certain «Guide technique sur l'élimination des déchets hospitaliers» de la direction des hôpitaux a classé dans la catégorie des «déchets à risques» : «petits déchets anatomiques, petits membres amputés, placentas, etc.». Selon ce guide, cette classification a été prise «en raison principalement de la nuisance visuelle et de l'impact psychologique qu'ils représentent pour la population ou les personnels de manutention». S'émouvoir ? S'indigner ? «Oui, nous expliquait il y a huit ans le regretté Pr Etienne-Charles Frogé, notre maître en médecine légale autant qu'en humanité. Envoyer à l'incinérateur des ftus dans des sacs contenant des déchets hospitaliers est lamentable. Tout cadavre est une mémoire et il faut rappeler avec force le respect que l'on doit au corps humain. Ce n'est nullement être contre l'avortement que de dire cela. Pourquoi ne pas généraliser la pratique de certaines équipes qui ont recours aux fosses communes, ce qui permet de respecter à la fois l'hygiène et la décence ?»A sa manière, le Pr Mattei ne dit rien d'autre qui reprend la question de savoir si la collectivité humaine entend organiser l'inhumation de ceux dont les géniteurs ont, pour diverses raisons, décidé qu'ils ne verraient pas le jour ? «Si l'on continue dans cette fausse logique, comment se comportera-t-on dans l'avenir face à des ftus non viables qui seraient recueillis dans des couveuses en milieu liquide ? Oserons-nous nier l'existence de ces silhouettes qui bougent et qui seront dépariées du corps de leur mère ? s'interroge-t-il. Petit à petit, on est en train de remonter le cours de la vie et de démontrer que la vie commence et s'affirme bien avant la naissance.» Comment, Pr Mattei, faire en sorte «que la reconnaissance d'un être humain par la société ne dépende plus de deux ou trois mouvements de la cage thoracique en forme de respiration à la naissance» ? Et que répondriez-vous à cette réflexion de Frogé, dans les colonnes du Monde daté du 10 août 1988 : «Au moment de la mort, la médecine demeure un art d'intelligence et de moyens au service de l'autre. Il nous restera à définir la vie. Mais peut-être n'est-elle au fond, comme le disait, il y a deux siècles, le poète allemand Novalis, qu'une oxygénation forcée» ?