Le drame des poètes, c'est qu'ils doivent vivreau-dessus des moyens de leur époque.J. CocteauHippocrate a fondé la médecine, telle qu'elle est encore pour l'essentiel aujourd'hui, en rompant avec les pratiques magiques antérieures. Le médecin n'est plus un charlatan bonimenteur, ni un thaumaturge : il ne fait pas de miracles, il soigne à partir de connaissances scientifiques, grâce à des techniques rationnelles, objectives, critiquables et transmissibles. Ces qualités appréciables risquent d'occulter le reste, ce qui persiste pour le patient plus que pour le praticien de mystère face à la maladie et à la menace de mort, d'irrationnel voire de magique dans le monde contemporain où baigne la médecine.Si la mythologie rattache la médecine à Esculape, peut-être peut-elle aussi nous éclairer à travers Orphée, aède dont le mythe complexe présente bien des affinités avec l'action d'un médecin. Il est le fils d'un obscur roi et de Calliope, la première des muses, sorti du peuple thrace particulièrement préoccupé par l'immortalité comme aujourd'hui le médecin par la mort. C'est un poète qui fait oublier le temps, qui crée, qui compose, qui récite, grâce à son chant, à sa musique et à sa parole, moyen toujours puissant à la disposition du médecin. D'autant plus puissante qu'elle est consciente et exercée, la parole fonde l'action du médecin-médicament de Balint. Comme un médicament, elle peut être bienfaisante et toxique, elle est parfois fatale.Orphée apaisait Cerbère comme les médecins calment la maladie. Il enchantait l'homme et le monde «en venant à bout, par les mots et aussi par l'amour, des forces de la mort».1 Il endormait ou réveillait les hommes comme la parole médicale peut distraire d'une douleur, lever une angoisse, aider à dormir, mais aussi sortir d'un cauchemar ou d'un rêve, dissiper une illusion. Il domestiquait les bêtes fauves comme le praticien maîtrise, en l'équilibrant, une maladie chronique qui autrement ensauvagerait un patient voué à sa perte.Par son chant, Orphée préservait de la séduction des Sirènes comme il revient au médecin de protéger de nombre de tentations les patients, leurs proches, d'autres soignants, lui-même parfois.Orphée donnait la cadence aux rameurs de l'Argos, il harmonisait l'action des Argonautes. Aujourd'hui le médecin coordonne des soins un peu complexes partagés entre divers soignants pour les accorder dans l'intérêt du soigné. Au cours d'une tempête furieuse, le poète calma l'équipage. Lors d'un drame pathologique, le praticien doit garder son sang-froid et aider toute l'équipe médicale à maîtriser urgence et émotion pour bander les moyens disponibles plutôt que les voir se débander.Orphée connut le royaume des morts pour en ramener Euridyce comme les médecins fréquentent la mort, usant de réanimations pour ramener à la vie. On sait qu'Orphée échoua dans sa tentative pour s'être retourné alors que les médecins, au contraire, doivent se pencher sur le passé pour en retirer des données précieuses pour le présent et l'avenir, pour y déceler des imperfections à corriger plus tard.La mort d'Orphée prête à différentes versions. Il est victime de la vengeance de femmes aux avances desquelles il n'a pas cédé, ou bien puni pour s'être trop approché de mystères interdits, ou pour avoir protégé l'enfant Adonis en une garde ambiguë. Aujourd'hui les médecins sont mal vus parce qu'ils refusent de satisfaire des demandes abusives ou sont tentés par la misanthropie pour trop voir les défauts des hommes en leur intimité, ou parce qu'ils s'approchent trop des mystères de la vie que certains entendent voir respectés, ou parce qu'ils défendent des veuves, des orphelins, des marginaux mal traités par leurs proches et par la société.Orphée fut célébré après sa mort comme les médecins sont mieux regrettés à leur retraite ou reconnus lors de leur disparition que pendant leur exercice, prêtant le flanc, comme toute action, à la critique.Jean Cocteau disait aussi que «le luxe d'un poète doit être de n'appartenir qu'à ses compatriotes» comme le médecin est «au service de l'individu et de la santé publique». Jean Lacarrière quant à lui ajoute que «le poète n'est pas là pour approuver le monde mais pour l'améliorer» comme le médecin ne saurait se satisfaire de la maladie qui lui est présentée ou de la mort qu'il rencontre.Le lecteur fera lui-même le rapprochement en écoutant une dernière fois Lacarrière qui conclut un court texte sur l'aède antique : «Orphée nous dit que le monde n'est jamais fini, et que l'homme ne l'est pas davantage. C'est pourquoi il est à parfaire et il me semble aujourd'hui encore que pour ce faire la magie et le chant du poème l'emportent de très loin sur les codes de la génétique».