Plusieurs recherches, avant tout américaines, indiquent un lien entre la pratique religieuse et la survie des personnes âgées. A ce jour, peu d'études ont vérifié cet effet dans un pays européen et rares sont celles qui portent sur des populations très âgées. Nous présentons ici des résultats issus de la recherche SWILSO-O (Swiss Interdisciplinary Longitudinal Study on the Oldest Old), qui suit, depuis 1994, 340 personnes âgées de 80 à 84 ans au départ. Des analyses de régression logistique confirment que la pratique religieuse est positivement liée à la survie mesurée 12 ou 18 mois plus tard, compte tenu de l'effet d'autres facteurs tels que la santé fonctionnelle ou les symptômes dépressifs. Les interprétations possibles de ce résultat sont discutées. A notre connaissance, il s'agit de la première recherche qui révèle cet effet dans une population du quatrième âge et composée d'une forte représentation de croyants catholiques.
La pratique religieuse en tant que facteur de survie est aujourd'hui un fait établi en gérontologie sociale. Récemment, une méta-analyse a été produite établissant que cet effet est robuste à travers 42 échantillons indépendants, localisés principalement aux Etats-Unis, mais aussi en Israël et en Norvège.1
Différentes directions de recherche ont été développées afin de mieux comprendre cette relation apparemment surprenante. Un premier ensemble de travaux, examinant les médiations possibles d'autres facteurs, ont montré ainsi que la pratique religieuse est associée à la santé fonctionnelle, à des comportements de santé et en particulier au poids corporel, aux relations sociales et à différents indicateurs de bien-être. Pourtant, ces facteurs ne permettent pas d'expliquer complètement les processus par lesquels la pratique religieuse influence la survie.2-7 Une deuxième direction de recherche essaie de déterminer quelles sont, parmi les dimensions de la pratique religieuse, celles qui seraient particulièrement liées à la longévité. Or, les résultats confirment que diverses formes de religiosité, telles que la participation aux offices, l'appartenance à un kibboutz religieux, l'intensité des croyances, l'orthodoxie religieuse, ont un impact sur la durée de vie.8-11
A ce jour, les recherches examinant l'impact de la pratique religieuse sur la survie sont fondées en général sur des populations majoritairement du troisième âge. Par ailleurs, aucune d'entre elles n'inclut, de manière représentative, une population catholique. Cet article a pour but de vérifier cette association dans la population de personnes très âgées des cantons de Genève et du Valais central, composée d'une importante proportion de pratiquants catholiques.
Les données que nous utiliserons proviennent de SWILSO-O, une recherche longitudinale suisse sur le vieillissement des populations âgées de plus de 80 ans.12 Une première cohorte de 340 personnes, âgées de 80 à 84 ans au départ de l'enquête, est suivie depuis 1994. Les répondants sont sélectionnés de manière aléatoire dans la population vivant à domicile. L'échantillon est stratifié par région (canton de Genève et Valais central) et par sexe.
Les analyses présentées ici se fondent sur les cinq premiers passages (1994-1999). La description de l'échantillon est présentée au tableau 1. Pour ces analyses, nous bénéficions d'un suivi de la mortalité entre 1994 et 1999, effectué avec la collaboration des offices compétents des deux cantons, ce qui nous permet d'une part de déterminer si une personne est vivante ou décédée en 1999, même si elle a abandonné l'étude auparavant, et de connaître d'autre part la date de chaque décès.
Les dimensions traitées ici sont incluses dans un questionnaire général abordant différents thèmes : santé, bien-être, réseaux sociaux, activités, attitudes. Les réponses sont collectées durant des entretiens de face à face, au domicile de la personne participant à l'enquête. Quatre types de questionnaires sont utilisés en fonction du lieu de vie de la personne (domicile/institution) et du répondant à l'entretien (soit la personne elle-même, soit un proche lorsque la personne n'est pas en mesure de répondre personnellement).
Afin de mesurer la pratique religieuse, trois questions sont posées, qui mesurent la fréquence de : 1) la prière ; 2) la fréquentation de l'église ou du temple (allez-vous à l'église ou au temple ?) et 3) le suivi de la messe ou du culte à la radio/TV (écoutez-vous à la radio ou regardez-vous à la télévision la messe ou le culte ?). Cette dernière question est posée seulement lorsque le répondant indique qu'il ne se rend pas à l'église ou au temple ; cela nous permet d'établir une participation aux services religieux en tenant compte des situations d'incapacité fonctionnelle. Pour chaque question, la fréquence est mesurée à l'aide d'une échelle en cinq points, de «jamais» à «tous les jours ou presque». A partir de ces trois dimensions, un indice général de pratique religieuse a été calculé en effectuant la somme des réponses (prière + aller à l'église/temple ou prière + pratique via radio/TV lorsque la personne a indiqué qu'elle ne se rendait pas personnellement au culte ou à la messe), ce qui aboutit donc à une échelle de pratique religieuse en dix points. Cette mesure a un alpha de Cronbach variant de 0,55 à 0,72 sur les cinq passages. Les statistiques descriptives de cette mesure sont détaillées au tableau 2.
La santé fonctionnelle est abordée à l'aide de huit questions inspirées des grilles d'activités de la vie quotidienne (AVQ) et de mobilité.12 Construite sur cette base, l'échelle de santé fonctionnelle varie de 0 (indépendant) à 16 (totalement dépendant). L'alpha de Cronbach s'étend de 0,92 et 0,95 selon les passages. Les symptômes dépressifs sont mesurés à l'aide de la «Brief Depression Scale».13 Cette échelle varie de 0 (ne ressent aucun symptôme dépressif) à 10 (ressent tous les symptômes) ; sa fidélité (alpha de Cronbach) va de 0,75 à 0,79. L'appartenance religieuse, relevée au début de l'enquête, a été catégorisée en trois : catholique (65%), protestant (29%) et un troisième ensemble regroupant les personnes qui indiquent une autre affiliation ou qui n'en mentionnent aucune, trop peu nombreuses pour être distinguées (6%). La description de l'ensemble des variables se trouve dans le tableau 2.
Les effets de la pratique religieuse sur la survie ont été évalués à l'aide d'analyses de régression logistique, effectuées au moyen du programme SPSS 10.0. La base de données se compose des observations (obs. = 1226, voir tableau 1) par variables, récoltées au cours des cinq passages (et non d'individus par variables). L'analyse considère la survie (vivant/décédé), mesurée aux passages 2 à 5, comme variable dépendante et la pratique religieuse mesurée à l'entretien précédent en tant que facteur explicatif. Son effet est contrôlé en tenant compte de la santé fonctionnelle et des symptômes dépressifs (à l'entretien précédent), du passage lui-même, ainsi que des variables statutaires (sexe, région, âge, type d'entretien et confession). Les effets d'interaction entre le sexe, la région, la confession et la pratique religieuse ont également été pris en compte dans des analyses exploratoires mais n'ont montré aucun effet significatif.
L'analyse de régression permet d'observer que trois variables seulement ont un lien significatif avec la survie : les deux mesures de santé et la pratique religieuse. Le degré d'incapacité fonctionnelle est, comme on s'y attendait, un facteur essentiel de la survie dans le grand âge (rapport de risques = 0,873, p < .001). Les symptômes dépressifs ont également un effet négatif significatif (rapport de risques = 0,889, p < .05) : moins une personne déclare de symptômes dépressifs et meilleures sont ses chances de survie dans les mois qui suivent.
Une influence du genre était également attendue puisque l'on sait que les femmes survivent plus longtemps que les hommes. Rien de tel n'est observé ici. Mais cela résulte de l'association entre le genre et la religiosité : les femmes ont une pratique religieuse plus intense (*2(9) = 30,351, p < .001, V de Cramer = 0,305). En effet, lorsque les variables de contrôle sont introduites comme un premier ensemble de variables dans l'analyse (sans la pratique religieuse), l'effet du genre sur la survie est significatif (rapport de risques = 1,738, p < .05).
Enfin, l'impact de la pratique religieuse est très significatif (rapport de risques = 1,179, p < .001). Celles et ceux qui prient et participent davantage aux services religieux ont plus de chances de survivre dans les mois qui suivent l'entretien que les autres, et cela est vrai tant pour les catholiques que pour les protestants.
La santé fonctionnelle et les symptômes dépressifs sont des facteurs de décès bien connus. Les résultats présentés ici confirment également l'impact de la pratique religieuse sur les chances de survie des individus dans la vieillesse. Cette étude, réalisée dans le cadre de SWILSO-O, apporte ainsi une nouvelle confirmation de ce lien entre la religiosité et la survie, mais elle permet surtout, ce qui est nouveau, d'aborder deux situations spécifiques : le très grand âge d'une part et le catholicisme de l'autre.
Reste à mieux comprendre de quelle manière la vie religieuse influence la longévité. Une première ligne d'explication, aujourd'hui étayée par bon nombre d'études américaines, postule que la pratique religieuse est associée à une hygiène de vie favorable à la santé (ainsi, par exemple, le lien entre pratique religieuse et poids). Une deuxième thèse met en évidence la participation à une communauté et à ses activités. Là aussi, l'effet des échanges sociaux, ou à l'inverse de l'isolement, sur la survie des personnes âgées est bien documenté.
Mais notre étude souligne une autre dimension importante de la pratique religieuse, la dimension symbolique, le sentiment d'appartenance à une communauté. Partager les valeurs et croyances d'une communauté forte, même quand on ne peut plus participer physiquement à sa vie, permet de développer ou de conserver un sentiment de cohérence14 et une identité renforcée au cours de la vie et à l'approche de la mort. L'analyse séparée des répondants qui participent aux cérémonies religieuses par le truchement des médias démontre qu'eux aussi bénéficient de plus grandes chances de survie. D'autre part, en distinguant la prière acte essentiellement symbolique et la participation à la messe ou au culte, nous avons constaté que la première s'ajoute à l'effet de la seconde. Voilà qui confirme que l'origine de la relation entre survie et religiosité n'est pas à chercher dans une seule facette de la pratique religieuse, et qui met en lumière la dimension symbolique, quelque peu délaissée jusqu'ici.
La génération étudiée est porteuse d'une culture fortement imprégnée par la religion et ses institutions. En Europe occidentale, les cohortes qui suivent sont de moins en moins religieuses. Doit-on imaginer qu'elles participent ou participeront néanmoins à des communautés culturelles leur apportant un lien social, une discipline et une philosophie de vie ? Question à suivre...