Le 23 novembre 1999, une semaine avant le sommet de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), à Seattle, aux Etats-Unis, l'association Médecins Sans Frontières (MSF) lance la campagne pour l'accès aux médicaments essentiels. En mars-avril 2001, lors du procès que 39 multinationales de la pharmacie intentent au gouvernement de l'Afrique du Sud au motif que sa nouvelle loi sur les médicaments serait anticonstitutionnelle, le travail de MSF reçoit un large écho en raison de l'enjeu phénoménal que représente le sida dans ce pays. Pourtant, la campagne de MSF dépasse le seul enjeu du sida. Elle englobe l'ensemble de la politique du médicament dans toutes les régions démunies du monde. Le rapport que MSF a publié, le 15 octobre, le démontre à l'envi. Intitulé «Déséquilibre fatal», ce rapport analyse la politique de Recherche et Développement (R&D) dans le domaine des maladies dites négligées et très négligées. La maladie du sommeil, la leishmaniose et la maladie de Chagas comptent parmi ces maladies que la R&D néglige. Souvent tropicales, ces maladies frappent les régions non solvables du monde, en particulier l'Afrique subsaharienne. «Déséquilibre fatal» propose des pistes pour suppléer le marché là où il est incapable de servir l'intérêt général. Interview de l'un des animateurs de la campagne de MSF, à Genève, Bernard Pécoul.Depuis 30 ans, MSF constate que des médicaments essentiels font défaut sur le terrain. Pourquoi a-t-il fallu attendre 1999 pour qu'une campagne sur l'accès à ces médicaments soit lancée ?L'année 1999 correspond à la date officielle du lancement d'une campagne de longue haleine. Mais l'activité de documentation en tout cas la mienne existait depuis longtemps, au moins depuis quinze ans. En 1999, c'est une véritable stratégie, une action vouée à durer dans le temps que MSF a entreprise.Pouvez-vous rappeler ce qui a été acquis, en avril, lors du procès de Pretoria que 39 multinationales pharmaceutiques, dont les entreprises suisses Novartis et Roche, ont intenté au gouvernement sud-africain ?Ce procès a fourni une illustration parfaite d'un problème que MSF documentait dans le cadre de sa campagne pour l'accès aux médicaments essentiels. Son exemplarité nous a aidés dans notre travail pour expliquer le problème. L'Afrique du Sud a signé les accords de l'OMC en 1996, dont celui sur les droits de propriété intellectuelle et le commerce (accord ADPIC). En 1998, 39 multinationales ont déposé un recours qui a bloqué la mise en uvre, dans ce pays, d'une loi qui devait renouveler l'ensemble de sa politique pharmaceutique. Cette loi visait à faire valoir toutes les clauses de sauvegarde que les accords de l'OMC incluent. Ces clauses ont pour but de permettre à un pays d'obtenir à bas coût des médicaments essentiels en cas d'urgence. En Afrique du Sud, par exemple, la tuberculose représente une urgence. Il faut rappeler que le sida n'est pas la seule maladie infectieuse en Afrique et l'accès aux médicaments essentiels ne concerne donc pas que les trithérapies ! De plus en plus de bacilles de la tuberculose résistent aux antibiotiques de première intention. Seuls des antibiotiques de seconde intention sont à même de soigner les personnes infectées. Mais ces antibiotiques ne sont pas encore tombés dans le domaine public : ils sont protégés par des brevets. Les clauses de sauvegarde permettent de les obtenir malgré tout à des prix 30, voire 50 fois moins chers que sur le marché. Les multinationales qui ont déposé leur recours voulaient empêcher l'application de ces clauses. Le 19 avril, sous la pression internationale, elles ont finalement renoncé à leur recours. Depuis cette date, l'Afrique du Sud peut appliquer les clauses de sauvegarde.Que s'est-il passé, quelques semaines plus tard, au Brésil ?Il y a cinq ans, le gouvernement du Brésil a décidé d'offrir une couverture universelle dans le domaine du sida. Il a traduit cette volonté politique en soutenant financièrement la fabrication d'antisida génériques. Toutefois, cette pratique, là encore, soulève l'enjeu des molécules qui sont protégées par des brevets car le Brésil est également signataire des accords de l'OMC. Le gouvernement de ce pays a menacé d'utiliser les mêmes clauses de sauvegarde que l'Afrique du Sud, dont les licences obligatoires. Cette menace a mis la pression sur les multinationales. Cette fois, c'est le gouvernement des Etats-Unis qui a déposé une plainte devant l'Organe de règlement des différends, à l'OMC, pour empêcher le Brésil d'appliquer les clauses de sauvegarde. Mais après la mobilisation internationale autour du procès de Pretoria, les Etats-Unis ont fini, eux aussi, par retirer leur plainte, en juin. Les modalités sont différentes, mais sur le fond, il n'y a pas de différence entre le recours des multinationales en Afrique du Sud et la plainte du gouvernement des Etats-Unis à l'OMC pour contrer le Brésil. En revanche, entre les deux événements, le rapport de force a changé. En Afrique du Sud, les multinationales avaient reçu un soutien politique très clair des Etats-Unis, de l'Union européenne et de la Suisse. Al Gore en personne a manifesté son soutien. Au Brésil, les Etats-Unis sont restés seuls face au Brésil, sans l'Europe.Désormais, les trithérapies sont-elles accessibles aux patients, en Afrique ?Non ! Mais il y a un an et demi, les patients africains ne pouvaient même pas penser pouvoir accéder aux trithérapies. Aujourd'hui, des combinaisons de médicaments sont disponibles pour 300 dollars par an. A ce prix, leur utilisation devient envisageable. Les patients les plus riches peuvent se les payer, les entreprises peuvent financer le traitement de leurs employés pour éviter qu'ils ne meurent et la solidarité peut s'organiser pour qu'un maximum de patients puissent y accéder.Concrètement, que peut faire une association qui dispose d'une infrastructure ad hoc pour délivrer les trithérapies, mettons, par exemple, au Rwanda ?Je ne connais pas le cas du Rwanda.1 Mais au Burundi, juste à côté, nous avons aidé une association de malades à obtenir que le prix des trithérapies passe de 3000 ou 5000 dollars annuels à 500 dollars annuels. Il est donc possible d'obtenir dix à quinze fois plus de produits qu'auparavant. Cela permet de soigner plus de malades. Plus de familles peuvent bénéficier de ces traitements. A un autre niveau, le gouvernement rwandais peut agir avec l'aide de la communauté internationale. Il peut dégager un maximum l'espace qu'offrent les clauses de sauvegarde pour délivrer les médicaments au prix le plus bas possible. Il lui faut aussi s'inscrire dans le Fonds Global pour la santé que Kofi Annan, Secrétaire général des Nations Unies, a lancé en juin 2001, lors du sommet du sida. Un comité intermédiaire travaille sur ce Fonds, dont la concrétisation devrait avoir lieu à la fin de l'année.La campagne de MSF montre qu'il ne suffit pas que les médicaments essentiels, par exemple les trithérapies, existent. Il faut les rendre accessibles. Or, le rapport «Déséquilibre fatal» ne porte plus sur l'accessibilité mais sur la politique de R&D. Pourquoi ?D'emblée, la campagne de MSF pour l'accès aux médicaments essentiels a identifié trois problèmes : 1) l'abandon par les entreprises pharmaceutiques de la production de médicaments efficaces mais non rentables ; 2) les nouveaux médicaments trop chers ; 3) la panne de R&D pour les maladies négligées et très négligées. Ce troisième objectif est central au projet. Le rapport «Déséquilibre fatal» analyse les causes de la panne de la R&D, de façon à proposer des pistes et d'élaborer des solutions.Une fois élaborés grâce à la R&D, comment faire en sorte que ces médicaments soient disponibles ? Ne risquent-ils pas d'être, eux aussi, trop chers ?La R&D doit être placée sous la responsabilité du secteur public jusqu'à l'accessibilité des médicaments en bout de chaîne. Le secteur public doit s'engager à les mettre à disposition lorsqu'ils auront été élaborés. L'échec notoire du marché est une donnée de base. La campagne part de là. Pour suppléer le marché, il faut une volonté du secteur public. Les industriels peuvent jouer un rôle. Des partenariats avec eux sont souhaitables. Mais sans un cadre incitatif public, ils ne prendront pas l'initiative. Il y a 25 ans, le même problème a été documenté pour les maladies dites orphelines. L'industrie avait abandonné la recherche dans ce secteur. Sous la pression des associations de malades, en particulier le téléthon, les pouvoirs publics ont relancé cette recherche puis le secteur privé a pu jouer un rôle en se greffant sur ces programmes.MSF estime que la philanthropie n'a pas à remplacer le soutien public. Mais avez-vous songé à demander à Bernard Barataud, qui organise le téléthon avec un succès extraordinaire depuis plusieurs années sur les myopathies, s'il était prêt à alterner le téléthon une année sur deux avec vous, pour que vous puissiez l'animer sur le thème des maladies négligées pour financer la R&D dans ce secteur ?Les sommes nécessaires pour la R&D dans le secteur des maladies négligées ne sont pas aussi importantes que dans le cas de la génomique que le téléthon a permis de financer. Car le problème, avec les maladies négligées, ce n'est pas tant la recherche fondamentale, qui avance bien. On connaît de mieux en mieux, par exemple, les parasites en cause. C'est au niveau de la recherche préclinique et clinique que personne n'entre en matière. Or, pour financer la recherche à ce niveau, il faut des sommes moindres que dans le cas des maladies orphelines. De l'ordre de 50 à 100 millions de dollars par an constituerait un grand booster. C'est une somme raisonnable. Il y a toutefois une grande différence entre les maladies orphelines et les maladies négligées. Les premières ont lieu dans des pays où les systèmes de santé sont prêts à couvrir les frais qu'engendre, pour la collectivité, leur traitement. Les secondes, en revanche, se développent dans des pays où une telle couverture fait défaut. Pour l'Afrique, par exemple, la solution est du côté des fonds publics qui peuvent sécuriser le marché. De ce point de vue, le Brésil, qui est confronté à la leishmaniose et à la maladie de Chagas dans de grandes proportions, fait exception. Il s'agit d'un enjeu clef dans les pays riches et dans les pays pauvres, mais il l'est encore plus dans les pays intermédiaires, comme le Brésil. Des coopérations Sud-Sud sont envisageables. Le Brésil peut développer des produits qui seraient très utiles en Afrique.Sur les médicaments essentiels, vous collaborez avec d'autres ONG, tels Oxfam et Consumer Project on technology. Mais d'une manière générale, estimez-vous que les milieux associatifs ont bien compris le problème ?Pas encore ! MSF est moins isolé que par le passé, mais la mobilisation reste insuffisante.L'OMS est la seule agence qui a un mandat légal pour s'occuper de la santé globale. Etes-vous satisfait de ce qu'elle entreprend sous la nouvelle direction de Gro Harlem Bruntdland ?Non ! On aurait souhaité que l'OMS joue un rôle plus actif pour évaluer les conséquences des accords ADPIC au moment de leur élaboration. Aujourd'hui, on souhaiterait un suivi plus important. L'OMS pourrait mieux se battre sur l'abandon des médicaments efficaces. Il a fallu que MSF mette la pression sur les laboratoires pour que l'OMS signe un accord pour rendre des médicaments sur la maladie du sommeil disponibles. Il est normal que des acteurs de la société civile, comme MSF, se mobilisent pour faire bouger les choses. Toutefois, les agences ont des responsabilités et, de ce point de vue, l'OMS peut faire plus. Sur la R&D, cette agence pourrait mieux contribuer à pointer les problèmes et définir les priorités.1 La section MSF-Suisse n'est pas présente au Rwanda. Seule la section MSF-Belgique est présente dans ce pays, qui dispose d'une équipe à Kigali.