En juin 2001, la Chambre médicale suisse a octroyé un titre FMH principal à la médecine intensive, qui était anciennement une «sous-spécialité». Lors d'une votation précédente, en décembre 2000, ce titre avait été refusé par cette même instance. Une telle volte-face étonne et elle pourrait poser la question de la légitimité de ce titre. Il faut préciser que, dans les pays qui nous entourent, le statut de notre discipline peut être différent : titre principal en Espagne et en Suisse, la médecine intensive est une sous-spécialité en France, en Allemagne et aux Etats-Unis. La décision de la FMH de supprimer tous les titres de sous-spécialité a constitué en Suisse l'élément décisif qui nous a conduits à obtenir un titre principal. Rappelons brièvement quelques arguments objectifs à l'origine d'une telle décision et qui ont finalement convaincu les membres de la Chambre médicale. La pratique de la médecine intensive s'inscrit dans un cadre bien délimité : l'unité de soins intensifs. Elle nécessite des moyens techniques avancés, parfois formidablement complexes, pour la prise en charge des patients. Les lits de soins intensifs sont donc une ressource rare et fort coûteuse, dans laquelle il s'agit d'admettre les patients susceptibles de bénéficier d'un traitement adéquat, de les évaluer pour détecter quels sont les problèmes médicaux et les défaillances d'organes menaçant leur vie, de faire bénéficier ces malades d'un monitorage et de traitements appropriés à leur état ainsi que de soulager les souffrances et le stress dont ils sont accablés. Lorsque, hélas, un patient ne répond pas, ou plus, aux traitements entrepris, il s'agit de savoir mettre fin à ces traitements, dans le but d'éviter tout acharnement thérapeutique. On comprendra sans peine que la complexité d'une telle tâche ne laisse pas de place à l'amateurisme et justifie pleinement un titre FMH spécifique. Nombreuses sont les publications dans la littérature récente qui démontrent que la présence d'un intensiviste professionnel est indispensable dans un hôpital moderne.1 La morbidité en réanimation diminue, la survie des malades s'accroît, sans augmentation des coûts, bien au contraire.Notre titre étant acquis, il convient que les intensivistes poursuivent leurs efforts, car les problèmes à régler et les enjeux rencontrés dans la pratique de cette discipline sont énormes.Pour illustrer ce propos, nous discuterons brièvement quatre problèmes d'actualité :1. Il paraît essentiel que nous développions dans nos structures de soins intensifs, dès aujourd'hui, une médecine plus individuelle et mieux centrée sur les besoins de chaque patient de réanimation. C'est un objectif difficile à atteindre en soins intensifs, milieu dans lequel le patient est souvent peu capable de s'exprimer en raison de la gravité de son état, ainsi que de la nature des soins qui lui sont prodigués. Ceux-ci en effet nécessitent bien souvent l'administration de sédatifs et d'analgésiques. Il s'agit de trouver un projet médical qui soit «bon» pour le patient, tout en privilégiant au maximum ses désirs et son échelle de valeurs. Il est clair que la notion de ce qui est bon pour un malade peut différer fortement entre le patient et son médecin. Reconnaissons que dans une telle situation, le médecin fait encore parfois preuve de «paternalisme» qui le mène à penser que le patient doit être impérativement sauvé, que cela se fasse avec son aval ou contre son gré. Notons que dans la culture médicale européenne, un bon projet médical doit également tenir compte des intérêts des autres patients hospitalisés. Il semble aujourd'hui difficile d'accepter une demande d'un patient ou de ses proches de poursuivre des soins intensifs prolongés, sans qu'existe un projet médical solide et réaliste. La pénurie absolue ou relative en lits de soins intensifs conduit parfois à faire des choix au nom des principes de justice et de solidarité. En plus de l'autonomie du patient et de l'équité dans l'attribution des ressources, l'intensiviste doit tenir compte d'autres intervenants pour bâtir son projet médical, tels les équipes soignantes, les proches et les médecins traitants précédents. Pour réussir cette tâche difficile, le médecin de soins intensifs est amené à développer une sensibilité et un savoir dans le champ de l'éthique, faute de quoi les décisions courent le risque d'être erratiques, arbitraires et injustes.2 Il est intéressant de signaler que les auteurs de cet éditorial sont tous deux présidents de la Commission d'éthique clinique de leur hôpital, ce qui témoigne de l'importance de la dimension morale en médecine intensive.L'indépendance et un statut égal par rapport aux autres spécialistes de l'hôpital sont des conditions sine qua non pour que les intensivistes soient au mieux capables d'entendre et de répondre aux demandes des patients qui leur sont confiés et qui posent des problèmes tellement spécifiques que seuls des professionnels entraînés peuvent y répondre. Cette indépendance est elle aussi indispensable quand il s'agit de faire appliquer des décisions graves, prises en conscience, après une minutieuse réflexion effectuée au sein du groupe des soignants. Une telle démarche ne peut réussir qu'en dehors de toute relation de pouvoir et de toute interférence autre que de nature technique.2. Faut-il répondre positivement à des demandes d'admission de patients très âgés en soins intensifs ? L'implication économique de cette question est énorme, compte tenu du vieillissement prévisible de notre population. Dans de nombreuses situations, l'âge seul n'est pas un déterminant majeur du devenir d'un patient. Par exemple, l'arrêt cardiaque ou la chirurgie cardiaque majeure présentent un pronostic acceptable chez les patients âgés, à la condition qu'ils ne souffrent pas de comorbidités. Nos statistiques annuelles montrent que nous avons insensiblement déplacé la limite supérieure d'âge pour l'admission en soins intensifs au cours des dernières années à Lausanne, alors qu'à Genève, une limite formelle n'a jamais existé. Comment répondre à la question difficile d'une limitation ou non de l'accès des grands vieillards à la réanimation à l'heure des restrictions budgétaires ? Pour l'intensiviste, il est difficile d'éviter le dilemme fréquent qui résulte d'une restriction à l'admission des patients âgés jouissant encore d'une qualité de vie qu'ils estiment bonne, et le risque de provoquer un encombrement durable de l'unité de soins intensifs, susceptible de mettre en péril l'ensemble des patients. Des études nous offrent quelques éléments de réponse, mais elles n'apportent certainement pas de solution magique.3 Il est possible, par exemple, de développer des critères d'admission propres au quatrième âge, fondés sur les résultats publiés et sur ce que l'on sait du devenir à court et à moyen terme de ces malades, pour effectuer un tri plus efficace de ces patients. Des outils ont été développés pour prédire le devenir de cohortes de malades souffrant de défaillances d'organes bien définies. Toutefois, si ces outils sont utiles et fiables pour évaluer le destin de groupes de malades, la prédiction individuelle, qui vise à déterminer si un patient donné va réagir favorablement ou non à un traitement, reste très imprécise.4 Ces outils sont donc pris en défaut et la recherche en médecine intensive doit se poursuivre dans ces domaines pour affiner notre façon de trier ces malades, afin d'éviter de leur infliger, ainsi qu'à leur entourage, des souffrances inutiles et d'engendrer pour la société des coûts sans justification.3. Les intensivistes ont aussi la tâche d'évaluer les performances de leurs structures de soins intensifs. En effet, ils ne peuvent justifier les investissements que les collectivités publiques acceptent de leur attribuer que s'ils sont capables de montrer des résultats à la mesure des sacrifices consentis. Partant des statistiques médicales traditionnelles (mortalité, durée des séjours, coûts globaux), des moyens d'évaluation de plus en plus performants ont été développés dans les domaines principaux de l'activité en médecine intensive : 1)l'évaluation de la mortalité, qui inclut la mortalité lors du séjour en soins intensifs et la mortalité hospitalière, toutes deux ajustées selon le risque, le nombre et la typologie des patients ; 2) l'évaluation de la qualité des soins, qui passe par l'analyse des complications, des infections nosocomiales, des erreurs médicamenteuses, notamment ; 3) la satisfaction des patients et familles ; 4) l'analyse en termes de coût-efficacité de notre activité. Cet examen minutieux des performances des structures de soins intensifs constitue une démarche encore insuffisamment validée et son utilité est parfois même contestée. Elle est encore peu utilisée dans notre pays où ce type d'approche fait peur à bon nombre de médecins, soit parce qu'ils en craignent les résultats, soit parce qu'ils rechignent à s'atteler au travail considérable qu'elle exige. A l'heure de l'accréditation des unités de soins intensifs chez certains de nos voisins, une telle démarche devrait être imminente en Suisse et nous l'appelons de tous nos vux. C'est à ce prix seulement que nos structures de soins intensifs pourront progresser qualitativement. Ainsi, nous serons à même de mettre à jour les nombreuses aberrations dans le fonctionnement qui est le nôtre actuellement, en particulier au niveau des procédures de soins et surtout dans les lignes hiérarchiques médicales et paramédicales, issues d'un passé où les enjeux étaient très différents et beaucoup moins complexes.4. Le travail en équipe fait partie de longue date de l'univers des soins intensifs. Ces équipes ont tout d'abord été constituées par le corps infirmier spécialisé autour d'un médecin intensiviste motivé, souvent sans mandat clair, très polyvalent. Ces groupes se sont agrandis rapidement, parallèlement à la nécessité qui devenait incontournable de disposer d'une équipe médicale entièrement dédiée aux soins intensifs. La dimension pluridisciplinaire au niveau médical est apparue plus tard, consécutivement à la sous-spécialisation des disciplines. Actuellement, il est hors de question de pouvoir soigner nos patients efficacement sans développer des collaborations quotidiennes avec le cardiologue, l'infectiologue, le chirurgien cardiaque et d'autres spécialistes. Pour travailler dans un tel univers pluridisciplinaire, il est indispensable que l'intensiviste soit reconnu comme le responsable de l'unité de soins intensifs, et que son autorité d'avocat global du malade et de coordinateur des traitements soit incontestée. La plus grande confusion ne manquerait pas de régner sans ce rôle de pivot que l'intensiviste est seul à pouvoir jouer. La littérature médicale ne manque pas de preuves établissant le caractère essentiel pour le bien des malades de la nécessité d'une direction médicale professionnelle et sans équivoque en réanimation. Bien entendu, il est impératif que soit développée une culture interdisciplinaire, visant à promouvoir une synergie entre les diverses spécialités médicales. Synergie dans la prise en charge des patients, dans la collaboration avec les unités de soins intermédiaires, avec l'anesthésiologie et la médecine d'urgence ; synergie dans le développement de filières médicales, dans l'enseignement et la recherche. A l'extérieur de son hôpital, l'intensiviste est aussi amené à développer une approche interdisciplinaire avec ses collègues des autres hôpitaux. Le développement de réseaux d'unités de soins intensifs et la télémédecine, où des intensivistes d'hôpitaux différents sont impliqués dans la prise en charge de patients complexes, sont passés récemment d'un concept théorique à une pratique presque quotidienne.5Ces quelques réflexions montrent que l'intensiviste n'aura pas le loisir de se croiser les bras s'il entend résoudre les nombreux problèmes qui se posent dans sa pratique médicale et dans le vaste champ de sa spécialité. Il est évident que la complexité de sa tâche est telle qu'elle est à même de justifier sans peine ni discussion, pour autant certes que celle-ci soit sérieuse et de bonne foi, l'existence d'une spécialité pleine et entière telle que l'a voulue la FMH.La décision de juin 2001 est un fier service rendu à notre population et elle reconnaît les grands mérites des courageux pionniers de notre discipline en Suisse.